Au XVIIIe siècle, Montesquieu démontra qu’il n’est pas de démocratie sans stricte séparation des pouvoirs. L’exécutif, le législatif et le judiciaire doivent toujours veiller à ce qu’aucun n’étende ses compétences et n’instaure sa tyrannie.

Cependant, on décrit parfois la presse comme un « quatrième pouvoir ». C’est évidemment une formule de style qui ne prétend pas placer les journalistes au même rang que les ministres, parlementaires et magistrats, mais qui souligne l’importance de leur rôle dans la vie politique. C’est surtout un moyen de signifier que les trois pouvoirs traditionnels ont perdu toute autorité sur la presse, laquelle se comporte avec une arrogance non dissimulée.

La presse, notamment audiovisuelle, joue désormais un tel rôle dans la vie politique que les révolutions et coups d’État contemporains commencent toujours par la prise du siège de la télévision, souvent avant même que le gouvernement et le Parlement ne soient renversés. En outre, tous les États modernes se dotent d’organes de presse. Ils prétextent que les investissements nécessaires à la création de chaînes de télévision sont si lourds qu’ils ne peuvent être réalisés que par de rares investisseurs et que, dans ces conditions, le marché ne suffit pas à garantir l’expression de la diversité des opinions. Des télévisions d’État, astreinte à un devoir de neutralité, seraient donc indispensables pour faire vivre les débats démocratiques dans les sociétés contemporaines. Toutefois, si cet argument est logique pour les télévisions, il est malhonnête pour les journaux et plus encore pour les radios qui ne demandent que de très faibles investissements.

Quoi qu’il en soit, il n’est pas raisonnable, en règle générale, de qualifier la presse de « quatrième pouvoir » dans la mesure où elle n’a aucune autonomie. Malgré les apparences, la presse n’est jamais que l’émanation de pouvoirs déjà existants, soit celui de l’État, soit celui de l’argent. Je ne conteste pas pour autant qu’il puisse exister une presse indépendante, mais ceci est une exception.

Les téléspectateurs états-uniens qui regardent Fox News croient que Saddam Hussein est impliqué dans les attentats du 11 septembre

Depuis quelques années, l’opinion publique s’est inquiétée du rôle de propagande que peuvent jouer des chaînes de télévision. En donnant une information biaisée, voire délibérément mensongère, elles perturbent le jugement des téléspectateurs et influent sur le vote des électeurs. Une récente étude a ainsi montré que les téléspectateurs états-uniens qui s’informent à travers la chaîne de Rupert Murdoch, Fox News, approuvent la guerre en Irak parce qu’ils croient que Saddam Hussein est impliqué dans les attentats du 11 septembre et qu’il détenait cachées des armes de destruction massive que les GI’s ont retrouvé depuis (lire à ce sujet notre article La propagande médiatique est nécessaire). Il est bien évidemment toujours plaisant de prendre des exemples chez les autres pour ne pas avoir à se remettre en question soi-même ou à critiquer des collègues que l’on rencontre régulièrement. Tout au plus me bornerais-je à choisir un exemple en France en évoquant un cas faisant consensus. Les téléspectateurs de TF1 ont été beaucoup plus sensibles que les autres aux questions de sécurité lors de la dernière élection présidentielle parce qu’ils avaient été matraqués de sujets consacrés à des faits divers, parfois traités de manière abusive pour inspirer la peur.

La presse peut néanmoins devenir un « quatrième pouvoir » comme le montrent les événements actuels au Venezuela. Cet État andin détient, pour son bonheur autant que pour son malheur, d’immenses réserves d’hydrocarbures, au point d’être aujourd’hui le principal fournisseur de pétrole des États-Unis. Or, le président Hugo Chavez, massivement élu par son peuple, conduit une révolution institutionnelle et sociale qu’il a décidé de financer en reprenant le contrôle étatique du pétrole. Du coup, il est devenu l’homme à abattre pour la Maison-Blanche. En avril 2002, la CIA a planifié son renversement non pas par l’armée, mais par la presse. C’est le premier exemple de ce type dans l’Histoire. L’administration Bush s’est appuyée sur le groupe de presse du milliardaire Gustavo Cisneros, ami personnel de longue date de George Bush père. Un faux soulèvement populaire a été mis en scène devant les caméras pour donner une apparence sympathique à un coup d’État.

 

La réalité fait irruption dans l’actualité virtuelle

Rappelons brièvement les faits, tels qu’ils ont été vus à la télé : un appel à la grève générale est lancé. Une manifestation de dizaines de milliers de personnes réclame la démission du président. Les partisans de Chavez tirent sur la foule. Des militaires indignés arrêtent le président de la République et découvrent qu’il est impliqué dans des affaires criminelles. La Maison-Blanche annonce que les États-Unis n’interviendront pas pour s’opposer à la chute du tyran et demandent son extradition pour le juger comme elles le firent avec le président panaméen, Manuel Noriega. Un gouvernement d’union nationale est créé par le président du patronat avec la bénédiction de l’Église catholique.

Mais soudain, la réalité fait irruption dans cette actualité virtuelle : les vénézuéliens descendent par million dans les rues. L’armée attaque les golpistes et libère le président Chavez au moment où l’avion personnel du patron des télévisions privées, Gustavo Cisneros, venait le chercher en prison pour le transférer aux États-Unis.

Tout ce que le peuple vénézuélien, et le reste du monde, avait vu à la télévision jusque-là était virtuel. Il n’y a jamais eu de grève générale, mais un appel du patronat à paralyser le pays, ce que l’on appelle un lock-out. Il a bien eu une manifestation anti-Chavez, mais beaucoup moins importante qu’on ne l’a prétendu. Ce ne sont pas les partisans de Chavez qui ont tiré sur la foule, mais des policiers qui avaient été corrompus par la CIA pour créer les troubles. L’armée est toujours restée loyale au président, exceptées de petites unités encadrées par la CIA. Enfin, Hugo Chavez n’a jamais été impliqué dans du narcotrafic ou du terrorisme. S’il n’y avait eu un véritable soulèvement populaire pour le libérer, les États-Unis auraient pris le contrôle du pays et nous n’aurions jamais su la réalité.

Cette manipulation aurait pu s’arrêter là. Et Chavez lui-même l’a cru. L’administration Bush s’est en effet lancée alors sur un autre champ de bataille. Elle a cru pouvoir spolier le peuple irakien de son pétrole et s’est donc désintéressée du Venezuela. Mais face à la résistance en Irak et à l’impossibilité d’en exploiter les hydrocarbures, elle a décidé de se réinvestir en Amérique latine. Voilà donc Gustavo Cisneros et son « quatrième pouvoir » à nouveau mis à contribution.

Le Venezuela est une démocratie participative. Sa constitution, inspirée de l’idéal de Simon Bolivar, stipule que tout mandat public peut être révoqué, car ce que le peuple a décidé, le peuple peut le changer. Une pétition signée en quatre jours par 20 % du corps électoral peut convoquer un référendum révocatoire. La semaine dernière, les partisans d’Hugo Chavez ont réuni deux fois plus de signatures que nécessaire pour convoquer des référendums visant à révoquer les députés d’extrême droite qui avaient été impliqués dans la tentative de coup d’État de 2002. Ce week-end, c’était au tour des anti-chavistes de recueillir des signatures pour convoquer un référendum visant à révoquer le président.

Les journaux, les radios et les télévisions de Gustavo Cisneros ont commencé à montrer une réalité virtuelle. Alors que chacun peut constater le soutien populaire massif à Hugo Chavez et la détermination contre lui des seules classes moyennes de la capitale, la télévision montre le contraire.

Une journaliste qui prend symboliquement la place du président

Le président a donné une conférence de presse jeudi au palais de Miraflores, à laquelle j’ai pu assister. Il ne l’avait pas fait depuis la tentative de coup d’État. Une quinzaine de chaînes de télévision et une centaine de journalistes nationaux et étrangers y étaient invités. Mes confrères vénézuéliens et états-uniens se sont comportés non pas en journalistes, mais en agents de propagande. Chacune de leurs questions comprenait des informations mensongères et des insinuations diffamatoires. Ils ont contraint ainsi le président Chavez à se défendre sans pouvoir développer ses propres thèmes. Par exemple, mon collègue de l’agence Reuters a commencé sa question en expliquant que la pétition pour sa révocation dont la collecte de signature ne commençait que le lendemain était sur le point de réunir le quorum des électeurs, pour demander au président s’il accepterait le verdict des électeurs ou s’il ferait un coup de force pour se maintenir au pouvoir. Or, que l’on sache, l’opposition est bien trop minoritaire pour rassembler ce quorum et c’est elle qui, dans un passé récent, a utilisé la force. Tout aussi incroyable, à l’issue de la conférence de presse, lorsque les officiels avaient quitté la salle et que mes confrères rangeaient leur matériel, une journaliste du groupe Cisneros s’est installée devant les insignes de la République, à la place du président, pour enregistrer son commentaire. Dans cet instant, elle a usurpé un décorum pour se parer de la légitimité constitutionnelle.

La manipulation médiatique atteint ici son comble. Il ne s’agissait plus pour une télévision d’opposition de critiquer avec mauvaise fois le gouvernement, mais de substituer à lui. Oui, dans ce cas, la presse est devenue un « quatrième pouvoir ».

Les semaines qui viennent nous diront si le président Hugo Chavez sera ou non déposé par les États-Unis malgré son soutien populaire, mais ce qui se passe actuellement à Caracas nous révèle jusqu’où les médias liés à l’administration Bush peuvent aller dans la manipulation.