Les opinions publiques occidentales en sont persuadées : le colonialisme est une histoire du passé ; leurs États ne pratiquent plus de massacre de masse. Mais la réalité est tout autre. Ainsi que viennent de le démontrer plusieurs associations internationales (dont le Prix Nobel de la Paix 1985, une époque où cette distinction avait encore un sens), rien qu’en Afghanistan, au Pakistan et en Irak, les guerres occidentales ont probablement fait 4 millions de morts.
Une importante étude démontre que la « guerre contre le terrorisme » conduite par les États-Unis a tué jusqu’à 2 millions de personnes. Néanmoins, il ne s’agit que d’un décompte partiel des morts dont l’Occident est responsable en Irak et en Afghanistan depuis plus de deux décennies.
Le mois dernier, Physicians for Social Responsibility (PSR), une prestigieuse ONG basée à Washington DC, a publié une étude clé [disponible au bas de cette page]. Elle démontre que le bilan humain de plus d’une décennie de « guerre contre le terrorisme » depuis les attaques du 11-Septembre s’élève à au moins 1,3 million de morts. Selon cette ONG, il pourrait même atteindre les 2 millions.
Publié par une équipe de docteurs lauréate du prix Nobel de la paix, ce rapport de 97 pages est le premier décompte du nombre total de pertes civiles dues aux interventions « antiterroristes » menées sous l’égide des États-Unis en Irak, en Afghanistan et au Pakistan.
Ce rapport du PSR a été rédigé par une équipe interdisciplinaire d’experts de premier plan dans le domaine de la santé publique, dont le Dr Robert Gould, directeur de la sensibilisation et de l’éducation des professionnels de santé au Centre médical de l’Université de Californie (San Francisco). Parmi ses rédacteurs, nous pouvons également citer le Professeur Tim Taka-ro, qui enseigne à la Faculté des Sciences de la Santé à l’Université Simon Fraser (Canada).
Néanmoins, cette étude a été presque totalement ignorée par les médias anglophones [NDT : et francophones]. Elle constitue pourtant la première tentative – par une organisation de renommée mondiale –, de produire un calcul scientifiquement crédible du nombre de personnes tuées par cette « guerre contre le terrorisme » qu’ont menée les États-Unis, [la France] et la Grande-Bretagne.
Gare aux lacunes
Ce rapport du PSR est décrit par le Dr Hans von Sponeck, un ancien secrétaire général adjoint des Nations Unies, comme une « importante contribution pour réduire le fossé entre les estimations fiables des victimes de guerre – en particulier des civils en Irak, en Afghanistan et au Pakistan –, et les bilans tendancieux, manipulés, voire falsifiés. »
Cette étude contient un réexamen scientifique des anciennes estimations du nombre des victimes de la « guerre contre le terrorisme ». Concernant l’Irak, elle est particulièrement critique à l’égard du bilan habituellement cité par les médias grand public comme étant digne de foi, c’est-à-dire les 110 000 morts avancés par l’Iraq Body Count (IBC). Ces chiffres ont été obtenus en décomptant les pertes civiles annoncées par les médias. Or, le PSR a identifié de graves lacunes et d’autres problèmes méthodologiques dans cette approche.
Par exemple, bien que 40 000 corps aient été enterrés à Najaf depuis le déclenchement de la guerre d’Irak en 2003, l’IBC n’a recensé que 1 354 décès dans cette ville sur la même période. Cet exemple indique l’ampleur du décalage entre les chiffres de l’IBC concernant Najaf et le véritable bilan. Dans le cas présent, les chiffres réels sont plus de 30 fois supérieurs.
La base de données de l’IBC est truffée de tels écarts. Dans un autre exemple, cette organisation a recensé seulement 3 frappes aériennes sur une certaine période en 2005. En réalité, le nombre d’attaques depuis les airs avait augmenté de 25 à 120 cette année-là. Encore une fois, ces données sont 40 fois inférieures à la réalité.
Selon le rapport du PSR, l’étude controversée de la revue Lancet, qui avait estimé le nombre de morts irakiens à 655 000 entre 2003 et 2006 – et à plus d’un million jusqu’à aujourd’hui, en extrapolant –, était probablement bien plus proche de la réalité que les chiffres avancés par l’IBC [1]. En vérité, ce rapport confirme un quasi-consensus entre les épidémiologistes sur la fiabilité de l’étude du Lancet.
Malgré des critiques légitimes, la méthodologie statistique appliquée dans ce travail est le modèle universellement reconnu pour déterminer le nombre de morts sur les zones de conflits : elle est d’ailleurs utilisée par les gouvernements et les agences internationales.
Un déni politisé
Le PSR a également analysé la méthodologie et les conclusions d’autres études indiquant un bilan humain inférieur, comme un article du New England Journal of Medicine – qui souffre d’un certain nombre de lacunes graves.
En effet, cet article ne tient pas compte des provinces soumises aux plus grandes effusions de violence, c’est-à-dire celles de Bagdad, d’Al-Anbâr et de Ninive. En réalité, il se base sur les données erronées de l’IBC pour extrapoler des chiffres sur ces régions. Il a également imposé des « restrictions motivées politiquement » sur la collecte et l’analyse des données. Par exemple, les entretiens furent menés par le ministère irakien de la Santé, qui était « totalement dépendant de la puissance occupante » et qui, sous la pression des États-Unis, avait refusé de publier ses données relatives aux décès recensés d’Irakiens.
En particulier, le PSR a analysé les allégations de Michael Spaget, de John Sloboda et d’autres critiques ayant décrit comme « frauduleuses » les méthodes de collecte de données de l’étude du Lancet. Selon l’ONG, de tels contre-arguments sont infondés.
Les quelques « critiques légitimes », selon le PSR, « ne remettent pas en question les résultats des investigations du Lancet dans leur ensemble. Ces chiffres restent les meilleures estimations actuellement disponibles ». Les conclusions du Lancet sont également corroborées par les données d’une nouvelle étude menée par la revue scientifique PLOS Medicine, qui a recensé 500 000 victimes de la guerre en Irak. Au total, le PSR a pu déterminer que le nombre le plus probable de morts civils dans ce pays depuis 2003 est d’environ 1 million.
À ce bilan, l’étude du PSR ajoute au moins 220 000 morts en Afghanistan et 80 000 au Pakistan, qui ont été tués de manière directe ou indirecte à cause de cette campagne militaire conduite par les États-Unis. En d’autres termes, cette ONG avance une « estimation basse » qui s’élève à 1,3 million de morts en Irak, en Afghanistan et au Pakistan. Or, les chiffres réels pourraient facilement « dépasser les 2 millions ».
Pourtant, même cette étude du PSR souffre de certaines lacunes. Tout d’abord, la « guerre contre le terrorisme » de l’après-11-Septembre n’était pas une nouveauté, mais simplement une extension de politiques interventionnistes lancées précédemment en Irak et en Afghanistan.
Par ailleurs, le cruel manque de données concernant l’Afghanistan signifie que l’étude du PSR a probablement sous-estimé le bilan humain dans ce pays.
L’Irak
La guerre d’Irak n’a pas démarré en 2003, mais en 1991 avec la première guerre du Golfe, qui fut suivie par un régime de sanctions imposé via les Nations Unies.
Une étude antérieure du PSR menée par Beth Daponte – alors démographe du Bureau du recensement du gouvernement US –, a montré que le nombre de décès d’Irakiens provoqués par la première guerre du Golfe s’élevait à environ 200 000, pour la plupart des civils [2]. Entre-temps, son étude fut censurée par les autorités.
Après que la coalition dirigée par les États-Unis se fut retirée d’Irak, la guerre contre ce pays continua sous une forme économique, à travers le train de sanctions de l’ONU imposé par les USA et la Grande-Bretagne. Pour le justifier, le prétexte invoqué était d’empêcher le président Saddam Hussein d’avoir accès aux éléments constitutifs de potentielles armes de destruction massive. Sous cet embargo, les biens interdits à l’Irak incluaient un grand nombre de produits de première nécessité indispensables à la population civile.
Des chiffres de l’ONU jamais remis en question démontrent qu’environ 1,7 million de civils irakiens sont morts à cause de ce régime de sanctions brutal imposé par l’Occident, dont près de la moitié étaient des enfants [3].
Il semblerait que cette abondance de morts ait été intentionnelle. Parmi les biens interdits par les sanctions de l’ONU, on peut recenser des produits chimiques et des équipements essentiels au fonctionnement du système national de traitement des eaux de l’Irak. Un document secret de l’Agence de Renseignement militaire du Pentagone (la DIA, pour Defence Intelligence Agency) a été découvert par le professeur Thomas Nagy, qui enseigne à l’École de commerce de l’Université George Washington. Selon lui, ce document constitue « un plan initial de génocide contre le peuple irakien ».
Dans son article scientifique rédigé dans le cadre de l’Association des chercheurs sur les génocides de l’Université du Manitoba (Canada), le professeur Nagy expliqua que ce document de la DIA révélait, dans « les moindres détails, une méthode parfaitement opérationnelle pour ‘délabrer complètement le système de traitement des eaux’ d’une nation entière » pendant une décennie. Ainsi, la politique de sanctions créerait « les conditions favorables à une vaste propagation de maladies, dont des épidémies de grande ampleur (…) liquidant ainsi une large portion de la population irakienne. » [4]
Par conséquent, si l’on se base seulement sur le cas de l’Irak, la guerre menée par les États-Unis contre ce pays entre 1991 et 2003 a tué environ 1,9 million d’Irakiens ; ensuite, à partir de 2003, nous pouvons recenser à peu près 1 million de morts. Au total, cette campagne militaire aura donc emporté la vie de près de 3 millions de personnes.
L’Afghanistan
En Afghanistan, les estimations du PSR sur le nombre total de victimes pourraient aussi être grandement sous-estimées. Six mois après la campagne de bombardements de 2001, le journaliste du Guardian Jonathan Steele révéla qu’entre 1 300 et 8 000 Afghans avaient été tués de manière directe [5]. Il ajouta qu’il y avait eu une surmortalité d’environ 50 000 personnes dans cette même période, en raison des conséquences de cette guerre.
Dans son livre, Body Count : Global Avoidable Mortality Since 1950, le professeur Gideon Polya appliqua la même méthodologie utilisée par le Guardian pour analyser les données annuelles de mortalité de la Division de la population de l’Onu [6]. Il put ainsi calculer les chiffres plausibles de la surmortalité en Afghanistan. Biochimiste retraité de l’Université de La Trobe (Melbourne), Polya a conclu que le total des décès évitables dans ce pays – en état de guerre permanent depuis 2001 et subissant les privations de l’occupant –, s’élevait à 3 millions de personnes (dont 900 000 enfants de moins de 5 ans).
Bien que les découvertes du professeur Polya n’aient pas été publiées dans une revue universitaire, l’étude qu’il présente dans Body Count, son livre de 2007, a été recommandée par Jacqueline Carrigan, un professeur de sociologie de l’Université d’État de Californie [7]. Elle a ainsi présenté cette étude comme « une mine de données sur la situation de la mortalité globale », dans une recension publiée par une revue des éditions universitaires Routledge, Socialism and Democracy.
Comme dans le cas de l’Irak, l’intervention des États-Unis en Afghanistan a démarré bien avant le 11-Septembre, sous la forme d’une assistance clandestine des talibans par les États-Unis dans les domaines militaires, logistiques et financiers à partir de 1992. Cette aide secrète a favorisé la conquête violente de près de 90 % du territoire afghan par les talibans [8].
En 2001, l’Académie Nationale des Sciences publia un rapport intitulé Forced Migration and Mortality [9]. Dans cette étude, Steven Hansch – un épidémiologiste de premier plan et directeur de Relief International –, souligna que la surmortalité due aux conséquences de la guerre dans les années 1990 avait engendré entre 200 000 et 2 millions de morts en Afghanistan. Bien entendu, l’Union soviétique a sa part de responsabilité dans la dévastation des infrastructures civiles de ce pays, ayant ainsi jeté les bases de ce désastre humain.
En les additionnant, ces chiffres suggèrent qu’en Afghanistan, le bilan total des conséquences directes et indirectes des opérations états-uniennes [et occidentales] entre le début des années 1990 et aujourd’hui pourrait être compris entre 3 et 5 millions de morts.
Le déni
Selon les chiffres que nous venons d’étudier, le total des décès engendrés par les interventions occidentales en Irak et en Afghanistan depuis les années 1990 – des morts directes aux impacts des privations de guerre à plus long terme –, pourrait être d’environ 4 millions : 2 millions en Irak entre 1991 et 2003, et 2 millions à cause de la « guerre contre le terrorisme ». Ce bilan pourrait même atteindre les 6 à 8 millions de morts, si l’on prend en compte les estimations hautes de la surmortalité en Afghanistan.
Il est possible que de tels chiffres soient bien trop élevés, mais nous ne pourrons jamais en avoir la certitude. En effet, les politiques des forces armées US et britanniques imposent de refuser la comptabilisation des pertes civiles engendrées par leurs opérations – ces morts étant considérées comme des désagréments sans intérêt.
En raison de la grave pénurie de données en Irak, de l’inexistence quasi totale des archives en Afghanistan, et de l’indifférence des gouvernements occidentaux quant à la mort des civils, il est littéralement impossible de déterminer la véritable ampleur des décès provoqués par ces interventions.
En l’absence de la moindre possibilité de corroboration, ces chiffres fournissent des estimations plausibles basées sur l’application de la méthodologie statistique, qui se fonde sur les meilleures preuves disponibles – bien qu’elles s’avèrent particulièrement rares. Ils nous donnent une idée de l’ampleur de ces destructions, à défaut de nous en offrir les détails précis.
La plupart de ces morts ont été justifiées dans le contexte du combat contre la tyrannie et le terrorisme. Néanmoins, grâce à la complicité silencieuse des médias grand public, la majorité des citoyens n’a aucune idée de la véritable ampleur de cette terreur permanente – imposée en leur nom – par la tyrannie états-unienne et britannique en Irak et en Afghanistan.
titre documents joints
[1] « Mortality before and after the 2003 invasion of Iraq : cluster sample survey », by Les Roberts, Riyadh Lafta, Richard Garfield, Jamal Khudhairi, Gilbert Burnham, The Lancet, October 11, 2006.
[2] “Toting the Casualties of War”, Bloomberg Business, February 5, 2013.
[3] Behind the War on Terror : Western Secret Strategy and the Struggle for Iraq, Nafeez M. Ahmed, New Society Publishers (September 1, 2003).
[4] “The Role of Iraq Water Treatment Vulnerabilities in Halting One Genocide and Preventing Others”, Thomas J. Nagy, Association of Genocide Scholars, June 12, 2001.
[5] “Forgotten victims”, Jonathan Steele, The Guardian, May 20, 2002.
[6] Body Count Global Avoidable Mortality Since 1950, Gideon Polya, G.M. Polya, Melbourne (2007).
[7] “Body Count : Global Avoidable Mortality Since 1950”, Jacqueline Carrigan, Socialism and Democracy, April 13, 2011.
[8] “Islamic State is the cancer of modern capitalism”, Nafeez M. Ahmed, Middle East Eye, March 27, 2015.
[9] Forced Migration and Mortality, Holly E. Reed and Charles B. Keely, Editors ; Roundtable on the Demography of Forced Migration ; Committee on Population ; Division of Behavioral and Social Sciences and Education ; National Research Council (2001).
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