En juin 1994, Donald Steinberg, membre du National Security Council, estimait que ce qui se passait au Rwanda était un génocide, mais il refusait d’employer le terme car cela aurait obligé les États-Unis à intervenir en vertu de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948) et la récente débâcle des États-Unis en Somalie les avaient conduit à décider de limiter leurs interventions militaires extérieures à la stricte défense de leurs intérêts vitaux. Agir pour mettre fin à l’extermination des Rwandais tutsis n’entrait pas dans ce cadre. En juillet 2004, le Congrès américain a adopté à l’unanimité une résolution qualifiant les événements du Darfour de génocide, une expression reprise par Colin Powell le 9 septembre. Les États-Unis ont changé, en dix ans, leur perception des menaces pesant sur leur sécurité nationale et le régime soudanais figure en bonne place sur la liste des ennemis du pays.
L’emploi du mot « génocide » est un acte opportuniste évident, mais il pourrait néanmoins trouver sa légitimité dans une lecture scrupuleuse du droit pénal international puisque selon la Convention de 1948, les massacres commis au Darfour par les milices progouvernementales et l’armée doivent procéder de « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Pour les partisans de l’emploi du mot génocide, l’action des milices « arabes » vise la destruction des tribus « africaines ». L’argumentation de cette thèse suppose l’existence d’un Soudan peuplé par les représentants de deux races : les Noirs et les Arabes. La notion de race, au sens biologique du terme, abandonnée depuis plusieurs décennies, opère ainsi un retour en force et ceux qui affirment que cette notion n’est pas pertinente ou qu’elle est dangereuse s’exposent à une réponse mettant en relief l’adhésion massive et spontanée des Soudanais à une division raciale de la société. La popularité de l’idée de race au Soudan, ainsi qu’aux États-Unis, deux pays au passé esclavagiste conservant un usage quotidien des catégories raciales, est indéniable et donne une claire indication de l’influence néfaste que continue d’exercer sur les décisions politiques un capital culturel hérité d’un passé raciste et esclavagiste. On notera toutefois que les lois soudanaises ne portent pas traces de cette distinction. Les limites de la démonstration ne s’arrêtent pas à la nécessité de réhabiliter la notion de race pour soutenir la thèse d’un génocide au Darfour. Il manque cruellement d’intention affichée de détruire un groupe humain.
Toutefois, malgré ses faiblesses, la thèse du génocide au Darfour rencontre un véritable succès au sein des organisations de défense des Droits de l’homme et des organismes humanitaires pour des questions politiques : cela va dans le sens de la constitution d’un droit d’ingérence, voulu par beaucoup et perçu comme s’imposant trop lentement en raison de l’inertie des grandes puissances au Conseil de sécurité de l’ONU. Or, la qualification de génocide induit clairement une obligation d’intervention. Aussi, si la qualification de génocide appliquée aux crimes commis au Darfour permet d’obtenir l’effet escompté - une imposition du droit, par la force si besoin -, la contrainte de devoir qualifier à l’identique les événements au Rwanda et au Soudan pourtant fort dissemblables devient secondaire.
L’indépendance est essentielle au secouriste humanitaire pour être perçu par les belligérants comme ne participant pas aux hostilités. Le respect de ce principe impose de ne pas faire siens les projets visant à l’établissement d’un nouvel ordre politique international.

Source
Le Monde (France)

« D’un génocide à l’autre ? », par Jean-Hervé Bradol, Le Monde, 14 septembre 2004.