L’Amérique est confrontée à des défis singuliers pour l’avenir de son identité, c’est une conséquence de la globalisation et c’est un phénomène qui touche de nombreux pays de par le monde. Mon dernier livre, Who are we ?, ne traite pas uniquement des Hispaniques et des Hispanophones, c’est un livre sur cette identité américaine que l’immigration n’a jamais cessé de façonner. Or, actuellement, pour la première fois dans notre histoire, les immigrant sont majoritairement issus d’une même entité linguistique. L’autre singularité de l’immigration hispanique, outre son ampleur, c’est qu’elle est en provenance de pays proches des États-Unis. Je ne mène pas un combat d’arrière-garde, il faut se poser la question.
L’autre aspect de mon livre est le fossé grandissant entre, d’un côté, le nationalisme et le patriotisme répandus dans l’opinion américaine et, de l’autre, ce que j’appelle la dénationalisation des élites. Les sondages montrent que la fin du XXème siècle a vu les Américains avoir de plus en plus un attachement aux États-Unis en général plutôt qu’à leur ville ou État. Mais dans le même temps, les élites aux États-Unis se définissaient de plus en plus comme des « citoyens globaux ». Malgré le choc du 11 Septembre, l’intégration des élites financières et médiatiques américaines aux catégories de la mondialisation ne semble pas avoir été bouleversée de fond en comble même s’il demeure difficile de prévoir ce que seront les effets à très long terme du 11 Septembre sur la conscience patriotique américaine. Les néo-conservateurs représentent une élite, certes opposée à la tendance lourde de la dénationalisation - mais c’est un très petit groupe d’hommes, qui essuient de très nombreuses critiques de la part aussi bien des milieux académiques, que des milieux d’affaires et des médias !
Je suis fondamentalement d’accord avec la définition du credo américain donnée par Gunnar Myrdal, en 1944 (l’adhésion à un système politique fondé sur la « dignité essentielle de l’individu, l’égalité fondamentale de tous les hommes et des droits inaliénables »), mais toute la question est de savoir si la nouvelle vague d’immigration va accepter ces principes. Dans les années 60, les intellectuels ont abandonné la référence à la race et à l’ethnie comme définition de l’identité. Une fois ces notions formellement exorcisées, les minorités ont pu commencer à affirmer leurs identités au sein d’une société désormais essentiellement définie par son credo. Sont nées les politiques dites d’affirmative action. Elles ont eu pour effet, avec d’autres, d’élever les valeurs « subnationales » au-dessus des valeurs d’identité nationale. Pour les Américains, le credo de la « religion civile » a longtemps signifié que les individus devaient être jugés en fonction de leurs qualités propres, indépendamment de leur appartenance religieuse ou de leur origine ethnique. Avec l’avènement du multiculturalisme, c’en a été fini du primat des droits individuels, mais aussi de l’attachement au bien commun. La question demeure de savoir si les États-Unis doivent être une nation constituée d’individus dotés de droits et d’une culture communs ou un conglomérat de groupes raciaux et culturels défendant leurs intérêts propres.
Je ne sais pas pour quelles raisons précises la tendance au multiculturalisme s’est développée en France. Une chose est sûre : la consécration du multiculturalisme pourrait avoir, chez vous aussi, des effets malheureux.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« Le choc du multiculturalisme », par Samuel P. Huntington, Le Figaro, 19 janvier 2005. Ce texte est adapté d’une interview.