Dans ce contexte très lourd, marqué par une attitude pour le moins fluctuante des pouvoirs publics à l’égard de certains mouvements nationalistes, la fuite d’une note du procureur général Jean-Pierre Couturier va révéler l’attitude ambiguë du parquet dans la conduite de l’action publique en Corse.

On a en effet pu lire dans la presse locale la reproduction d’une note signée de M. Couturier contenant les instructions suivantes à l’adresse des membres du parquet de l’île : " La situation actuelle exige la plus grande circonspection dans la conduite de l’action publique.

" Dans ces conditions, je vous prie de bien vouloir tenir informé immédiatement l’avocat général de permanence de tout fait pouvant se rattacher à :

" - une action terroriste

" - une action violente par arme à feu

" - une infraction à la législation sur les armes

" - un acte susceptible d’être imputé à une personne ayant des liens avec un mouvement séparatiste ".

Cette note devait déclencher un important malaise au sein de la magistrature insulaire. Quatorze magistrats en poste dans l’île adressèrent au garde des sceaux de l’époque, M. Jacques Toubon, une motion faisant état de leur trouble dans un contexte marqué par des menaces directes pesant sur les magistrats sur fond de négociations entre le pouvoir politique et les nationalistes.

Cette motion dénonçait le caractère politique de la conduite des affaires judiciaires intéressant certains membres des mouvements nationalistes : " (...) les médias se sont récemment fait l’écho de pourparlers qui seraient actuellement menés par des représentants de l’Etat avec les membres des organisations clandestines.

" Il est notoire que des contacts identiques ont été noués dans le passé. Certaines décisions judiciaires intervenues, soit dans des dossiers de nature politique, soit dans des dossiers de droit commun, mettant en cause des personnes se réclamant du nationalisme, ne s’expliquent que par l’existence de telles négociations et tranchent avec les décisions que sont amenés à prendre les magistrats en Corse dans des dossiers similaires.

" (...) cet état de fait ne peut qu’inciter les délinquants de droit commun à se réclamer de ces mouvements ou à user de leurs méthodes ".

Compte tenu de la spécificité de la délinquance en Corse, mêlant action de nature politique et infractions de droit commun, il apparaît en effet clairement que, dans ce contexte, le label nationaliste a pu servir à certaines personnes de sauf-conduit. En effet, la politique pénale de " circonspection " s’appliquait à tous les actes commis par des personnes appartenant à des mouvements nationalistes, que ces actes soient de nature purement politique ou qu’il s’agisse d’actions crapuleuses.

M. Paul Giacobbi, président du conseil général de la Haute-Corse, a confirmé le caractère particulier de la politique pénale appliquée à l’époque du procureur général Couturier : " Nous avons connu une circulaire du procureur général, M. Couturier, qui indiquait - elle est intéressante à analyser parce qu’elle a au moins le mérite de l’honnêteté et de la franchise - qu’il fallait faire preuve d’une extrême "circonspection", mais aussi, plus gravement, qu’une procédure spécifique s’appliquerait dans certains cas, de sorte qu’un procureur ne pouvait plus agir librement et qu’il devait en référer au procureur général ou aux avocats généraux. Cette procédure était obligatoire lorsqu’il s’agissait de crimes ou de délits liés à une action de terrorisme politique, mais aussi lorsqu’il s’agissait de délits, quelle qu’en soit la nature, comme un port d’arme apparemment banal, si celui-ci était le fait de personnes qui apparaissaient comme pouvant appartenir à certains groupes politiques. A la limite, un membre de l’un de ces groupes violait une petite fille de cinq ans, il fallait faire preuve d’une extrême circonspection et, avant de prendre quelque mesure que ce soit, y compris des mesures de sûreté élémentaires, en référer au procureur général ou à l’avocat général.

" Je crois en l’écrit. Quand un procureur général donne des instructions à ses procureurs et substituts - il avait au moins le mérite de les avoir écrites - dès lors qu’il y a une telle immixtion du politique dans le judiciaire, on peut supposer que cela recouvre des choses extrêmement graves ".

Interrogé sur ce point par la commission d’enquête, M. Jean-Pierre Couturier, tout en indiquant que la conduite de l’action publique fondée sur la circonspection correspondait à une instruction de la chancellerie, a tenté d’en limiter la portée : " Bien entendu, la recommandation de la chancellerie était une image, mais aussi un rappel aux règles élémentaires de la conduite de l’action publique. Quand j’ai invité mes collaborateurs à faire preuve de circonspection, je n’ai fait que rappeler une règle élémentaire de la conduite de l’action publique. La circonspection est égale à la prudence. Je me permettrai de prendre un exemple, monsieur le Rapporteur, et un exemple qui n’a rien de corse : si dans un département sans grands problèmes, survient un jour un conflit social et qu’un cadre est pris en otage, faut-il faire donner la garde ? Faut-il incarcérer et traduire immédiatement en justice les syndicalistes qui se trouvent devant la porte ? Le procureur qui le fera va créer un trouble à l’ordre public qui sera peut-être plus important que celui résultant du conflit social ".

Cette interprétation a été contredite par certains des magistrats entendus à Bastia par la commission d’enquête. C’est ainsi que M. Pierre Gouzenne, président du tribunal de grande instance de Bastia a déclaré : " Outre le dessaisissement au profit de la 14ème section, il y a eu toute la politique de l’action publique pendant un certain temps. C’était la fameuse "circonspection" de M. Couturier qui dit, dans le rapport de la commission d’enquête présidée par M. Glavany, qu’il ne comprenait pas le problème et qu’il avait été un parfait exécutant des ordres du ministre. La gestion de l’action publique nous paraissait poser problème. L’absence de cohérence était dénoncée par tout le monde. Ainsi, en correctionnelle, des gens que l’on avait trouvés avec des armes illégales dans leur voiture ou ailleurs et qui étaient punis assez sévèrement de peines de prison ferme me parlaient de Tralonca, de telle ou telle personne qui avait été arrêtée puis relâchée ; je baissais pudiquement les yeux, mais je savais qu’il y avait une absence de cohérence dans l’action publique. En effet, si quelqu’un d’encarté, membre de la Cuncolta par exemple, était trouvé avec une arme, je recevais un coup de fil et il fallait le relâcher. Or en Corse, tout se sait.

" (...) Nous avions ici, il faut bien le dire, un procureur général qui en référait à la chancellerie ou à Matignon. J’ai vu le procureur téléphoner à la chancellerie à la faveur d’un incident d’audience ".

Cette situation a pu laisser se développer dans l’île un sentiment d’impunité et une défiance forte de la population à l’égard de l’institution judiciaire, l’égalité des citoyens devant la loi n’étant plus garantie par les institutions. L’actuel garde des sceaux, Mme Elisabeth Guigou, a ainsi estimé lors de son audition que " cette circulaire n’est que la manifestation la plus visible de toute une politique qui était menée et qui aboutissait à très peu de poursuites et, en réalité, à laisser s’installer le sentiment d’impunité ".

Le juge Thiel a, pour sa part, parlé d’amnistie déguisée à propos de cette politique pénale et il en a souligné les effets dévastateurs pour les forces de police et de gendarmerie : " En effet, sans vouloir faire le procès de personne, il faut bien constater que la lisibilité de l’action de l’Etat, en Corse, au cours des deux dernières décennies, n’est pas forcément éclatante. Quand un fonctionnaire de police qui prend parfois des risques, parce que cela fait partie de son office, pour aller interpeller des gens dont la dangerosité est parfois affirmée ou pour le moins présumée, voit que deux ans après intervient une amnistie, ce qui peut encore se comprendre car c’est une décision du Parlement, mais aussi, sinon des amnisties déguisées du moins un certain nombre de mesures qui s’y apparentent, il ne faut pas s’étonner qu’il ne le comprenne pas d’autant que, de temps en temps, on poussait les feux dans le sens de la répression pour ensuite inciter tout le monde à se calmer.

" C’est à cette époque que l’on a invité des militaires de la gendarmerie à rester dans leur caserne et surtout à n’en pas sortir. Ces derniers - et là je parle de l’arme - vivaient d’autant plus mal la situation que, notamment dans les petites brigades, compte tenu de la scolarisation des enfants et de l’isolement de leur femme, ils avaient déjà l’impression d’être des otages et que lorsque, par malheur, ils arrêtaient, un peu par hasard, un commando de nationalistes, cela posait de tels problèmes au niveau de la gestion des conséquences judiciaires que les malheureux qui n’avaient fait que leur travail se trouvaient parfois un peu vertement tancés ".

La gestion de l’action publique avec " circonspection " semble donc avoir été accompagnée de consignes données aux forces de l’ordre pour qu’elles ne fassent pas de zèle à l’encontre de personnes se réclamant de mouvements nationalistes.

M. Pierre Gouzenne, président du tribunal de grande instance de Bastia, a confirmé l’existence de telles pratiques devant la commission : " Cette gestion de l’action publique n’est pas uniquement le fait du parquet. L’action publique, c’est souvent le policier. C’est lui qui arrête ou qui n’arrête pas, soit de son propre chef, soit sur ordre. D’une façon générale, même lorsque l’on arrêtait quelqu’un, parfois par hasard, parce que l’on ignorait que c’était un nationaliste ou quelqu’un d’important, il était relâché ".

Plus surprenant encore, les forces de l’ordre auraient même reçu des consignes en vue d’opérer des interpellations sélectives et respectueuses des équilibres politiques entre les factions nationalistes rivales.

M. Bernard Lemaire, ancien préfet de la Haute-Corse, entendu par la commission à la veille de son départ de la préfecture de Bastia, a ainsi déclaré : " En matière de sécurité, on sortait d’une période où les services tentaient, à partir de directives, d’exercer une action répressive équilibrée par rapport aux différentes mouvances nationalistes. Il faut savoir qu’à une certaine époque, au moment où je participais aux réunions de coordination de la lutte antiterroriste, la politique menée consistait, lorsque l’on avait arrêté quelqu’un du MPA, à chercher quelqu’un du FLNC-Canal historique. C’est assez important car les services de police avaient quelque réticence à agir dès lors qu’on leur parlait d’équilibre ".

De fait, cette politique d’action publique combinée avec les consignes données aux forces de sécurité devait considérablement amoindrir la politique répressive de l’Etat dans l’île. Plusieurs témoignages d’actes graves impliquant des personnalités nationalistes restés impunis ont ainsi été relatés devant la commission.

Sur ce sujet, M. Pierre Gouzenne a cité le cas d’avocats nationalistes ayant publiquement revendiqué trois crimes sans qu’aucune poursuite ne soit engagée par le parquet : " Je rappelle que peu après mon arrivée, venait d’avoir lieu une conférence de presse au cours de laquelle trois avocats avaient revendiqué trois assassinats à une tribune. Leurs propos ont été rapportés par un journal nationaliste : "Placés en état de légitime défense, nous avons procédé à trois reprises à l’élimination d’individus dont l’intention ferme et arrêtée était de porter atteinte à l’intégrité physique de plusieurs de nos militants. Deux de ces opérations visaient des bandes de truands, nous en avons éliminé les meneurs. La troisième a touché un ancien militant de notre structure qui s’en était lui-même exclu en février 1992. Cet individu s’est trouvé chargé par un quarteron de manipulateurs sournois et sans scrupule de devenir l’exécutant devant abattre certains de nos militants."

" Trois assassinats revendiqués publiquement à une tribune, à la télévision, notamment par trois avocats n’ont donné lieu à aucune réaction. Or il y a tout de même au minimum une obligation déontologique du bâtonnier de demander quelques explications à des avocats qui ont revendiqué des assassinats privés de légitime défense, ce qui me paraissait un comble de la part d’avocats avec lesquels nous travaillons, dont Me Mattei, un ancien bâtonnier. Travailler avec ou entendre plaider des avocats qui viennent de revendiquer un meurtre me posait problème, moralement et professionnellement. Il me semblait qu’il aurait pu y avoir des réactions ".

Interrogé par M. Roger Franzoni, le procureur général Couturier a également confirmé l’existence d’une situation d’impunité de fait régnant dans l’île : " Maintenant, puisque l’on parle de ragots, monsieur le procureur général, il se disait à un moment à Bastia et à Ajaccio que le fait d’être nationaliste était un sauf-conduit et que si on arrêtait un nationaliste avec des armes, il lui suffisait de dire qu’il était nationaliste pour que l’on téléphone au ministère de l’Intérieur ou je ne sais où...

" M. Jean-Pierre COUTURIER : Pas à la justice, monsieur le député, pas au parquet !

" M. Roger FRANZONI : Je ne vous dis pas le contraire ! .. .pour que l’Intérieur donne l’ordre de le libérer. Le type, non seulement sortait, mais, une fois arrivé à la porte, se sentant nu, il réclamait son pistolet mitrailleur et on le lui remettait !

" Tout cela, c’est peut-être des ragots mais cela se disait tellement que ça devenait une vérité pour la population...

" M. Jean-Pierre COUTURIER : Parfois ce n’était pas des ragots, j’en suis convaincu, même si je ne l’ai pas vécu personnellement...

" M. Roger FRANZONI : Ah, monsieur le procureur général, vous l’avez entendu dire ! Monsieur le procureur général, il n’y avait plus d’Etat ! Je sais que vous ne pouvez pas le dire mais, moi, je peux le dire ! ".

Cette conduite de l’action publique, qui s’explique par une orientation politique générale fondée sur la négociation avec les mouvements terroristes, a donc eu des effets difficilement maîtrisables sur le terrain, tant dans les services en charge de la sécurité, au sein de la justice, que dans la population, confortée dans le sentiment d’une répression sélective et de l’existence d’une impunité de fait pour les violences de caractère " politique ".

Dans ce contexte, l’Etat s’est trouvé pris à son propre piège : en souhaitant intégrer les nationalistes dans le jeu démocratique, il s’est laissé déborder au cours de la conférence de Tralonca ; il a également suscité une surenchère dans les revendications des groupes nationalistes. Car si la politique de négociation a eu des effets dévastateurs sur les services de l’Etat et dans l’opinion publique, elle a également échoué dans son objet même, faute d’interlocuteurs cohérents et fiables. La conférence de presse de Tralonca devait entraîner le retour à une politique de fermeté et de répression fondée sur une plus stricte application de la loi dans l’île.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr