De nombreux responsables communautaires juifs et des intellectuels juifs et non juifs ont largement répandu l’idée que la critique du gouvernement israélien n’était qu’un alibi pour exprimer de l’antisémitisme. Cette thèse a été reprise par Jean-Christophe Rufin dans un rapport au ministre de l’Intérieur sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Il estime qu’il existe « un antisionisme moderne né au confluent des luttes anticoloniales, antimondialisation, antiracistes, tiers-mondistes et gauchistes » et cet « antisionisme est un antisémitisme par procuration ».
Il semble important de définir les termes. L’antisémitisme est l’hostilité ou la haine à l’égard des juifs pour la seule raison qu’ils sont juifs. L’antisionisme est le refus de l’existence de l’État d’Israël. Ces deux sentiments peuvent aller de pair, mais pas forcément. Il y a de nombreux juifs antisionistes pour des raisons religieuses ou politiques. D’autres sont sionistes, mais c’est justement leur attachement à Israël qui les conduit à critiquer Ariel Sharon, coupable à leurs yeux de porter atteinte aux intérêts à long terme d’Israël. Il existe également des sionistes antisémites, on en trouve dans l’extrême droite française qui préfèrent voir les juifs en Israël plutôt qu’en France et approuvent la politique de répression des Palestiniens par racisme anti-arabe. Les Chrétiens sionistes américains soutiennent la politique de Sharon. Pour eux, le retour des juifs en Terre sainte servirait de prélude à leur adhésion au Christ et, pour ceux qui ne le font pas, à leur destruction physique. Ils sont donc antisémites et sionistes.
L’assimilation des deux termes visent surtout aujourd’hui tous ceux qui combattent l’antisémitisme, qui reconnaissent le droit pour Israël d’exister dans des frontières sûres et reconnues, qui condamnent les attentats-suicide, mais qui critiquent la conduite de son gouvernement. Pourquoi condamner la politique d’un gouvernement équivaudrait-il à nier l’existence de l’État ? Bien sûr, vos accusateurs affirmeront qu’il est possible de critiquer Sharon sans être taxé d’antisémitisme et qu’eux-mêmes peuvent exprimer des réserves sur la politique israélienne. Mais, outre le fait qu’on a du mal à identifier de telles critiques venant de leur part, ils interdisent aux autres dans la pratique ce qu’ils disent tolérer en théorie. La critique du gouvernement israélien est comparable à ce qu’était la liberté syndicale ou religieuse dans les pays communistes. C’est théoriquement possible. Mais, si vous passez à la pratique, vous allez au-devant de graves problèmes. Si on critique George W. Bush pour sa politique en Irak, on ne sera pas forcément taxé d’antiaméricanisme (bien que cela soit de plus en plus fréquent) ; si on critique la politique de Vladimir Poutine en Tchétchénie, on ne sera pas accusé d’être antirusse… etc. On voit bien le danger d’un tel raisonnement sous couvert de lutter contre l’antisémitisme, on criminalise la critique politique d’un gouvernement. C’est un moyen d’empêcher le débat car l’accusation d’antisémitisme, même injustifiée, fait de vous un paria dans de nombreux cercles.
À terme, cette politique est catastrophique, elle revient à banaliser l’antisémitisme.

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« De la critique à l’antisémitisme », par Pascal Boniface, Libération, 3 novembre 2004.