L’échec de la politique de négociation est bel et bien apparu avec la conférence de presse de Tralonca : au lieu de marquer l’intégration des nationalistes dans le système démocratique par l’annonce d’un " processus de paix ", elle a eu pour effet, par son ampleur et ses répercussions dans l’opinion publique, de souligner l’affaiblissement grave de l’autorité de l’Etat. L’attentat contre la mairie de Bordeaux le 5 octobre 1996 devait confirmer le changement de cap et le retour progressif à une politique de fermeté.

A) UNE NOUVELLE ORIENTATION DE LA POLITIQUE APPLIQUEE EN CORSE

Le témoignage de M. Charles Millon, ministre de la Défense à l’époque des faits, est sur ce point éclairant : " Après les événements de Tralonca, s’est tenue une réunion entre le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur et moi-même ; auparavant, une autre réunion avait eu lieu entre mon directeur de cabinet et celui du ministre de l’Intérieur. C’est à ce moment-là que la politique de maintien de l’ordre et de rétablissement de l’Etat de droit a été renforcée ".

De fait, la conférence de Tralonca devait entraîner une modification de la stratégie politique appliquée en Corse. C’est à partir de ce moment que la thématique du rétablissement de l’Etat de droit sera mise en avant par les pouvoirs publics.

M. Emile Zuccarelli a ainsi reconnu qu’une inflexion nette des discours et des pratiques avait eu lieu à compter de l’année 1996 : " Je dois à l’honnêteté de dire que, dans les mois qui ont suivi l’affaire de Tralonca qui marquait le point d’orgue de la démarche de négociation, à mon avis aventurée et faussée, M. Alain Juppé avait commencé à prendre conscience de l’erreur dans laquelle le gouvernement et la France étaient en train de s’enfoncer. Il avait commencé à donner quelques signes de redressement de la méthode et à parler d’application de la loi et non plus de "dialogue avec tout le monde", dont on sait bien ce qu’il voulait dire... ".

Cette inflexion politique a suscité un raidissement de l’ex-FLNC-Canal historique. La trêve annoncée à Tralonca a tout d’abord été reconduite le 12 avril 1996 et étendue à l’impôt révolutionnaire, alors même que des affrontements entre des membres de l’ex-FLNC-Canal historique et les forces de l’ordre se soldèrent par la mort d’un officier du RAID, René Canto. La trêve devait être partiellement suspendue le 13 mai, puis réaffirmée le 6 juin, avant sa rupture définitive le 14 août par un attentat contre le palais de justice d’Ajaccio, à la veille d’un voyage du ministre de l’Intérieur en Corse.

L’attentat contre la mairie de Bordeaux, perpétré le 5 octobre 1996, a été la marque de la volonté de l’ex-FLNC-Canal historique de frapper le gouvernement à sa tête en choisissant pour cible le Premier ministre. Cet acte va entraîner une réorganisation des attributions ministérielles sur les questions corses, en marquant une reprise en main du dossier par le Premier ministre, M. Alain Juppé, aux dépens de son ministre de l’Intérieur M. Jean-Louis Debré.

Son successeur, M. Jean-Pierre Chevènement, a confirmé cette modification du rôle joué à l’époque par la place Beauvau dans les affaires corses, puisqu’il a déclaré que l’attentat " commis contre la mairie de Bordeaux, le 5 octobre 1996, a provoqué un important changement : le ministère de l’Intérieur est dessaisi de sa responsabilité principale dans la gestion du dossier corse, désormais repris en main par le Premier ministre ".

Cette assertion, sans être contredite, a toutefois été nuancée par un observateur privilégié, M. André Viau, préfet de la Haute-Corse au moment de la conférence de Tralonca, ensuite nommé directeur adjoint du cabinet de M. Jean-Louis Debré au ministère de l’Intérieur : " la conférence de presse de Tralonca et l’attentat à la mairie de Bordeaux ont été deux événements qui ont marqué les points d’inflexion d’un changement dans la politique, telle qu’on pouvait la ressentir.

" Je pense cependant qu’il faut se méfier de jugements à l’emporte-pièce en la matière, qui consisteraient à dire qu’avant telle période on faisait ceci et que c’était bien ou mal et qu’après, on a fait cela et que c’était bien ou mal, ou en tout cas que les attitudes étaient radicalement opposées. Non, l’administration de l’Etat en Corse est un ensemble très vaste et chaque service mène la politique du gouvernement du mieux qu’il peut, dans le cadre des contraintes qui s’imposent à lui. On ne peut pas dire qu’il y ait eu avant telle date un laxisme généralisé et après telle date une rigueur extrême. Ce serait tout à fait inexact ".

Ceci étant dit, la manifestation la plus visible du changement de ligne politique à l’égard de la Corse et de sa reprise en main par le Premier ministre s’est traduite par l’arrestation de M. François Santoni, secrétaire national d’A Cuncolta Naziunalista pour la Corse-du-Sud (vitrine légale de la branche historique de l’ex-FLNC), le 17 décembre 1996.

M. Roger Marion, alors chef de la division nationale antiterroriste, a d’ailleurs clairement opéré la liaison entre la mobilisation de son service sur le dossier du terrorisme corse et l’attentat à la mairie de Bordeaux. Il a ainsi déclaré : " Lors de l’attentat de la mairie de Bordeaux, François Santoni, qui l’a lui-même déclaré, a voulu entreprendre une partie de bras de fer avec le Premier ministre. A partir de ce moment là, j’ai été chargé de l’enquête alors que François Santoni n’était mis en cause dans aucune procédure judiciaire. Tout le monde disait qu’il fallait l’arrêter, mais des magistrats ont ouvert leurs dossiers, en Corse ou ailleurs, et aucun service de police, aucun service de gendarmerie, aucun magistrat n’avait la moindre once de charge contre lui. Il avait simplement été déjà condamné, il avait fait appel, ainsi que le parquet général, parce qu’il s’était entraîné à tirer au pistolet sur un bidon en bordure de route. Tout le monde le faisait passer pour le chef, mais il n’y avait rien. Moralité, nous avons utilisé la plainte de M. Dewez pour une tentative d’extorsion de fonds et nous avons pu neutraliser toute l’équipe de François Santoni. Mais c’est parce que nous avions préalablement fait les surveillances et que l’on s’intéressait au fonctionnement de ce groupe terroriste à partir du moment où a été commis l’attentat de la mairie de Bordeaux, c’est-à-dire à partir du moment où l’on avait remobilisé mon service sur la Corse ".

Cette déclaration confirme donc l’instauration à compter de 1996 d’une nouvelle donne dans l’approche du terrorisme corse et dans la volonté de faire appliquer la loi de manière uniforme sur l’ensemble du territoire national.

B) LA MODIFICATION DES PRATIQUES SUR LE TERRAIN

Ce changement de politique a été clairement ressenti par les différents acteurs de la politique de sécurité sur place. Il s’est tout d’abord traduit par le renouvellement des trois préfets de l’île au cours de l’année 1996.

Le préfet adjoint pour la sécurité, M. Antoine Guerrier de Dumast, a ainsi été remplacé peu de temps après la conférence de Tralonca par M. Gérard Bougrier installé dans l’île le 19 février 1996. M. Claude Erignac devait être nommé préfet de région le 12 décembre 1996, en remplacement de M. Jacques Coëffé, tandis que M. Bernard Pomel devait remplacer André Viau en Haute-Corse le 13 décembre de la même année.

Lors de son audition, M. Bernard Pomel a confirmé l’existence de nouvelles pratiques sur le terrain à compter de l’année 1996 : " Je ne me suis jamais interrogé pour savoir si j’allais être désavoué lorsque je faisais intervenir les forces de sécurité, pas plus que je ne me suis jamais interrogé pour savoir si on allait me demander de faire libérer l’un ou l’autre, s’il était arrêté. Ce fut d’une simplicité totale ! J’ai vraiment beaucoup apprécié de me trouver dans une telle situation et j’ai souvent imaginé la situation vécue par mes prédécesseurs ".

Ce changement s’est traduit par la volonté nouvelle de l’autorité préfectorale de faire appliquer la loi dans l’île. Les préfets Claude Erignac et Bernard Pomel ont ainsi entrepris notamment d’assainir les mécanismes de financement de l’agriculture insulaire en dépêchant sur place des inspections et en donnant des instructions aux administrations locales en vue de contrôler l’emploi des subventions octroyées, le fonctionnement des offices ainsi que la politique de prêt du Crédit agricole. L’interpénétration entre les milieux agricoles et les mouvements nationalistes devait créer de nombreux troubles dans l’île sans que cette politique soit pour autant infléchie.

Par ailleurs, le préfet adjoint pour la sécurité avait entrepris, à la demande des deux préfets de l’île, de cibler une série de dossiers prioritaires, relatifs à des personnalités ou à des entreprises liées soit aux milieux agricoles, soit au nationalisme, soit au grand banditisme et pour lesquels des investigations fiscales approfondies avaient été sollicitées. Cette démarche devait être synthétisée dans une note, dite " note Bougrier ", qui allait passer à la postérité après avoir été diffusée sur la place publique du fait d’une fuite intervenue à partir des locaux de la police judiciaire d’Ajaccio...

En outre, dès le lendemain de l’épisode de Tralonca des changements dans l’emploi des forces de sécurité sur place, ont été signalés par le ministre de la Défense de l’époque, M. Charles Millon, qui a également confirmé l’existence d’une inflexion sur ce point :

" M. le Rapporteur : L’attitude du gouvernement auquel vous participiez a évolué ; il y a eu deux périodes : une période de dialogue, puis une période de reprise en main, après certains événements comme Tralonca. Comment avez-vous vécu cette évolution ? En avez-vous parlé avec le Premier ministre ?

" M. Charles MILLON : Bien entendu ! J’ai suivi le dossier et me suis régulièrement entretenu avec le Premier ministre pour déterminer le meilleur moyen de rétablir l’Etat de droit en Corse. Et il est bien évident qu’après les événements que vous avez cités, les forces de l’ordre ont renforcé leur mission de surveillance.

" M. le Président : Avec des moyens supplémentaires en hommes ?

" M. Charles MILLON : Non, avec les mêmes moyens. On nous a simplement demandé d’assurer une surveillance plus étroite pour empêcher que de tels événements puissent se reproduire ".

Enfin, l’inflexion a également été ressentie au sein de l’appareil judiciaire, ainsi que l’a indiqué le président du tribunal de grande instance de Bastia, M. Pierre Gouzenne, lors de la visite sur place des membres de la commission : " De la période que j’ai connue entre 1994 et octobre 1996, date de l’attentat de Bordeaux, quand le Premier ministre est venu en juillet, on a senti qu’il reprenait en main une gestion qui avait été assurée par le ministre de l’Intérieur qui avait pris tous les pouvoirs en Corse. L’attentat de Bordeaux en octobre a marqué un tournant. Il en est résulté une volonté politique beaucoup plus claire d’application de la loi. Toutes les dérives et compromissions que l’on avait pu ressentir sur le terrain n’ont plus été ressenties. Cette politique a été poursuivie après le changement de gouvernement ".

La politique de rétablissement de l’Etat de droit a donc été largement impulsée dans l’île avant l’arrivée du préfet Bonnet, au point que certains y ont vu un des mobiles possibles de l’assassinat du préfet Erignac. Cet événement tragique devait toutefois accroître la volonté des pouvoirs publics de réprimer la délinquance dans l’île, qu’elle soit d’ordre politique ou de droit commun.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr