Des citoyens belges civils ont été assassinés au Rwanda après le 6 avril 1994. La commission a pris connaissance d’une liste dressée par l’ambassade de Belgique à Kigali, qui reprend les noms de 10 ressortissants belges assassinés et deux ressortissants morts de mort naturelle, probablement suite au manque de soin. Plusieurs noms sont suivis de la mention " parce qu’il était belge ", qui signifie que ces personnes ont été assassinée après la vérification de leur passeport, manifestement en considération de leur seule nationalité.

Les informations quant aux circonstances de ces assassinats ne sont pas très nombreuses.

La commission a entendu des familles de victimes (686b) ; à cette occasion, elle a reçu des documents relatifs aux assassinats de Mme Claire Beckers, Katia Bucyana et leur mari et père Isaie Bucyana (citoyen Rwandais) et aux assassinats de Antoine Godfriaux, Christine André et Olivier Dulieu, émanant respectivement de Mme Beckers et de M. et Mme Godfriaux, et a entendu ces personnes lors de ces auditions. Elle a aussi entendu Mme et M. Mugwaneza sur les circonstances de la mort de Mme Annie Roland et de son mari Jean Huss Mugwaneza (citoyen rwandais).

Quant aux circonstances de l’assassinat de Antoine Godfriaux, Christine André et Olivier Dulieu, la commission a aussi pris connaissance de la déposition faite par M. Marc Bohy le 26 juin 1997 devant un officier de police judiciaire, suite aux devoirs d’instruction prescrits par M. le juge d’instruction Vandermeersch.

La commission relève les informations suivantes :

Ces trois personnes se trouvaient au Rwanda dans le cadre d’un contrat de coopération avec l’ONG Nord-Sud Coopération, pour participer à des projets basés dans le village de Rambura, situé dans la préfecture de Gisenyi (687b).

L’ONG Nord/Sud Coopération, Association pour le développement dans le Monde, est une ASBL sise à Mons qui a pour objet " de contribuer par tous moyens au développement économique, social et/ou culturel des pays en voie de développement " (688b). Elle a été agréée par l’AGCD en tant qu’ONG par décision ministérielle du 9 mai 1985.

Le projet principal auxquels les trois coopérants ont participé est la création (construction, équipement et mise en fonctionnement) d’une école secondaire technique (en construction et électricité) en extension d’une école secondaire et normale existante, située à Rambura, sur la colline Kibihekane.

Rambura est le village natal du président Habyarimana. Ce village paraît bénéficier d’un traitement privilégié. Il est éclairé, goudronné et bénéficie de quatre écoles, manifestement réservée à une population scolaire aisée.

Selon l’exposé du projet remis par Nord-Sud comme " requête de cofinancement d’un projet de développement auprès de l’Etat belge ", " l’école secondaire et normale de Rambura a été construite et est gérée par une association locale composée de parents d’élèves et de personnalités de la région ", l’ASBL " ADECOGIKA ". A l’époque de la rédaction de cette note, l’association est présidée par Noël Mbonabaryi, député national et vice-présidée par le colonel Serubaga, chef d’État major adjoint. L’ASBL sera ensuite représentée dans les passations de marché par le colonel Théoreste Bagosora. Il s’agit donc de personnalités de stature nationale, très proches du président.

Le projet de création du lycée technique est présenté comme s’inscrivant dans le cadre des objectifs fixés par les autorités rwandaises. En témoignage de cette volonté, le document cite un extrait du manifeste du MRND, qui affirme la volonté d’orienter l’enseignement et l’éducation de la jeunesse de façon à permettre à celle-ci de s’intégrer dans le système de production ou de poursuivre la formation conformément à la vocation de chacun et aux besoins de la société ; objectif qui, toujours selon la note est souvent rappelé par le chef de l’État, Juvénal Habyarimana.

Le projet s’étale sur cinq années (1989-1995). Il est dirigé par l’asbl " ADECOGIKA ", qui assure la reprise après les cinq premières années.

Il prévoit l’envoi de trois coopérants pour le démarrage des sections. Les volontaires expatriés qui encadrent le projet seront présent de la 2e année du projet à la 5e année.

Le projet se verra accorder une subvention de 17 139 375 francs (pour un apport belge total de 22 852 500 selon les prévisions budgétaires de l’année 1989 de l’ASBL Nord-Sud, c’est-à-dire une répartition 75 %-25 %) par arrêté ministériel du ministre de la Coopération au Développement du 1er août 1989. La section de coopération de l’ambassade à Kigali avait remis un avis " très favorable " quant au co-financement du projet, l’AGCD un " avis favorable ".

Le projet semble avoir connu des retards dans la construction (phase I), constatés dès 1990, et s’aggravant en 1991. Ceux-ci seraient dus d’abord au fait que l’entreprise réalisant les travaux ait dû se consacrer aux travaux à effectuer pour la visite du Pape à Kigali, et ensuite aux troubles agitant le Rwanda en 1990-1991.

Le dossier administratif témoigne de ce que les autres phases du projet ont également connu des retards importants. Finalement, le projet sera interrompu lors de sa deuxième phase, alors qu’il devait en compter cinq.

Olivier Dulieu se trouvait au Rwanda depuis septembre 1992. En février 1993, il est évacué vu la reprise des combats dans la région. Il revient au Rwanda vers le mois d’avril.

Antoine Godfriaux a été engagé par Nord-Sud le 3 septembre 1993. Son départ était prévu pour le début novembre. La " convention d’envoi " entre lui et l’ONG " Coopération et progrès " a été signée le 16 novembre 1993 (689b). Il ne se fera finalement que le 17 janvier 1994, après plusieurs reports, sans qu’Olivier Dulieu et ses parents ne puissent s’expliquer ces reports. Son épouse, Christine André, le rejoindra le 20 février 1994 (690b). D’après un rapport d’activités adressé par Nord-Sud à l’AGCD, il semble que ce soit l’AGCD qui ait imposé un moratoire à l’agrément des coopérants.

D’après M. Bohy, qui a été coopérant au Rwanda du 2 octobre 1988 au 16 avril 1994, les trois coopérants sont, à ce moment, les seuls occidentaux dans cette partie du Rwanda. Leur envoi vers cette région l’étonne d’ailleurs. Il estime que " vers la fin de 1991, la tension a commencé à grandir dans la région du Nord et plus précisément Gisenyi et Ruhengeri. Il y a arrestation des opposants et c’était le début du massacres des Bagogwes (Tutsi du Nord). En fait, je dirai que le génocide avait déjà commencé à plus petite échelle. Environ un an et demi avant le génocide de 94, le climat d’insécurité avait atteint son maximum. (...) " Quant à lui, M. Bohy dit " n’avoir jamais avoir été menacé car [il] était considéré comme homme de confiance de M. Nzirorera Joseph, futur secrétaire général du MRND ". M. Bohy conclut : " C’est ainsi que lorsque j’ai appris que trois nouveaux coopérants allaient débarquer à cet endroit, il m’est arrivé à plusieurs reprises de me dire qu’ils n’avaient aucune idée du lieu où ils débarquaient, ni des dangers qu’ils allaient encourir. " (691b)

Les trois coopérants seront assassinés le 7 avril 1994. M. Bohy estime que " le fait d’avoir fait courir la rumeur selon laquelle les Belges avaient assassiné le président a contribué à l’assassinat des trois coopérants belges à RAMBURA. Leur mort n’est pas le fait du hasard. Il faut se replacer dans le contexte de l’époque, avec les entraînements des Interhamwes, qui obéissaient à des ordres venus d’en haut ". (692b)

Selon les parents d’Antoine Godfriaux, " l’unique raison invoquée par ces sources, l’ONG Nord-Sud-Coopération, le ministère des Affaires étrangères et la " justice de Bruxelles ", pour expliquer l’assassinat des trois coopérants est leur nationalité " (693b). Au cours de son audition, le père d’Olivier Dulieu a affirmé lui que " les raisons de l’assassinat des trois coopérants dépassent le simple fait de leur nationalité ", il a évoqué une " question de gros sous, de détournement et de blanchiment d’argent " (694b).

Bien des questions continuent à se poser quant à l’assassinat de ces trois coopérants : comment se fait-il qu’ils aient pu être envoyé dans une région qui avait d’autre part été évacuée par tous les coopérants ? Quelle est la procédure d’autorisation qui a précédé cet envoi ? Qui et quelle(s) autorité(s), belges et rwandaises, y ont participé ? Par qui ont-ils été assassinés ? Sur ordre de qui ? Dans quel(s) but(s) ? Ces assassinats étaient-ils programmés ? Une enquête judiciaire est en cours en Belgique, avec laquelle la commission ne veut pas interférer.

Quant à l’assassinat de Mme Claire Beckers, Katia Bucyana et Isaie Bucyana (citoyen Rwandais), la commission a entendu Mme Beckers. Sa soeur, sa nièce et son beau-frère ont été assassinés début avril. M. Isaie Bucyana était d’origine Tustsi. Au début des années ’80, il avait déjà rencontré des difficultés pour trouver un emploi " parce qu’il était Tutsi " (695b). Il semble ce soit M. Bucyana qui ait été d’abord visé : " le vendredi 8 avril, la maison de ma soeur a été attaqué par des militaires et des civils. Ils disaient être à la recherche de mon beau-frère. " (696b)

Mme Beckers s’étonne de ce que aucune aide n’a été procurée à sa soeur et sa famille lorsqu’elle a cherché à fuir. Lorsque Mme Claire Beckers a téléphoné à la MINUAR, il lui aurait été répondu " qu’il était impossible de l’évacuer et qu’elle devait chercher elle-même un véhicule (...) Nous avons appris du responsable civil belge du quartier où vivait ma soeur qu’il avait tout fait pour lui venir en aide, mais ni l’ambassade ni la MINUAR n’ont réagi. Il y avait pourtant des soldats qui étaient prêts à intervenir mais qui n’ont jamais reçu l’autorisation nécessaire. Comment l’ambassadeur de Belgique n’a-t-il rien pu faire pour ma soeur alors qu’il était régulièrement en relation avec elle et qu’il savait qu’elle était particulièrement exposée à cause de son mari tutsi ? " (697b)

À ce propos, le vice-président et rapporteur de la commission a rencontré M. Jean Nachtergaele, directeur de l’école belge à Kigali, lors de sa mission au Rwanda, le 25 août 1997. Ce dernier lui a expliqué que la famille Bucyana a été attaquée une première fois le 7 avril. Le peloton Ramadan, qui était cantonné à Nyamirambo, où habitait la famille Bucyana, a évacué le 8 avril, sans emmener la famille. Selon les informations de M. Nachtergaele, le peloton n’aurait pas été autorisé à évacuer les couples mixtes, bien qu’il l’ait offert. Le samedi 9 avril, les membres de la famille Bucyana étaient assassinés.

Lors de son audition par la commission, le colonel Balis a été interrogé sur le plan d’évacuation qu’il avait été chargé d’élaborer par le général Dallaire en mars 1994. On lui a demandé si le plan prévoyait des dispositions particulières pour les couples mixtes. Il a répondu : " Het probleem heeft zich zover ik weet nooit gesteld. Ik neem aan dat wanneer een koppel op een bepaald adres verbleef en wij daar een voertuig naartoe stuurden, dat wij dan de echtgenote ook meenamen zonder eerst na te gaan of zij wel de dubbele nationaliteit bezat. Maar dit probleem stelde zich in feite nooit. " (698b)

Mais à la question de savoir s’il était prévu d’évacuer des Rwandais, le colonel a déclaré : " Het ging wel degelijk enkel om niet-Rwandezen. Door omstandigheden heb ik generaal Dallaire tweemaal expliciet gevraagd of Rwandezen ook mochten worden geëvacueerd als ze in gevaar waren. Hij antwoordde formeel : " Bevelen van New-York : no locals ". Er mochten dus geen Rwandezen geëvacueerd worden. " (1c)

Quant aux circonstances de la mort de Mme Annie Roland et de son mari Jean Huss Mugwaneza (citoyen rwandais), Mme et M. Mugwaneza ont témoigné des éléments suivants : " Notre père était visé comme intellectuel tutsi. Des militaires du gouvernement Habyarimana prirent d’assaut la maison de nos parents pour y assassiner notre père. Toute la famille fut regroupée dans le jardin pour être ensuite massacrée. " (2c)

Les circonstances de ces assassinats sont assez similaires. Mmes Annie Roland et Claire Beckers étaient toutes deux mariées avec des citoyens rwandais d’origine tutsie. Les familles estiment que l’on a visé ces hommes parce qu’ils étaient des intellectuels tutsis. Leurs femmes et enfants ont subi leur sort. Mais les familles ont toutes deux l’impression que l’on n’a pas fait beaucoup d’efforts, tant à l’ambassade de Belgique qu’à la MINUAR, pour évacuer ces familles " mixtes " ... Des enquêtes judiciaires sont en cours également quant à ces cas, qui éclaireront peut-être les zones d’ombre qui subsistent.


Source : Sénat de Belgique