Les réformes successives appliquées à l’organisation institutionnelle de la Corse avaient pour objectif essentiel, on l’a vu, de donner aux habitants de l’île et aux représentants qu’ils se choisissaient toutes les clés pour prendre en main leur destin. Or, il apparaît que la décentralisation, appliquée en Corse avant les autres régions, n’a pas eu tous les effets escomptés.

( DES POUVOIRS LOCAUX QUI ONT ENCORE L’HABITUDE D’ATTENDRE TOUT DE PARIS

Dans le livre d’humeur qu’il vient de publier, l’historien et journaliste Robert Colonna d’Istria écrit : " Le drame de la décentralisation, pour les élus de la vieille école, c’est qu’ils ont dû, un beau matin, prendre des responsabilités. Ils trouvaient infiniment plus commode de s’en tenir à un rôle de représentation, de protestation, de revendication par rapport à cette entité abstraite et lointaine qu’était l’État. Il était infiniment plus commode, pour eux de pouvoir, à la première décision maladroite, se retourner vers leurs électeurs et leur dire en substance : " ce n’est pas ma faute ; j’aurais bien voulu, mais je n’ai pas pu"279 ".

Un ancien ministre a, devant la commission d’enquête, tenu des propos similaires : " Le plus grand malheur que la Corse ait connu au cours des dernières années, c’est la décentralisation. Pour une raison très simple, c’est qu’un élu corse, qu’est ce que cela fait ? Ça pleure à Paris. Et quand vous dîtes à l’élu corse : " je vais te donner de l’argent et le pouvoir et tu régleras tes problèmes tout seul sur place ", c’est une catastrophe pire qu’une sécheresse ou des incendies prolongés. Parce que la technique de l’élu corse a toujours été de dire, beaucoup plus qu’ailleurs, " c’est Paris, c’est la faute à Paris, etc ". Pendant des années, cela a été un rideau de fumée ".

Un ancien préfet de Corse déplorait lui aussi la défaillance de la classe politique en évoquant les budgets qu’il avait dû régler à la place des élus : " Le premier, je l’avais réglé d’office. L’année suivante, les membres de l’Assemblée ne l’ont pas voté. J’ai demandé s’ils n’étaient pas gênés ou vexés que le préfet le règle à leur place. Le président m’a répondu : " vous faites cela très bien, nous débattons et vous, vous décidez. " Cela compliquait sérieusement la tâche. "

( DES POUVOIRS LOCAUX QUI MANQUENT DE VISION GENERALE

" Il y a le fait - cela m’avait beaucoup frappé lors des discussions que nous avions eues avec l’Assemblée de Corse - que si la Corse est une région qui ne manque pas d’intelligences ni de gens brillants, peu de gens ont une vision globale des choses. J’en avais rencontrés, mais ils n’étaient pas très nombreux.(...)Trop souvent, on attend un poste de cantonnier ou de facteur et l’on considère qu’ainsi, l’élu a fait son devoir. Il l’a fait, mais ne l’a fait qu’en partie parce que, dans le même temps, il ne s’intéresse pas suffisamment aux problèmes généraux de l’île. Cela fait partie des difficultés " a déclaré devant la commission d’enquête un responsable politique d’origine corse.

Cette absence de vision générale s’observe dans l’évolution de l’Assemblée de Corse, dont beaucoup d’observateurs disent qu’elle s’est bornée à devenir un " super conseil général ".

" Les chefs de clan étaient tous opposés à la régionalisation et au statut particulier. Mais quand ils ont vu que c’était inévitable, ils l’ont utilisé. Ils ne laissaient rien passer ; ça fait partie du maillage... Ils ont pu contrôler un budget important et, très vite, ils en ont fait une sorte de super conseil général. On partageait les crédits entre les groupes selon leur poids politique, avec un bonus pour le président, et chaque groupe donnait sa liste de communes (...) C’est pour cela que la région est intervenue dans des domaines qui n’étaient pas les siens, mais ceux d’un conseil général (...) " déclare un fonctionnaire régional, cité par Jean-Louis Briquet280.

De même, un ancien élu régional raconte à ce dernier son expérience : " Mais tout de suite, je me suis trouvé isolé dans l’Assemblée. je prêchais dans le désert parce que ce qui m’intéressait, c’était le développement économique. On acceptait ce que je disais mais, après, cela tombait dans la trappe.(...) Un jour, on vote à l’Assemblée le compte administratif et je regarde le document. Je vois 30.000 francs à telle commune pour le chemin du cimetière, 20.000 à telle autre pour je ne sais quel club sportif, etc. On m’a écouté, mais après des collègues sont venus me dire qu’il ne fallait pas faire de remarques de ce genre, que 30.000 francs pour leur commune, c’est quinze ou vingt électeurs(...) ".

La difficulté de faire de véritables choix témoigne également de ces carences.

Les conditions d’élaboration du schéma d’aménagement de la Corse en sont une première illustration. Sa rédaction avait été confiée à l’Assemblée de Corse par la loi du 30 juillet 1982. En 1990, constatant que la région, occultant les difficultés, n’avait pas opéré de choix véritables, le gouvernement a confié cette mission au préfet de région, ce qui aboutit à l’approbation par un décret du 7 février 1992 d’un schéma d’aménagement aussitôt contesté par les élus corses, qui ont cependant vu leur recours rejeté par le Conseil d’État.

De même, le contenu du plan de développement, adopté par l’Assemblée de Corse en septembre 1993, confirme une telle appréciation. Comme l’écrit le sénateur Jacques Oudin dans son rapport de 1994, " le plan affirme un choix clair et volontaire en faveur du développement économique. Pour autant, même s’il reconnaît au tourisme un poids particulier qu’il convient de mettre à profit, il ne privilégie aucun secteur.(...) Les difficultés liées dans toute région française, et singulièrement en Corse, à la définition de choix d’aménagement du territoire ont conduit les auteurs du plan à gommer les divergences qui existent entre les diverses sensibilités corses pour ne plus retenir que le plus petit commun dénominateur. Le caractère consensuel du plan de développement est ainsi à la fois sa force et sa faiblesse ".

La commission d’enquête en a eu une certaine confirmation lorsqu’elle a entendu, sur place, les responsables de certains offices. L’agence de développement économique de la Corse n’a développé jusqu’à aujourd’hui que des actions de portée générale, les actions plus ciblées restant marginales.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr