Plusieurs des témoins entendus par la commission d’enquête ont estimé que l’origine des liens noués peut être d’abord trouvée dans les liens familiaux ou dans les liens amicaux tissés dès l’enfance.

" Toute la société insulaire connaît, soit parce qu’elle a des liens de sang, soit parce qu’elle a des liens d’amitié, des gens qui ont lutté contre la loi ou qui ont dérivé par rapport à l’application de la loi. En d’autres termes, il n’y a pas dans l’île de milieu qui soit totalement exempt de relations avec des éléments de dérive. Cela n’existe pas. Dans chaque grande famille insulaire, on trouve à un degré de parenté plus ou moins proche, un militant nationaliste, un voyou, un garçon fiché au grand banditisme, fils, neveu ou cousin " a expliqué un magistrat en poste sur l’île.

De même, l’ancien responsable administratif déjà cité indiquait : " comment le lien (...) se réalisait-il ? Par le fait que ces personnes vivaient ensemble, se côtoyaient en permanence, se parlaient, se connaissaient depuis l’enfance. De ce fait, par delà les éventuelles divergences de point de vue, les contacts continuaient. Dans les manifestations, et notamment les enterrements, toute la société corse est représentée, c’est un moment où tout le monde s’embrasse, même les pires ennemis ".

Mais l’explication par les liens familiaux ou amicaux ne saurait suffire. En effet, des liens transversaux ou des alliances paradoxales apparaissent à l’observateur attentif.

L’affaire de la caisse régionale du Crédit agricole en donne de multiples exemples.

Ainsi, les investigations menées par les inspecteurs généraux des finances sur le cas de M. François Musso mettent en évidence des relations d’affaires entre des personnes dont les appartenances politiques différentes ne pouvaient laisser supposer des liens aussi étroits. Ainsi, il apparaît que M. Musso a pu rembourser une partie de ses emprunts grâce à des sommes versées par M. Toussaint Luciani qui, au terme d’un parcours politique sinueux se trouve aujourd’hui à l’Assemblée de Corse. D’autres liens, au travers de " montages particulièrement complexes " ont été mis au jour, puisqu’il apparaît que :

" - des prêts contractés pour l’acquisition d’un appartement ont été reversés, par l’intermédiaire de M. Antoine Luciani, à diverses sociétés de construction et de promotion immobilière pour 1,4 million de francs . Le prêt a été partiellement remboursé grâce à un versement de M. Toussaint Luciani, qui possède un compte joint avec M. Antoine Luciani ;

" - un prêt de 2,3 millions de francs, consolidé dans le cadre de la " mesure Balladur ", a donné lieu à des versements de 618.000 francs à la société immobilière Pantalacci de M. Noël Bernard Pantalacci291 ainsi qu’à des versements de 1,8 million de francs au profit de l’entreprise de travaux publics Antoniotti-Natali, qui a été dirigée par l’ancien président du conseil général de Haute-Corse, dont les contreparties n’ont pas été éclaircies ;

" - le paiement d’une partie des échéances du prêt est consécutif à des ventes de terrains à une société italienne. "

L’enquête sur le Crédit agricole confirme également les liens entre certains milieux nationalistes et les institutions en charge de l’agriculture en Corse. L’affaire du domaine de Pinia à Ghisonaccia dans la plaine orientale l’illustre parfaitement.

Ce domaine, exploité d’abord par des agriculteurs rapatriés, a été occupé en 1979 par un groupe d’éleveurs corses. Le domaine a alors été racheté par une filiale du Crédit agricole, la Segespar, qui l’a d’abord donné à bail à la SAFER. Devant l’impossibilité de l’allotir, celle-ci suspend le bail. En 1985, la Segespar la donne à bail à la SCA Di a Pieve di castellu, fondée par des militants nationalistes et dont le gérant est M. Mathieu Filidori292. Cette société a bénéficié d’importants crédits de la caisse régionale du Crédit agricole, de subventions publiques ainsi que des " mesures Balladur " et Juppé. Comme l’indique le rapport de l’Inspection générale des finances, la société " exerce une activité assez réduite compte tenu de la taille du domaine de Pinia qui lui est donné à bail (880 hectares). En revanche, (elle) est au cœur d’un écheveau de sociétés regroupant les mêmes associés, qui exercent des activités diverses (restauration, chasses, gestion immobilière en association avec un groupe italien (...)) ".

De même, le dossier des ventes successives de l’hôtel Miramar293 met en relation, non seulement M. Jean-Jérôme Colonna, mais aussi M. Noël Pantalacci, président de la CADEC, M. Robert Feliciaggi, maire de la commune de Pila-Canale, fief de la famille Colonna, et qui a fait fortune en Afrique dans l’import-export et les jeux. D’ailleurs, MM. Pantalacci et Feliciaggi n’ont-ils pas été élus à l’Assemblée de Corse sur la même liste en mars dernier ? Rappelons que, lors des élections législatives de 1997, M. Feliciaggi était le suppléant de M. Denis de Rocca Serra294, adversaire de M. Jean-Paul de Rocca Serra : son cousin, M. Toussaint Luciani, qui a eu également à connaître d’affaires africaines, a été cité comme leur directeur de campagne.

L’on ne peut que s’étonner des liens croisés et des rivalités qui concernent des hommes aux intérêts importants dans plusieurs secteurs économiques, dont le monde des jeux, en France ou en Afrique. Leur proximité avec le banditisme et certains milieux nationalistes confortent la perception de l’" émergence d’un système ".

On peut également déceler les traces d’une connivence ancienne, du moins dans les périodes électorales, entre les mouvements nationalistes et les élus traditionnels de l’île. Ces traces peuvent être observées notamment lors des élections. Cela s’est notamment vérifié lors des élections municipales de 1995, à Ajaccio et à Porto-Vecchio notamment, où il est apparu que chacune des organisations nationalistes soutenait l’un des deux principaux camps en présence. Comme l’explique l’universitaire Marianne Lefèvre, " l’Assemblée territoriale est dispensatrice de fonds publics et ses choix conviennent aux nationalistes de l’intérieur montagnard de la Cuncolta : ils privilégient étonnamment le secteur de l’agriculture (...) (par exemple) pour la "revitalisation de l’intérieur" en matière d’élevage porcin prôné par la Cuncolta ".

De même, les exemples ne manquent pas d’adoption par la majorité de l’Assemblée de motions déposées par les nationalistes, sur les sujets les plus divers. Rappelons notamment qu’en 1989, la seconde amnistie avait été réclamée par l’Assemblée de Corse elle-même.

Enfin, certains observateurs soulignent la tentation politique du milieu. Un haut magistrat qui a été en poste sur l’île évoquait le rôle d’agents électoraux joué par les différentes bandes pour collecter les votes par procuration ou participer aux campagnes d’affichage. Il indiquait que, souvent choisis comme gardes du corps ou membres de service d’ordre, ces hommes s’étaient tissés un réseau de relations non négligeables " susceptible de générer un processus mafieux irréversible au sein même des assemblées territoriales ". Un témoin entendu par le rapporteur évoquait également l’intérêt grandissant pour la chose politique manifesté par les membres de la " Brise de mer " ou leurs relais.

Ainsi, de complaisances tacites en liens occultes " à géométrie variable " - entre socio-professionnels, éléments issus des mouvements nationalistes, délinquance organisée et une étroite minorité d’élus insulaires -, tous les éléments d’un système pré-mafieux se mettaient en place.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr