Présidence de M. Raymond FORNI, Président

Mme Mireille Ballestrazzi est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, Mme Mireille Ballestrazzi prête serment.

M. le Président : Nous vous recevons, madame, car vous avez été responsable du service régional de la police judiciaire corse de 1993 à 1996. Je rappelle que vous avez précédé dans ces fonctions M. Dragacci que nous avons d’ailleurs entendu ce matin.

Ce que nous souhaitons, c’est évidemment recueillir votre point de vue sur le fonctionnement des forces de sécurité en Corse durant la période où vous en étiez responsable, savoir quelle était l’articulation des services locaux, notamment avec la DNAT qui est un service national chargé de la lutte antiterroriste, quels étaient, sur place, les moyens de coordination mis en œuvre entre les différents services responsables de la sécurité - police, gendarmerie, justice - et peut-être d’une manière accessoire, parce que je crois que la réponse nous a déjà été fournie, quel rôle jouait, à l’époque, le préfet adjoint à la sécurité. Limitez-vous, si vous le voulez bien à cette période-là, car on ne vous interrogera pas sur les incidents récents qui ne vous concernent pas puisque vous n’êtes plus en poste depuis 1996.

Je ne vous cache pas, madame, qu’à la suite des différentes auditions auxquelles nous avons procédé, nous sommes saisis d’un immense doute sur le fonctionnement de tous ces services en Corse : pour résumer les choses en les caricaturant évidemment, il semble que régnait sur place une certaine pagaille qui a été relevée par les fonctionnaires que nous avons entendus et les responsables ministériels qui ont été auditionnés. Tout le monde s’accordant sur ce point, ne venez pas nous dire qu’il y avait une coordination parfaite entre les services de police et de gendarmerie et que tout baignait dans une huile qui permettait de parvenir à des résultats exceptionnels...

Nous savons aussi que pendant cette période, il y a eu, sur le plan politique, un certain nombre de négociations qui ont pu interférer dans l’action propre des services de police, dans ce travail de recherche et d’enquête qui vous était confié en tant que responsable du SRPJ. Il serait peut-être intéressant que vous nous donniez votre point de vue sur l’utilité de ce service, non pas en tant que tel puisque les SRPJ sont utiles, mais afin de savoir si un SRPJ spécifique en Corse est justifié ou non, et si, au fond, son travail ne pourrait pas être dévolu au SRPJ de Marseille, par exemple. Mais vous avez sans doute quelque idée sur tout cela.

Nous souhaiterions également que vous nous disiez dans quelles conditions vous avez été appelée à d’autres fonctions et que vous nous parliez des difficultés que vous avez rencontrées, étant précisé que j’aimerais connaître un détail qui peut avoir son importance, non pas à titre personnel, mais en tant qu’élément d’appréciation sur la " corsisation " des services en Corse : êtes-vous, vous-même, d’origine corse ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, pas du tout, monsieur le Président.

Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, je n’ai pas préparé de discours mais je voudrais simplement replacer mon arrivée dans son contexte : j’ai pris mon poste le 15 septembre 1993 et j’ai été mutée officiellement le 19 février 1996. Je n’ai pas précédé directement M. Dragacci, M. Marc Pasotti a occupé ce poste où il est resté six mois.

La Corse a représenté pour moi deux ans et demi difficiles, voire épuisants, parce qu’il faut beaucoup donner pour obtenir très peu ! Je crois néanmoins pouvoir dire que du temps où j’ai géré le SRPJ en Corse, nous avons fait un travail qui a payé, même s’il n’a pas répondu, loin s’en faut, à toutes les attentes de la population, ni permis d’élucider un certain nombre de faits tragiques et graves qui faisaient la une de la presse. En ce qui concerne l’aspect répressif qui rentre dans le cadre de l’activité de la police judiciaire, les résultats ont quand même progressé - et les statistiques sont là pour le confirmer - de manière assez significative.

M. le Président : A quelles statistiques faites-vous allusion ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je parle, par exemple, du nombre de mandats de dépôt obtenus dans la répression du banditisme, voire du terrorisme, lorsque nous avons eu la chance de pouvoir mener à leur terme les enquêtes.

M. le Président : Etes-vous d’accord, madame, pour reconnaître que sur les quarante meurtres perpétrés durant cette période, un seul a été élucidé ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je n’ai pas les chiffres en tête mais il y en a eu d’élucidés.

M. le Président : Les chiffres qui nous ont été donnés font ressortir que les quarante règlements de compte qui ont laissé une victime sur le trottoir se sont soldés par une seule enquête ayant abouti, les autres s’étant perdues dans le dédale de la procédure et les méandres de je ne sais quelle instruction...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je n’ai plus exactement les chiffres en tête. J’ignore si, sur ma période, il y a bien eu quarante meurtres mais de toute manière, il y en a eu beaucoup : c’est clair et c’est pourquoi j’ai dit que certains faits tragiques n’avaient pas été élucidés, mais ce n’était pas chose facile.

M. le Président : Ce n’est pas un reproche mais un constat car il ne faut pas mélanger toutes les statistiques, comme l’ont fait certains responsables ministériels présentant les résultats comme idylliques. Tout dépend du point sur lequel elles portent : si vous mettez le voleur de poules à côté du meurtrier, cela n’a pas beaucoup de sens !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : D’accord !

M. le Président : Ce qui m’intéresse ce sont surtout les délits de violence les plus graves, ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont une connotation politique première ou seconde : les règlements de compte entre factions diverses et variées des mouvements nationalistes dont on peut dire qu’ils sont reliés à une action politique au sens le plus large du terme, même si telle n’est pas forcément la réalité que vous rencontriez sur le terrain, où ils apparaissaient trop souvent davantage liés à des intérêts financiers qu’à autre chose...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oh ! Il y avait de tout mais je crois me souvenir que nous avons sorti plusieurs homicides volontaires ou assassinats qui, effectivement, étaient, si l’on peut dire, des crimes " classiques " de banditisme ou de choses bien plus proches du quotidien de la police sur le continent.

Pour ce qui est des assassinats entre factions nationalistes, ils ne répondent pas qu’à des intérêts financiers : ils peuvent être motivés par des vengeances - je crois que la vengeance est un concept important - ou des différences d’idéologie politique, puisque la politique est quand même le chapeau et que chacun de ces actes est plus ou moins justifié au nom d’une certaine idéologie qui recouvre différentes sortes d’intérêt.

M. le Président : Nous savons, madame, par les auditions auxquelles nous avons procédé, que, du côté judiciaire, qui est quand même l’élément indispensable pour aboutir à des résultats, il y avait des notes adressées aux magistrats leur demandant de faire preuve de circonspection à l’égard de tout ce qui touchait, de près ou de loin, au terrorisme corse : je pense notamment à la note de M. Couturier...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Il paraît : je l’ai lu dans la presse !

M. le Président : Vous n’aviez pas l’occasion de vous rendre compte que l’on ne vous saisissait pas volontiers de certaines affaires ou que l’on envoyait ailleurs des choses qui auraient pu se régler sur place ? Cela pose toute la question de vos rapports avec la DNAT et les services locaux : vous n’aviez pas l’impression d’une concurrence, d’une orientation choisie, voulue, qui permettait de faire échapper certaines choses au terrain au nom de considérations liées aux discussions et négociations engagées sur le plan politique ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, absolument pas, monsieur le Président ! Ce n’est pas du tout comme cela que je l’ai vécu : je suis arrivée avec la volonté de faire quelque chose et d’y " mettre toutes mes tripes ", ce que j’ai fait ! Cela étant, mon administration m’a donné les moyens de travailler. Il a fallu un an pour monter ces moyens : en septembre 1994, j’ai obtenu les effectifs pour monter une BREC - brigade de recherche d’enquête et de coordination - pour faire de l’initiative car la police judiciaire, si elle n’en fait pas, perd la moitié de son efficacité. J’ai également reçu des renforts pour monter un groupe d’initiative à la section financière et je peux dire que ce sont là deux services qui ont accompli du très bon travail !

Evidemment, si l’on regarde les tragédies liées au monde terroriste, dire que l’on a fait du bon travail - et moi, je rends hommage aux fonctionnaires que j’ai commandés - peut paraître un peu dérisoire, mais il n’empêche que c’est vrai et qu’ils n’ont pas perdu leur temps. Nous avons, autant que faire se pouvait, essayé d’élucider les affaires et je crois pouvoir dire par rapport à l’image que vous venez de donner...

M. le Président : Ce n’est pas la mienne !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : ... faisant référence au fait que les magistrats avaient reçu des instructions, qu’avec les magistrats les choses se sont toujours très bien passées sur place, à l’exception d’un cas sur lequel je ne m’étendrai pas. Il s’agissait d’un juge d’instruction qui ne faisait pas son travail, ce qui peut arriver aussi...

Les choses se sont toujours très bien passées avec les magistrats et à aucun moment ils n’ont dit, soit parce qu’ils ne voulaient pas ternir leur propre image, soit parce qu’ils ne voulaient pas le dire, avoir reçu des instructions. Donc tout cela, je l’ignore. A aucun moment, dans nos contacts pourtant privilégiés avec les magistrats, ils n’ont laissé entendre qu’ils avaient des instructions...

M. le Président : Vous dépendiez, vous, du ministère de l’Intérieur !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Absolument !

M. le Président : Si je vous ai donné cette image, madame, c’est parce que c’est le résultat des auditions auxquelles nous avons procédé.

Lorsque M. Debré, à votre place, nous a dit, il y a quelques jours, que lorsque, à son arrivée à la tête du ministère de l’Intérieur, il a constaté que sur place, dans les services de police c’était - je résume d’un mot très vulgaire - le " bordel ", d’une certaine manière, il visait aussi bien le SRPJ que d’autres services chargés de la sécurité ! C’est lui qui nous l’a dit ! Evidemment, M. Pasqua, que nous avons entendu aussi, ne dit pas tout à fait la même chose puisqu’il a précédé M. Debré dans cette responsabilité, mais nous essayons d’y voir clair !

Avait-on, à l’arrivée de M. Debré, le sentiment qu’il y avait de la pagaille

 pagaille due à une " porosité " - c’est-à-dire une impossibilité de garder les informations à l’intérieur des services de sécurité en Corse ? Y avait-il un manque d’efficacité des services, par une espèce d’étouffement systématique des dossiers résultant, non pas forcément d’ordres donnés mais d’un comportement laxiste empêchant d’aboutir, ce qui expliquerait d’ailleurs que les statistiques en matière d’homicides ne soient pas, c’est le moins que l’on puisse dire, exceptionnelles ? Tout cela, ce n’est pas moi qui le prétends puisque je ne connaissais pas la situation en Corse avant de présider cette commission d’enquête. J’essaie de comprendre comment il peut y avoir un tel décalage entre le discours que tient le ministre qui avait la responsabilité suprême des services et celui que vous tenez, vous qui étiez responsable du service régional de police judiciaire. Il y a un décalage puisque vous nous dites qu’il vous a fallu un an pour monter les moyens dont vous aviez besoin pour être efficace, et que le ministre dit avoir eu le sentiment, à son arrivée, deux ans plus tard, que rien ne marchait : j’exagère à peine...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Moi, je ne veux pas du tout remettre en cause ce que disent les ministres : je vous parle de mon vécu ! Mon vécu, c’est que les fonctionnaires " donnaient toutes leurs tripes ", que nuit et jour nous étions dérangés, que nous n’avons pas eu de vacances, ni de nuits. Pendant deux ans et demi je n’ai pas su ce qu’étaient des congés puisque, à chaque fois que j’en ai posés, je n’ai pas pu partir ou j’ai été rappelée. La nuit, au moindre attentat ou à la moindre affaire d’homicide - et dieu sait s’il y en a eu - je tenais à être appelée, je me déplaçais et tous les commissaires du SRPJ se déplaçaient : il n’y a pas eu un fait important où il n’y ait pas eu tout le SRPJ présent. Cela signifie que nous donnions beaucoup ! Nous n’étions pas très efficaces, je vous l’accorde, car c’est évident, mais les raisons dont nous pourrions reparler sont nombreuses et ce n’est pas facile...

M. le Président : Parlez-nous en de ces raisons...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : ... mais une chose est sûre, c’est que le service donnait. Pendant les deux ans et demi ou je me suis trouvée à sa tête, il n’y a pas eu une seule affaire de fuite ! Je ne parlerai pas de ce qui s’est passé avant car je l’ignore, ni de ce qui s’est passé après car je l’ignore aussi, mais pendant que j’étais en fonction, il n’y a pas eu une seule affaire de fuite !

Mon souci, à mon arrivée, était de tenter de récupérer la confiance de la population : je crois que la police ne peut fonctionner que si elle jouit de cette confiance. Pour l’obtenir, il faut être présent sur le terrain, discuter avec les gens, montrer que l’on essaie d’être équitable. La Corse est une région difficile au niveau de l’activité de police mais j’ai appris, toute jeune dans ce métier, que lorsque l’on se trouve dans des situations difficiles, il existe une limite, ce qui signifie qu’il faut se montrer professionnel. Qu’est-ce qu’être professionnel ? Se situer dans le cadre des lois ! Nous agissions donc dans le cadre des lois et strictement dans le cadre des lois et je n’ai jamais reçu le moindre ordre contraire aux intérêts de ma mission, la moindre pression : jamais ! D’ailleurs, je n’aurais, personnellement, pas accepté de subir ce genre d’ordres contraires à ma mission et à ma déontologie. Que d’autres administrations aient reçu des directives et accepté de les suivre, c’est leur problème mais, moi, je serais partie plutôt que de le faire...

M. le Président : Vous étiez dans un contexte où de nombreux services intervenaient ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, mais ceux avec qui je travaillais bien évidemment beaucoup, ce sont les magistrats avec qui nous avions des relations plus que quotidiennes et avec qui nous avons vraiment bien fonctionné - quand je parle des magistrats, je fais référence aux parquets et aux juges d’instruction locaux - et bien sûr les services de renseignements généraux et de sécurité publique. Dès qu’un service avait des problèmes, nous agissions en soutien !

M. le Président : Et la gendarmerie ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Avec la gendarmerie nationale, je me suis très bien entendue. On ne peut pas, quelles que soient à un moment donné les velléités des uns et des autres, penser être crédible, si l’on est en conflit. Je crois que la gendarmerie et la police nationale sont sur un même bateau et qu’elles ont intérêt à ramer ensemble et dans la même direction. C’est ma vision des choses et, personnellement, j’agis dans ce sens.

M. le Président : Au moment de Tralonca, vous étiez encore en poste ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, j’étais en poste !

M. le Président : Et, là, vous n’avez pas senti quelques discordances entre les services de police et de gendarmerie ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, tout ce que j’ai compris, c’est que tout le monde semblait être au courant avant, sauf la PJ : je vous le dis franchement !

M. le Président : Oui, c’est d’ailleurs aussi ce que l’on nous a dit : les gendarmes étaient informés, mais l’information n’est pas remontée...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : La police judiciaire n’a pas été tenue au courant. Elle l’a su après ! Je pense que c’était une décision...

M. le Président : ... politique ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, peut-être politique, mais qui tenait compte du fait que la PJ n’aurait pas joué le jeu politique...

M. le Président : C’est-à-dire que vous n’auriez pas accepté que se trament, parallèlement, des négociations susceptibles d’entraver votre action ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non : les politiques sont des gens élus puisque nous sommes en démocratie et, moi, je ne rentre pas dans le jeu de la raison d’Etat. Je ne suis pas une autorité quoi que l’on puisse en penser : je fais partie des forces de police. Ces dernières agissent sur ordre du pouvoir ou d’autorités. Les commissaires de police, surtout dans la police judiciaire, sont le seul corps d’Etat à se trouver à la confluence du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire. Nous sommes conscients, dans notre grande majorité, de ce rôle éminemment important pour l’équilibre démocratique. Or, à un moment donné, nous devons être propres, clairs et nets si nous ne voulons pas discréditer complètement la police nationale et l’Etat : c’est ma vision des choses !

M. le Président : Quel est le ministre qui vous a nommée en Corse, madame ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : M. Pasqua.

M. le Président : Vous n’avez pas été choisie par hasard mais, j’imagine, en fonction de vos compétences professionnelles ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je ne sais pas...

M. le Président : Quand on nomme quelqu’un en Corse, on ne l’envoie pas uniquement parce que c’est " le tour de bête ", si j’ose dire, qui consiste, dans une promotion, à envoyer quelqu’un qui n’a pas la stature qu’il faut : apparemment, d’après tout ce que l’on sait de vous, cette stature, vous l’avez !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Merci, monsieur le Président ! J’ignore les raisons qui ont conduit à me proposer le poste, toujours est-il que je n’étais pas la première sur la liste

 j’y étais même la dernière - mais que mes collègues ont tous refusé. Moi, j’ai accepté.

M. le Président : C’est tout à votre honneur, madame !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je vous remercie ! Je veux bien, tout à fait immodestement, supposer que l’on m’a reconnu quelques qualités, effectivement.

M. le Président : Nous avons toutes raisons de le penser mais, encore une fois, concernant les liens entre les différentes forces de sécurité, notre approche - sans doute incomplète et d’ailleurs un peu contradictoire, je vous le dis aussi de manière objective, avec ce que nous avons entendu sur place lors de notre déplacement en Corse - si elle nous donne le sentiment d’avoir affaire à des fonctionnaires qui ont envie de faire leur travail, ne nous permet pas de saisir comment cette extrême bonne volonté se traduit par des dysfonctionnements. Or, c’est précisément sur ces dysfonctionnements que nous sommes chargés d’enquêter... Vous comprenez ce que je veux dire ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui mais je ne peux vous donner que ma vision personnelle...

M. le Président : C’est celle qui nous intéresse !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : ... qui est la suivante : en cas de dysfonctionnements, il faut se battre pour les supprimer. Ce n’est pas toujours facile. Vous savez, quand nous avons réalisé l’affaire de Spérone, personne n’y croyait et quand je dis personne, c’est personne !

Nous avons réussi à la mener à bien, mais il a fallu monter une stratégie, motiver les gens, faire des reconnaissances aériennes du terrain, tirer des photographies, procéder à une reconnaissance des points élevés avec un spécialiste des transmissions pour installer nos antennes télescopiques de manière à permettre à la radio de fonctionner, étudier les chemins à partir de cartes IGN que nous sommes allés chercher à Paris parce qu’elles ne sont pas en vente en Corse : c’est une affaire que nous avons préparée à trois pendant un mois ! La gendarmerie a parfaitement joué le jeu, alors qu’elle aurait pu ne pas apprécier la méthode, puisqu’elle n’a été mise dans le secret qu’à peine vingt-quatre heures avant qu’on ne lui demande de se rendre sur le terrain. Je passerai sur les détails car c’est une opération à laquelle nous avons consacré beaucoup de temps, mais il est vrai que c’était une belle opération en laquelle personne ne croyait, tout cela pour dire que lorsque l’on se donne les moyens, même si ce n’est pas toujours le cas, on peut parfois réussir !

Sur les assassinats, ce qu’il faut bien voir, c’est que personne ne parle, et que seules vous parviennent des rumeurs désignant un tel ou un tel. En conséquence, je suis désolée, j’ai peut-être tort mais cela correspond à ma vision de la police judiciaire, je considère, puisque l’on travaille dans le cadre des lois, que si je n’ai pas un minimum d’éléments permettant de faire converger les soupçons sur un suspect, il ne faut pas le faire chercher et cela d’autant moins qu’il convient, en Corse, de se méfier des rumeurs dont on ne sait jamais qui les manipule : il faut réellement faire preuve d’une grande prudence ! C’est ainsi que j’ai vécu les choses.

Pour ce qui a trait à la police judiciaire, puisque nous sommes dans un Etat de droit, je ne vois pas pourquoi aller chercher X, Y ou Z sur la foi d’une rumeur. Le témoignage écrit dénonçant le coupable d’un assassinat est joint à la procédure, ce qui ne pose aucun problème pour l’accomplissement de notre travail. Mais de simples rumeurs colportées par tout un tas d’intermédiaires n’ont aucune valeur juridique. Par conséquent, sans témoignages, ni des victimes, ni d’individus extérieurs, sans éléments d’enquête sur les indices puisque lorsqu’une arme part, il ne reste aucun élément palpable sur le terrain

 même si l’identité judiciaire passe plusieurs heures à essayer d’en collecter, le plus souvent il n’y a pas d’empreintes, ni de mégots de cigarettes avec de l’ADN car les gens sont prudents et ont une certaine habitude - les dossiers sont extrêmement difficiles à sortir. Ils le sont d’autant plus que personne ne parle et que la police technique et scientifique n’est pas en mesure de relever la moindre trace ou le moindre indice susceptible d’orienter l’enquête.

M. le Président : Pourquoi ne parle-t-on pas ? Est-ce une tradition ou le fait d’une crainte ressentie par la population ? On nous a dit par exemple - et c’est quelque chose qui vous concerne - que l’on n’appelait que très rarement, pratiquement jamais, le 17 en Corse dans la mesure où l’on sait que l’on identifie immédiatement l’appel... Comment expliquer

 même si ce n’était plus votre problème - que dans l’affaire de l’assassinat du préfet Erignac, alors qu’il y avait sans doute eu beaucoup de témoins sur place, personne ne se soit manifesté pour apporter des éléments susceptibles d’étayer ces preuves dont vous parlez. S’agit-il d’une attitude générale dont nous parlons d’autant plus volontiers qu’il n’y a pas de députés corses parmi nous aujourd’hui ? Comment expliquez-vous cette attitude générale que l’on peut assimiler à un manque de citoyenneté finalement, puisque cette exigence de respecter la démocratie et les lois dont vous parliez précédemment ne devrait pas s’observer uniquement à votre niveau, mais faire l’objet d’un consensus général qui est apparemment absent ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Plusieurs choses entrent en ligne de compte. La première est ce qu’on appelle la loi du silence qui a été relevée par tous les historiens, tant du XVIIIème que du XIXème siècles. Les Corses ont toujours préféré régler leurs comptes eux-mêmes : cela fait partie des habitudes !

La seconde est la peur, voire la terreur, qui est évidente : c’est ce qui fait le plus mal lorsque l’on est sur place. Les gens ont peur de parler et j’ai obtenu beaucoup de témoignages verbaux de personnes qui, à force de voir comment je vivais, se sont épanchées, mais à aucun moment elles n’auraient apporté le moindre témoignage sur procès-verbal, y compris sous couvert de l’anonymat, à aucun moment elles n’auraient osé témoigner par crainte de représailles. Il est indéniable que cette dimension fait partie intégrante de l’attitude des Corses. J’ajouterai qu’à partir de là, on en arrive très vite à la solution de facilité, que certains trouvent confortable, de justifier par la peur un certain manque de courage, ce qui s’explique aussi : de moins en moins de gens aiment témoigner car il est indéniable que cela apporte plus de soucis que de feindre n’avoir rien vu, ce qui renvoie à un problème de citoyenneté plus global et général en France...

C’est donc tout un ensemble de causes qui nous prive de toute coopération avec la population et c’est pourquoi mon souci était de tenter de récupérer sa confiance. Cela étant, notre moyen de réponse était très limité et je me souviens du cas de plusieurs personnes victimes de racket qui refusaient de témoigner, mais qui exigeaient de nous l’assurance qu’ils ne se feraient pas tuer, alors que sans leur témoignage, nous ne pouvions rien faire. Qui pouvait leur fournir une telle assurance ? Personne !

M. le Président : Quelles étaient vos relations avec la DNAT ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : J’ai eu de très bonnes relations et cela pour plusieurs raisons : d’abord, je connaissais très bien et depuis fort longtemps Roger Marion, puisqu’il faisait partie de ma promotion de commissaires, ensuite, parce qu’il a une très forte personnalité ainsi que moi-même, ce qui fait que nous pouvions tout de même nous entendre...

M. le Président : A moins que les deux personnalités ne s’annulent !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Enfin, parce qu’à l’époque, il ne travaillait pas beaucoup en Corse.

M. le Président : C’est pour cela que vous n’avez pas eu de problèmes, ce qui n’a pas été le cas par la suite...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Ce n’est pas ce que je veux dire : je veux dire que nos relations étaient des relations normales d’un SRPJ vis-à-vis d’une division nationale, comme il y en a d’autres, qu’il s’agisse des offices centraux du blanchiment, des œuvres d’art ou de la fausse monnaie, que l’on appelait et à qui l’on rendait compte dans la mesure où ils assurent quand même une coordination : c’est la DNAT qui participait, à la direction générale, aux réunions de l’UCLAT, qui réunissait tous les services de police et la gendarmerie nationale. Il était donc évident que nous les tenions informés, même s’il est vrai que sur l’affaire de Spérone cela s’est fait après...

M. le Rapporteur : Ils n’ont pas manifesté un certain mécontentement ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Disons, pas ouvertement !

M. le Rapporteur : Cette affaire, précisément, a-t-elle été menée dans les règles procédurales, puisque les personnes interpellées ont, à ma connaissance, été relâchées assez rapidement et n’ont pas encore été jugées ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : S’agissant des règles procédurales, il est vrai que certaines personnes se sont amusées, depuis le début, à dire qu’il y avait des erreurs de procédure, ce qui est complètement faux d’autant qu’il faudrait savoir comment les choses se sont passées sur le terrain...

M. le Rapporteur : On nous a dit que les armes n’ont pas été saisies dans les règles de l’art...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Bien sûr que si !

En réponse à votre question, je préciserai que certaines personnes ayant soulevé des possibilités de nullité de procédure - de mon point de vue il aurait quand même été un peu fort qu’elles soient reconnues - le dossier est passé devant la chambre d’accusation qui a labellisé toute la procédure. A mon avis, à partir du moment où la chambre d’accusation de Paris - ce n’est pas, de surcroît, n’importe quel TGI - a labellisé la procédure, pourquoi continuer à évoquer ces possibilités de nullité, sauf à remettre en cause toute la justice auquel cas, on n’en finit plus ?

Pour ce qui est de la saisie des armes, une critique a été soulevée, faute d’avoir pu trouver autre chose, sur l’établissement des procès-verbaux. Lorsque les quatorze individus sont arrêtés, notamment dix d’entre eux par la gendarmerie nationale à qui je rends hommage, ils étaient dans une camionnette, armés jusqu’aux dents et prêts à tirer - la fusillade a été évitée - nous sommes dans le maquis, après que des coups de feu ont été échangés du côté de Spérone, qu’on a procédé à des interpellations et que des délinquants

 une vingtaine ou une dizaine, bref assez nombreux - ont réussi à s’échapper dans les maquis, tout cela se passant, de surcroît, en pleine nuit. Dans de telles conditions, il est évident que nous avons ramené tout ce beau monde - soit quatorze personnes armées d’un arsenal pas possible - là où était le PC opérationnel, c’est-à-dire à la gendarmerie de Porto-Vecchio. La gendarmerie ne craignant qu’une chose, l’attaque de la caserne, elle nous a demandé de partir au plus vite et il va de soi que nous n’avions décemment pas le temps de dresser un procès-verbal pour signifier que chacune des armes appartenait à telle ou telle personne...

Par ailleurs, les choses se sont déroulées de telle manière que les officiers de police judiciaire sur le terrain ont arrêté dix personnes d’un coup - toutes surarmées puisque certaines avaient des grenades à la ceinture, une arme de poing dans chaque main, sans compter tout ce qui était stocké dans un coin de la camionnette - et que tout le matériel, pour des questions de sécurité, a été retiré sur le terrain sans respecter la procédure du procès-verbal. Mais il faut savoir que nous sommes en plein maquis, de nuit, sur une petite route et que les gendarmes ne sont pas plus nombreux que ceux qu’ils viennent d’arrêter, ce qui est très dangereux d’autant que ces derniers se refusent à décliner leur identité et qu’il faut donc procéder au signalement ce qui est très long... Ce n’était pas chose pensable ! En conséquence, dans un souci de sécurité, les gendarmes ont saisi globalement tout l’armement et conduit les dix personnes à la gendarmerie, ce que certains leur reprochent, prétendant qu’il aurait fallu attribuer chaque arme à une personne précise...

J’ajoute que, sur le plan de la procédure, cela n’empêche pas la justice de juger puisque toutes ces personnes sont bien, de toute manière, complices de cette tentative d’attentat par opération commando et que, s’il n’est pas indiqué qui portait quelle arme, le jugement peut seulement y perdre en précision... Ce sont des petits points de détail mais qui permettent de resituer l’opération dans un contexte qui n’était quand même pas facile.

M. le Président : Je reviens sur l’affaire de Tralonca pour vous demander si, après les événements, vous n’avez pas reçu mission d’enquêter pour savoir qui étaient les participants.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, non !

M. le Président : Ils étaient combien ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : La presse a parlé de 500 participants, mais nous n’avons pas eu de saisine des magistrats.

M. le Président : " Les chiffres varient selon la police ou les organisateurs " comme le disent traditionnellement les communiqués.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je ne sais pas, parce que la police n’y était pas, en tout cas à ma connaissance !

M. le Président : Selon le ministre de l’Intérieur !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je vous réponds " à ma connaissance "...

M. le Président : Mais quand vous avez vu, dans cette affaire de Tralonca, des messages lus à l’occasion d’une conférence de presse et des réponses apportées, le lendemain même, sous forme d’une déclaration ministérielle, cela ne vous a pas interpellée ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui et non : on est saisi d’une enquête, on la traite ; on n’est pas saisi, on ne la traite pas...

M. le Président : Cela n’empêche pas, madame, que vous ayez un sentiment, même si vous ne répondez qu’en tant que responsable de la police. Je répète : puisque des questions sont posées à l’occasion d’une conférence de presse tenue clandestinement dans le maquis à laquelle assistent quelque 200 ou 500 personnes et que des réponses y sont apportées point par point, n’avez-vous pas pensé que l’on était en train de faire des choses dans votre dos et que, finalement, tout cela était une négociation politique qui avait conduit à demander aux services de police d’être prudents dans les investigations auxquelles ils se livraient ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je crois que l’on peut toujours faire des déductions de ce style, mais je me garderai bien de tirer la moindre déduction aussi longtemps que je n’aurai pas toutes les cartes en main. C’est compliqué là-bas et quand on ne sait pas tout, mieux vaut se garder de déduire ! On observe, on peut faire des déductions très personnelles, mais tout en sachant qu’elles sont passibles d’une marge d’erreur, sauf à disposer de toutes les informations. Evidemment, on prend du recul, on tente d’analyser, on interroge ses collègues, mais on n’a jamais toutes les cartes en main...

M. le Président : Oui, parce que vous aviez des contacts avec les services de gendarmerie, les RG : l’un ou l’autre de ces services devait avoir des informations... Puisque l’on vous a dit, par exemple, que les services de gendarmerie avaient identifié les véhicules qui s’étaient rendus à cette conférence de presse, je suppose que, même s’ils étaient loués à la filiale Hertz de Filippi, on devait quand même savoir qui se trouvait à l’intérieur. Non ?...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, probablement, mais n’étant pas saisie de l’enquête, mon analyse ne peut être qu’une analyse de citoyenne. Ce qui compte en police judiciaire c’est de savoir si l’on est saisi d’une enquête, en cas de flagrant délit, par exemple, ou si l’on n’en est pas saisi...

M. le Président : Certes, mais, madame, lorsque, moi, j’entends, ici, les commentaires de la police sur le continent par rapport à l’action judiciaire - ce qui est encore un autre aspect des choses - et que j’entends régulièrement des policiers dire que de toute façon rien ne sert à rien, puisque la sanction qui intervient n’est pas à la hauteur des délits ou des crimes commis, je me demande si vous partagiez ce sentiment en Corse, étant entendu que je ne parle pas des procureurs ou des juges d’instruction, mais des juges qui ont à juger...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Il est vrai que c’était le sentiment général des policiers mais pas le mien forcément parce que, pour ma part, je ne me permets pas de juger la justice.

M. le Président : En tant qu’officier de police, mais en tant que citoyenne ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, je suis policier, moi, je ne suis pas juge !

M. le Président : Mais vous êtes citoyenne, madame...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Cela s’entend mais seuls les juges, dans l’intimité de leur réflexion, sont à même de connaître le dossier. Par conséquent, on peut avoir spontanément des réactions, mais dès que la réflexion s’approfondit, on ne peut que prendre du recul car qui peut dire ce qu’il ferait à la place du magistrat qui juge, surtout si on ne connaît pas tout le dossier ? Moi, je suis policier, j’essaie de faire mon job le mieux possible : aux juges de juger...

M. le Rapporteur : Il y avait quand même un certain nombre de problèmes, puisque je crois que c’est juste après votre départ que M. Toubon a demandé de dessaisir les juges locaux de quatorze dossiers - j’ignore si vous avez eu cette information - sur lesquels vous étiez saisie et qui ont été délocalisés auprès de la section antiterroriste.

Comment avez-vous vécu cette décision prise presque immédiatement après votre départ et qu’en avez-vous pensé ? Derrière tout cela, se profilait peut-être l’idée qu’il n’était pas possible de voir ces dossiers aboutir localement ? Comment expliquez-vous cela ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : D’abord, si j’étais partie, j’avais autre chose à faire, car quand on prend la tête d’un nouveau service on a véritablement beaucoup à faire ; ensuite, si le but était de faire mieux que le SRPJ, j’aimerais savoir si les dossiers sont sortis aujourd’hui...

M. le Président : La réponse est négative et je gage que vous la connaissiez, même si vous aviez fort à faire dans votre nouveau service... Vous vous occupiez des œuvres d’art à ce moment-là ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, j’étais directeur du SRPJ de Montpellier qui couvre huit départements, treize parquets et deux parquets généraux...

M. le Rapporteur : Néanmoins, vous aviez eu vent de cette information sur la délocalisation de ces quatorze dossiers ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, je l’ai peut-être eue à l’époque mais c’est quelque chose que, véritablement, je n’ai plus en tête. Pour moi, ce n’est pas anodin, mais ce n’est pas, non plus, un gros problème.

M. le Rapporteur : Ce sont des dossiers dont vous avez dû avoir la charge !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : De quel genre de dossiers s’agissait-il ?

M. le Rapporteur : Apparemment de dossiers qui, tous, concernaient des terroristes et des assassinats, puisque vous étiez en poste durant la période des règlements de compte généralisés...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Quand une décision est prise qui laisse penser qu’il peut y avoir un mieux et qu’un service plus adroit peut sortir l’affaire, il n’y a rien à dire !

M. le Président : Il n’y a rien à dire si le service saisi se débrouille mieux que le service qui est dessaisi. Mais comme, ainsi que vous le dites vous-même, répondant d’ailleurs par avance à la question que l’on pourrait vous poser, il n’y a pas eu plus de résultats, et je dirais même moins puisque, apparemment, tous ces dossiers sont partis en déconfiture, personne ne s’en étant beaucoup soucié...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : On pouvait penser qu’en les confiant à un autre service les choses allaient s’améliorer : vous savez, il arrive, de temps en temps, même sur des affaires locales, que lorsqu’au bout de X mois, voire années, le service saisi n’a pas élucidé une enquête qui tient à cœur à la population ou au magistrat, ce dernier dessaisisse le service saisi au profit d’un autre service, que ce soit la gendarmerie au profit de la police nationale, ou la police - cela se voit - au profit de la gendarmerie. La logique est la suivante : puisque ce service n’y arrive pas, essayons de voir si un autre service, un œil nouveau, d’autres méthodes peuvent faire avancer les choses...

M. le Président : Quand c’est exceptionnel, madame, on peut le comprendre. En revanche, quand cette attitude de dessaisissements des services locaux au profit de services nationaux dont l’aptitude à régler les problèmes n’apparaissait pas évidente, est devenue quasi systématique est-ce que vous ne la ressentiez pas comme un camouflet ? D’une manière générale, est-ce, selon vous, une bonne méthode ou une méthode contestable de traiter, depuis Paris, les problèmes corses, en dépit de leur spécificité ? C’est là une question très générale !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Il y a du pour et du contre parce que l’on s’aperçoit que dans certains domaines, une spécialisation au niveau des magistrats n’est pas inutile. Aujourd’hui, par exemple, nous, police judiciaire, ne serions pas opposés, notamment dans le domaine qui est plus particulièrement le mien aujourd’hui, à la création d’un parquet spécialisé dans les affaires de blanchiment, dans toutes les affaires d’agents infiltrés prévues par la loi sur les affaires de stupéfiants ou de blanchiment. Pourquoi ? Parce qu’il y a un apprentissage du texte et de son application, des mesures de sécurité draconiennes pour les fonctionnaires, une connaissance des autres affaires, un souci de coordination, de façon à ce que plusieurs services ne se rencontrent pas dans le cadre de plusieurs commissions rogatoires ; en conséquence le fait d’avoir un service national dans des domaines particuliers présente quand même un certain nombre d’avantages. Cela étant, il est vrai que les gens le vivent mal au niveau local : il est incontestable que les magistrats, en Corse notamment, ne le vivaient pas très bien et le ressentaient comme un désaveu, de même que les policiers, quand cela a pu leur arriver, mais je n’ai pas connu cette situation...

M. le Président : On vous a finalement laissé une marge de manœuvre assez grande pendant la période où vous étiez en poste !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je ne dirais pas que l’on m’a laissé une marge de manœuvre : on m’a laissée travailler.

M. le Président : Est-ce que vous aviez des contacts fréquents, directs, avec le préfet adjoint chargé de la sécurité ou est-ce le préfet de région qui assurait la coordination de toutes ces actions ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, c’était le préfet délégué à la sécurité que nous appelions tous le " préfet de police " d’ailleurs, qui s’occupait de toute la coordination en matière de sécurité. J’en ai connu deux : d’abord M. Lacave, puis M. Guerrier de Dumast et, à leur niveau, était organisée une réunion hebdomadaire qui se tenait, tantôt à Ajaccio, tantôt à Bastia, ainsi que des réunions ponctuelles en cas de problèmes particuliers.

M. le Président : Vous étiez donc en liaison étroite avec le préfet adjoint, chargé de la sécurité ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Absolument !

M. le Président : Si vous deviez porter un jugement d’ensemble sur la section antiterroriste du parquet de Paris, que nous en diriez-vous, sous la foi du serment, bien entendu ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : A titre professionnel, je n’ai rien à dire, monsieur le Président.

M. le Président : Et à titre personnel ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je préfère me taire !

M. le Président : Votre réponse est en soi suffisante.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Elle est peut-être trop interprétative !

M. le Président : Si vous nous en disiez plus, cela permettrait justement d’éviter les interprétations... chère madame.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, je n’y tiens pas !

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : J’aurai deux questions.

Premièrement, les réunions de travail placées sous l’autorité du préfet de police, étaient-elles des réunions d’information, de coordination, au sens un peu général du terme ou avaient-elles un caractère très opérationnel voire directif, si vous préférez ? Quelle aurait été votre réaction si elles vous avaient donné le sentiment d’une direction d’enquête issue, non pas d’un magistrat, mais d’un préfet, comme il semble que cela ait été le cas dans une période postérieure à votre séjour en Corse ?

Deuxièmement, dans le cadre des dysfonctionnements dont vous auriez pu avoir à connaître, soit durant votre séjour en Corse, soit par la suite, en tant que directeur de SRPJ, si vous constatiez un dysfonctionnement dans la procédure ou des compétitions inacceptables entre les services, quel était votre interlocuteur ? Autrement dit, vers qui naturellement auriez-vous été amenée à vous diriger pour protester contre telle ou telle situation et éventuellement "pousser un coup de gueule " : est-ce le directeur central de la police judiciaire, le préfet ou le procureur général avec lequel vous êtes amenée à travailler ? Comment les choses se passent-elles en cas de dysfonctionnement dans l’un des services de police judiciaire puisqu’il y a les services nationaux, les services locaux et la gendarmerie ? Quand vous avez des décisions qui vous semblent non fondées ou injustes, vers qui vous tournez-vous ? Avez-vous un interlocuteur ou pensez-vous qu’il conviendrait d’en créer un vis-à-vis duquel il soit naturel que vous vous exprimiez ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Sur la première question, je dirai que le préfet délégué à la sécurité tenait ces réunions pour évoquer les événements de la semaine en termes de sécurité générale. On traitait donc aussi bien des problèmes de renforts CRS ou gendarmes mobiles, que des faits. La parole était beaucoup plus donnée aux RG, notamment en termes d’interprétation, d’analyse, d’anticipation sur l’avenir, de risques sociaux, de répercussion sur le moral des populations, soit tous les domaines qui touchent aux RG dans ce qu’ils ont de très positif pour les services enquêteurs. Dans ces réunions, notre contribution se limitait à énumérer les faits et à préciser si nous avions des éléments, mais rien de plus.

Il est vrai que certains préfets avaient tendance à avoir des exigences sur la manière de monter des dossiers. C’était notamment le cas de M. Lacave, que je peux citer puisque j’ai beaucoup d’estime pour lui : c’est un homme qui s’implique et on ne pouvait pas lui reprocher cette attitude, tout l’art consistant à lui dire : " Sur cette question, j’en référerai au procureur de la République ! ", ce qui remettait tout de suite chacun dans ses limites. Dans l’équilibre des pouvoirs c’est normal, d’autant qu’il y a, en Corse, deux forces importantes au niveau de l’action des policiers. Nous avions tendance à dire que notre préfet de police avait une propension à être un peu préfet de justice, et comme nous pensions la même chose du procureur général qui avait, lui aussi, une forte personnalité, les deux étaient obligés pour s’entendre de s’arranger, car il était hors de question que nous restions, nous, pris en sandwich... Cela a pu se produire mais comme j’estimais que c’était intenable, j’ai toujours tapé du poing sur la table pour exiger des instructions claires et fait en sorte que chacun ne demande pas tout et son contraire et que l’on sache où l’on allait, tout cela, bien évidemment dans le cadre des lois. Finalement, les choses se passaient plutôt bien parce que les personnes étaient suffisamment intelligentes pour comprendre où était l’intérêt général.

Pour ce qui est de la seconde question, si vous faites allusion à un conflit entre un service de PJ régional, et une division de la direction centrale de la police judiciaire, je tiens à préciser que le directeur central est un homme d’arbitrage au niveau administratif, mais que ce sont les magistrats qui arbitrent au niveau de l’enquête judiciaire. Il est donc certain que si un service n’est pas d’accord, il doit rencontrer le magistrat pour le lui faire savoir, charge à lui, par la suite d’agir ou pas.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Sans citer d’exemples, vous est-il arrivé, durant votre carrière professionnelle d’entreprendre de telles démarches et de faire savoir qu’une décision constituait une entrave à votre enquête ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non !

M. le Président : Vous n’aviez pas de contacts avec Paris ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Si, j’avais de nombreux contacts avec mon directeur central et avec Roger Marion à la DNAT, mais surtout avec mon directeur central...

M. le Président : Quel était-il à l’époque, madame ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : C’était M. Franquet. Le sous-directeur des affaires criminelles était M. Mancini, que j’appelais également régulièrement, week-ends compris.

M. Robert PANDRAUD : Connaissez-vous une région au monde où le terrorisme ait été vaincu par des moyens purement judiciaires et le respect intégral de l’Etat de droit ? Je vous pose très fermement la question : n’avez-vous pas rêvé, un jour, d’avoir la possibilité juridique de procéder à des internements administratifs, ce qui aurait été plus utile en la matière que de longues procédures judiciaires si bien échafaudées soient-elles ? Croyez-vous - c’est une question que je pose à la citoyenne et nullement au fonctionnaire de la police judiciaire - que l’Italie, l’Espagne ou la Grande-Bretagne ont pu juguler le terrorisme sans internements administratifs ?

Par ailleurs avez-vous mené des enquêtes qui ont abouti sur des trafics d’armes, bazookas ou armes lourdes, et je ne parle pas des armes de poing dont j’ai entendu beaucoup d’autorités dire - vaste programme ! - qu’on allait demander aux Corses de les rendre ? Avez-vous, vous ou vos prédécesseurs, mené des enquêtes sur l’origine de ce trafic d’armes lourdes ?

Enfin - et vous n’êtes, bien entendu, en cause sur aucune des questions que je vous ai posées - puisque vous avez, à très juste titre, parlé de la difficulté de recueillir des témoignages du fait de la spécificité de la Corse et de la crainte de représailles, j’aimerais savoir pourquoi, d’après vous, depuis vingt ans, on n’a jamais réussi, à ma connaissance

 vous me direz que ce n’est pas forcément le rôle de la police judiciaire ce dont je conviendrais volontiers mais il y a d’autres services au ministère de l’Intérieur - à avoir des informateurs sérieux dans ces mouvements autonomistes ? Pourquoi n’est-on pas parvenu à infiltrer, à l’université de Corte, un jeune qui quelques années plus tard aurait pu donner des renseignements, à trouver un ecclésiastique douteux ou un instituteur que l’on puisse tenir pour attendre et voir venir ? Il existe toujours une DST en Corse ; collaborait-elle avec vous ? On n’en a jamais entendu parler : c’est un peu curieux ! On aurait pu recruter comme cela s’est toujours fait dans les universités durant les périodes sensibles, un jeune de dix-huit ans de l’université de Corte, qui est un haut lieu du nationalisme, à qui on aurait payé ses études et qui serait devenu rentable à vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Or, on a l’impression que personne ne cherche à infiltrer ce milieu pour faire remonter les informations.

Etant donné la succession des fonctionnaires de police qui passent sur l’île, et celle des préfets, il est vrai que c’est sans doute beaucoup plus difficile qu’ailleurs...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Sur la première question, j’ai toujours pensé que dans des régions atteintes parce que l’on appelle le " terrorisme ", et notamment en Corse, la clé de la solution n’était pas uniquement policière ou judiciaire. Il est évident que s’imposent d’abord une prise en compte et un règlement politiques du problème. Cette réflexion doit inclure tous les problèmes que la société affronte actuellement : si on résume toute la question à une affaire de police, on se " plante ". La police peut faire son travail et doit le faire de mieux en mieux, car il y a encore beaucoup à faire pour l’améliorer, mais il est évident que ce n’est pas la police seule, ou le couple judiciaire police-justice, la chaîne judiciaire pénale, qui peut résoudre tous les problèmes : c’est certain !

Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question...

M. Robert PANDRAUD : Un peu, et comme vous ne pouviez pas aller plus loin, de toute manière, je n’insisterai pas...

M. le Président : Elle pourrait sans doute le faire, mais elle s’en gardera bien : c’est ce que voulait dire M. Pandraud...

M. Robert PANDRAUD : Elle a raison !

M. le Président : Je ne sais pas...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Pour ce qui est de la seconde question, qui a trait au trafic d’armes, je sais qu’il y a eu des affaires d’armements lourds soit avant, soit après mon départ - ce n’est donc pas moi qui les ai traitées - et notamment avec la Belgique, ce pays étant, comme on le sait, une plaque tournante pour le trafic d’armes de tous calibres, y compris l’arme lourde. Des échos me sont parvenus selon lesquels la gendarmerie avait collaboré à une affaire qui avait lieu en Belgique ; cela doit remonter à deux ou trois ans.

M. le Président : On a supprimé la gendarmerie en Belgique, ce qui a résolu le problème...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Elle a été supprimée mais elle existe toujours en fait !

M. Robert PANDRAUD : Je suis tout à fait inquiet, et c’est ce qui m’a amené à vous poser cette question, des lendemains. En effet, on connaît la situation au Kosovo avec la présence des armées de trente-six nations. Or, l’expérience prouve que, mis à part celles d’un ou deux états, les armées de toutes les nations vendent leurs armes et leur matériel. Vous pensez bien que les Russes ne vont pas faire exception à la règle et que cela va être formidable pour eux de pouvoir rentrer au pays avec des devises... L’Italie l’a toujours fait, les Etats-Unis de même : jamais vous n’avez vu un Américain rentrer chez lui avec ses armes. A la Libération, les soldats américains vendaient leurs armes à Pigalle et ailleurs. Les Iraniens les ont vendues, je ne sais où, et les Kosovars vont faire de même... Les seules armées à ne pas le faire sont les armées britanniques, allemandes et françaises. Il est certain que le Kosovo n’est pas la porte à côté, mais cela n’arrêtera pas les trafiquants, vous le savez mieux que moi !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Des échos nous étaient effectivement parvenus en Corse, selon lesquels certains armements lourds qui avaient servi à atteindre la caserne de CRS d’Aspretto ou le Conseil général à Bastia - les tirs n’étaient d’ailleurs pas passés très loin de l’habitation du préfet de Haute-Corse - provenaient déjà, à l’époque, de Yougoslavie en transitant par l’Italie, ce qui ne constituait pas un élément suffisant pour mener l’enquête. Néanmoins, il faut savoir que lorsqu’il y a eu l’ouverture des frontières à l’Est - et je connais des policiers qui ont fait le déplacement puisque la police française a participé à de nombreux plans de sensibilisation et de formation dans les différents pays de l’Est - on proposait même d’acheter des tanks pour fort peu de choses en contrepartie, ce qui est le comble ! Donc nous savons qu’il y a des risques très importants à ce niveau.

M. Robert PANDRAUD : Je vais poser maintenant une question aussi bien pour le Président que pour vous : ne serait-il pas souhaitable, compte tenu de ce qui vient d’être dit, de demander à la DGSE de diligenter des enquêtes précises à ce sujet ? C’est son travail ! Elles nous renseigneraient sur le trafic international d’armes qui peuvent être utilisées en Corse et sur ce qui peut se passer en fonction des zones troubles. Il n’est pas évident, en effet, de pouvoir se promener avec un bazooka.

M. le Président : C’est plus facile qu’avec un char !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Là, il s’agissait de lance-roquettes !

M. le Président : Madame, pour compléter la question de M. Pandraud sur la frontière entre la politique et l’argent, avez-vous pu observer dans vos enquêtes ce phénomène de glissement, de transformation de mouvements dits " nationalistes " en mouvements liés à la criminalité et au banditisme, c’est-à-dire à des affaires d’argent ? On sait qu’il y a, de temps en temps, voire souvent, des explosions qui ne s’accompagnent pas de revendications politiques précises mais qui ont trait à des règlements de compte, à des vengeances, mais aussi à des intérêts matériels et financiers qui sont considérables en Corse. Avez-vous observé ces glissements d’un certain romantisme vers des choses moins romantiques et davantage liées à un comportement criminel ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, et cela s’explique par deux phénomènes.

Le premier, historiquement, est celui du banditisme. Le banditisme corse a toujours été un grand banditisme, puissant, avec diaspora, composé de gens qui sont des aventuriers et des aventuriers courageux. Le banditisme corse a toujours fait partie du grand banditisme français. A une certaine époque, soit par idéologie, soit par commodité - en cas d’arrestation par la police cela arrangeait bien les affaires de ces truands de pouvoir brandir une carte FLNC et de dire que les braquages étaient réalisés au nom du terrorisme - il s’est affilié, si je puis dire, au terrorisme. Cette description est assez caricaturale parce que les situations sont parfois moins nettes, mais il est indéniable que ce phénomène a existé.

Le second phénomène que nous avons pu constater est celui que l’on appelle " la mafiosisation " de certaines branches nationalistes avides de pouvoir et d’argent. Il est également exact que nous avons pu le constater...

M. le Président : Il était lié au tourisme, au développement urbanistique...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Ce n’est pas si simple, parce qu’il y a quand même une part d’idéologie et une part plus complexe à établir concernant les tentacules d’intérêts locaux dont on soupçonne néanmoins qu’elle dépasse le simple affichage idéologique...

M. le Président : On nous a donné un chiffre : 12 000 attentats, 4 600 revendiqués. Entre les deux il y a quand même une marge !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Absolument ! Il y a beaucoup d’attentats qui sont de petits attentats de 100 ou 200 grammes d’explosifs qui visent à régler des comptes de voisinage, à donner suite à un mécontentement et qui représentent un moyen d’expression : là où sur le continent la situation se réglerait à coups de poing, elle se règle, en Corse, par des explosifs.

En outre, une partie des attentats non revendiqués correspondent, eux aussi, à des règlements de compte causés par des rivalités commerciales et répondent donc à un intérêt économique ou financier. Certains mouvements nationalistes, on le sait très bien, ont fonctionné à coups d’attentats, de rackets, pour faire pression sur les commerçants, afin de prendre leur place en rachetant les boutiques à bas prix : c’est vrai, mais c’est très difficile à prouver même si c’est dit. Enfin, parmi les attentats non revendiqués, il en est qui sont commis par les nationalistes, mais qui ne sont pas revendiqués en termes de stratégie.

M. le Président : Vous ne vous êtes pas préoccupée du Crédit agricole durant votre séjour en Corse ? En effet, depuis quelque temps on a observé qu’il permettait le financement de quelques " terroristes " de même que l’on savait que Bastia Securità était une officine directement liée au mouvement nationaliste. Vous n’avez pas fait d’enquêtes ? Vous ne disposiez pas du personnel nécessaire sur place... ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Moi, je n’ai pas lu que le Crédit agricole finançait le terrorisme, mais des gens qui, apparemment, s’en mettaient plein les poches...

M. le Président : Peut-être, mais c’est délictueux !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Absolument, mais, pour moi, d’après ce que j’ai lu dans la presse - puisque de l’enquête, je ne connais rien d’autre que ce qu’en dit la presse - ce n’est pas lié au terrorisme.

M. le Président : Ce n’était pas lié au terrorisme, sauf que l’on constate quand même que certaines enquêtes débouchent sur des terroristes, sur des gens qui sont liés au terrorisme ou sur des mouvements nationalistes...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, mais parmi ceux-ci, certains avaient une double casquette : je m’en mets plein les poches d’un côté, et de l’autre, je joue le jeu du nationalisme. Vous avez des gens là-bas qui feignent d’être nationalistes, mais qui ne recherchent que leur intérêt personnel : c’est bien le problème !

A mon époque, le Crédit agricole était menacé : il y avait des agences qui sautaient régulièrement ; il devait faire face à des révoltes syndicales et il était plus victime qu’autre chose et nous n’avions pas d’informations laissant entendre qu’il avait accordé des prêts abusifs ou s’était laissé aller à des choses pas très nettes. D’ailleurs, s’il y avait eu quelques bribes d’information, elles n’étaient pas suffisantes pour ouvrir une enquête.

En revanche, il faut savoir que l’enquête déclenchée en 1998 a été ouverte sur dénonciation - article 40 - d’un autre service administratif qui avait, lui, des éléments, à savoir l’inspection des finances. Il est vrai que l’on constate que depuis l’assassinat du préfet Erignac, les administrations qui peuvent avoir recours à l’article 40 du code de procédure pénale en font un plus grand usage qu’auparavant.

M. le Président : Qu’en est-il du lien entre le monde politique en Corse et une certaine forme de criminalité dans le cadre de ce que l’on appelle " les clans " ? L’avez-vous observé ? Vu de l’extérieur, cela apparaît comme une situation très particulière et je ne parle pas d’opinions politiques mais du système tel qu’il fonctionne. Est-ce que tout cela n’a jamais débouché, dans le cadre d’enquêtes, sur des connivences, une certaine forme de compréhension qui pouvait être assimilée à de la complicité ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, parce qu’il faut bien voir qu’il existe ce que l’on appelle " les vitrines légales " des mouvements nationalistes...

M. le Président : Et les conférences de presse nocturnes...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : ...et les mouvements clandestins. Comme à aucun moment on ne peut prouver qu’une partie de ceux qui font vitrine légale portent la cagoule la nuit... C’est un fait notoire mais comment voulez-vous le prouver ?

M. le Président : Tout le monde le sait ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Tout le monde le sait mais tout le monde ne porte pas la cagoule la nuit, parce qu’il y aussi ceux qui n’ont pas le courage de le faire et qui restent des maîtres d’œuvre...

M. Robert PANDRAUD : Vous apportez une réponse à ma première question : les vitrines légales du terrorisme, où que ce soit, ne sont jamais traitées par des méthodes judiciaires, mais toujours par des internements administratifs.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : La vitrine légale étant légalisée, que voulez-vous qu’on fasse de toute manière ?

M. le Rapporteur : Bastia Securità était une vitrine légale que l’Etat a complaisamment encouragée, puisqu’elle a bénéficié d’une autorisation délivrée à un moment où, semble-t-il, il y a eu des discussions...

M. le Président : C’était à votre époque ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, c’était avant !

M. le Rapporteur : Tout le monde nous parle de Hertz et de la famille Filippi en nous disant que l’on sait depuis des années que tous les nationalistes utilisent des voitures de cette compagnie. On ne s’est pas attaqué à tout cela ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Si, mais vous n’avez rien au niveau pénal... J’ai fait faire des enquêtes sur Bastia Securità, tant des enquêtes financières que des enquêtes administratives, pour voir si l’on ne pouvait pas trouver une faille, mais en vain. Nous avons mis à profit l’assassinat de M. Filippi pour enquêter précisément sur ses sociétés, mais nous n’avons rien trouvé susceptible de constituer une infraction pénale. C’est bien pourquoi il faut se méfier du notoire. En France, on vit avec le notoire : il est notoire que... Cela veut dire quoi ? Où est la preuve et la preuve de quoi en plus ?... De même, en France, on a tendance à assimiler l’amoralité à l’infraction pénale. Or, tout comportement amoral ne trouve pas sa traduction en termes d’infraction pénale...

M. le Président : Oui, mais enfin, madame, lorsqu’un élu corse déclare qu’il ne condamne pas, loin s’en faut, les assassins du préfet Erignac, et qu’il a même de la compréhension pour eux, il y a une qualification pénale qui peut être trouvée : incitation à je ne sais quel délit. Cela existe et on l’a vu récemment...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je le lis, comme vous, dans la presse... je ne l’ai pas vécu là-bas.

M. le Président : Ce sont des déclarations qui n’ont pas été démenties jusqu’à preuve du contraire. Elles sont même revendiquées...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Absolument !

M. Robert PANDRAUD : Et la vitrine légale ne peut-elle pas être dissoute en fonction de la loi de 1936 ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je crois que beaucoup ont été heurtés par ces déclarations !

M. le Président : On le serait à moins ! Quand on va sur place, - j’ignore comment étaient menées les enquêtes à votre époque parce que nous n’avons pas vérifié les choses - et qu’on nous décrit les conditions dans lesquelles l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac a été diligentée, immédiatement après le crime, on est effrayé par l’absence de professionnalisme des policiers corses que vous avez pourtant loués : tout le monde participait, même ceux qui n’étaient pas directement impliqués à l’intérieur du service compétent, à la collecte des informations. Cela a paru étonnant de la part des services locaux qui étaient sans doute, pour partie, les mêmes que ceux que vous avez connus.

A ce propos, puisque vous êtes restée deux ans et demi sur l’île, que pensez-vous de la corsisation ? Ne pensez-vous pas que deux ans et demi en Corse soit le délai maximum, compte tenu de la tension et de la pression qui y sont très fortes, et qu’une rotation s’impose - non pas dans les services de sécurité publique qui n’ont pas tout à fait la même mission et ne répondent sans doute pas exactement aux mêmes critères - mais dans les services du SRPJ, comme c’est le cas dans les services de gendarmerie où la rotation est relativement régulière ?

En vous posant cette question, j’essaie de dégager des pistes.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Il faut trouver un équilibre entre les gens du continent qui soient de très bons professionnels et les Corses désireux de travailler là-bas !

M. le Président : Des Corses fiables !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, mais il y en a beaucoup, vous savez. J’ai toujours trouvé étonnant que l’on dise que les services de police en Corse, parce qu’ils étaient constitués de nombreux Corses, n’étaient pas fiables : je ne suis pas du tout d’accord avec cela et je trouve que les plus courageux, ce sont justement les Corses !

M. le Président : Oui, madame, mais - on nous l’a dit et cela semble ressortir de nos investigations - un responsable du SRPJ corse a fourni un certain nombre d’informations relatives à l’enquête. Cela vous paraît compatible ?

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : C’est à vérifier...

M. le Président : Certes, mais si tel est le cas et nous avons quand même deux exemples que nous ne tenons pas de n’importe qui, mais de gens que vous connaissez bien et qui vous ont sans doute informée de la même manière que nous...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Informée ?... Je ne vois pas.

M. le Président : On nous a dit que la famille Colonna avait été informée des risques potentiels d’arrestation d’Yvan Colonna par un responsable du SRPJ d’Ajaccio...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je n’y crois pas !

M. Robert PANDRAUD : Cela n’a absolument pas été vérifié !

M. le Président : Non, mais quand c’est dit par un responsable national d’un service du ministère de l’Intérieur, ce type d’accusation a quand même un certain poids, vous en conviendrez avec moi...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je n’y crois pas, monsieur le Président. Je connais bien les deux personnes auxquelles vous faites allusion et je n’y crois pas !

M. le Président : Quel est l’intérêt de faire ce genre de déclarations ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Moi, je ne vais pas plus loin, monsieur le Président.

M. le Président : Je vous comprends ! Vous êtes ami avec l’un et, sans doute...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, je suis très amie avec les deux.

M. le Président : Avec les deux ? Reconnaissez que cela ne simplifie pas notre tâche.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Tout ce que je peux dire c’est qu’il ne faut pas oublier que l’un et l’autre sont sans doute de grands commis de l’Etat et des hommes d’honneur et que je ne crois pas à ces soupçons - ils n’ont pas été vérifiés - parce que je sais à quel point la personne sur laquelle ils pèsent est un homme d’honneur...

M. le Rapporteur : Nous sommes quand même surpris de ce climat - et je vous le dis parce que nous en avons tous été ici très étonnés, depuis le début de cette enquête - qui ne relève même plus de la guerre des polices mais qui devient presque suicidaire !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : C’est un drôle de climat, mais je ne veux pas rentrer dans ce jeu parce que j’y suis extérieure...

M. le Rapporteur : Ce climat nous laisse perplexes.

M. le Président : Il n’a pas pu s’instaurer comme cela, aussitôt après votre départ ! Il dure depuis sans doute déjà un certain temps. Quand on en est à ce type de déclarations, ce n’est plus la guerre des polices mais la guerre des gangs à l’intérieur des services de sécurité, ce qui est quand même inquiétant pour la sauvegarde de la démocratie et le respect des lois de la République...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je comprends bien et je dois dire que c’est dramatique !

M. le Président : Franchement, mettez-vous à notre place : nous ne sommes pas policiers et nous essayons de saisir des subtilités qui nous sont étrangères...

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Il ne s’agit même plus de subtilités... (Sourires)

M. le Président : Ce sont des modes de fonctionnement que l’on ne nous décrit pas, mais qu’on nous lance au visage : un responsable du SRPJ qui va prévenir...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : ... écoutez, je suis en dehors de ce climat...

M. le Président : Je l’espère pour vous, madame !

Mme Mireille BALLESTRAZZI : C’est-à-dire que je m’y efforce au maximum...

M. le Rapporteur : L’avez-vous vécu quand vous étiez en Corse ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non !

M. Robert PANDRAUD : Je voudrais revenir sur une notion que vous venez de reprendre à votre compte : les constatations et leur soi disant sabotage après l’assassinat du préfet Erignac : c’est dans la nature des choses ! Lorsqu’un préfet est assassiné, quelle est l’autorité de police, c’est-à-dire le commissaire de sécurité publique, au départ, avant que la PJ ne soit saisie, qui va faire une barrière de sécurité, éloigner les membres de la famille, les collaborateurs du corps préfectoral, les élus et autres : ce n’est pas possible !...

M. le Président : Ce n’est pas de cela dont je veux parler ! Ce matin, on nous a dit et je parle sous le contrôle de M. Donnedieu de Vabres qui était également présent,...

M. Robert PANDRAUD : Moi aussi !

M. le Président : ... que le morceau de balle présenté sur TF1 par un témoin, qui paraît-il l’avait ramassé sur les lieux du crime, avait été donné par les services de police pour discréditer l’enquête locale : excusez-moi, mais si tel est le cas, cela ne manque pas de vous " interpeller " comme on dit aujourd’hui, selon une formule à la mode...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : J’avoue que si c’est vrai, c’est une douche froide !

M. le Président : Enfin, madame, on vient devant nous, devant une commission d’enquête, on prête serment, donc nous sommes censés croire ceux qui sont en face de nous, surtout lorsqu’il s’agit d’un responsable. Encore que nous ne sommes pas naïfs au point de prêter foi à tout ce qu’on nous dit et que nous essayons de faire le tri... S’il s’agissait de rumeurs locales, je dirais " prenons-les avec infiniment de précautions ", mais lorsqu’il s’agit de responsables de service qui font de telles déclarations, nous sommes quand même enclins à les croire !

Ce que vous nous avez dit, j’ai tendance à penser que c’est la réalité, madame, jusqu’à preuve du contraire, comme vous savez si bien le dire, mais j’ai quand même des interrogations qui sont graves et lorsque l’on nous dit " on a prévenu le père d’Yvan Colonna de manière à ce qu’il puisse échapper à l’arrestation... ", c’est quand même grave et cela met en cause le fonctionnement des services de sécurité en Corse et je dirai même au-delà, tout le système antiterroriste.

Les seuls services sur lesquels on ne nous ait pas dit de mal jusqu’à présent ce sont les renseignements généraux, dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’ils faisaient un travail apparemment assez remarquable... Personne n’a critiqué les RG !

M. Robert PANDRAUD : C’est curieux qu’il y ait aussi peu de renseignements exploitables... C’est un compliment mais quand même...

M. le Président : C’est le réalisme qui parle. Vous partagez ce point de vue, madame ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : En Corse, tout est difficile !

M. le Président : Vous n’êtes pas d’origine corse mais vous êtes un peu normande...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Vous venez de me dire des choses, monsieur le Président, qui me laissent pantoise.

M. le Président : C’est pour éviter d’avoir une nouvelle contradiction à ajouter aux autres parce que, franchement...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : J’ai prêté serment, mais il est vrai qu’il y a une histoire de confiance. Le métier m’a appris une chose : il ne faut jamais s’avancer, surtout quand on a prêté serment, sur de simples conceptions, opinions personnelles, rumeurs ou ragots. Tant qu’on n’a pas la preuve de ce qu’on avance, il faut se garder de le faire parce que c’est trop grave ! C’est vrai que si je ne peux pas vous apporter toutes les informations que vous auriez désirées, comment voulez-vous que j’aille jusqu’à vous dire de simples pensées que j’ai pu avoir, des plus noires jusqu’aux plus blanches, alors que je n’ai pas le moyen de prouver ce que j’avance. Tout ce que je vous dis là, c’est mon vécu, c’est du palpable : vous pouvez le contrôler, le vérifier ! C’est mon vécu et ce n’est pas seulement intellectuel : ce ne sont pas des rêves, ce ne sont pas des chimères !

Nous avons travaillé sur Bastia Securità sans avoir réussi à trouver des infractions pénales et je peux vous dire que le Gouvernement, à l’époque, avait fait le " forcing " pour que la Poste ne se retire pas ; Ardial ayant été attaquée à plusieurs reprises, voulait se retirer, ce qui aurait permis, à ce moment-là, à Bastia Securità d’avoir le monopole des transports de fonds. C’est donc l’autorité politique qui est intervenue pour qu’Ardial se maintienne. Quant à prouver qu’il y a infraction pénale, c’est impossible : il n’y en a pas, ils sont trop malins ! Les infractions pénales supposent des éléments constitutifs et s’ils n’y sont pas, on ne peut rien démontrer. En revanche, je pense que la solution est d’abord politique. Nous savons très bien que l’aspect répressif n’a jamais été la clé des problèmes de société : le répressif ne peut être que le complément d’autres actions.

M. le Président : Quand une information se trouvait dans un dossier, vous considériez sans doute, comme vos collèges, qu’elle était quasiment mise sur la place publique, notamment en raison du comportement des avocats. Je trouve - non pas que je tienne spécialement à défendre la profession qui, à l’origine, était la mienne - qu’il y a là un bouc émissaire tout trouvé. De la part de la police, c’est assez classique : quand il se passe quelque chose, c’est de la faute des avocats... Est-ce qu’en Corse le comportement du barreau - et là, il y a des choses à dire précises, concrètes et je serai sans doute assez d’accord avec vous pour reconnaître que le comportement de certains n’était pas exempt de toute critique - pouvait susciter des observations particulières ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Pas particulièrement avec le barreau en Corse, monsieur le Président. En Corse, je n’ai pas constaté ce genre de choses qui semblent avoir bien plus cours aujourd’hui qu’il y a trois ou quatre ans, toujours d’après ce que je peux lire dans la presse.

M. le Président : Vous ne suivez plus du tout les affaires corses ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Du tout ! Du jour où je suis partie à Montpellier, j’ai tourné la page !

M. le Président : Avec soulagement ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, il faut le dire !

M. le Rapporteur : Actuellement, quel poste occupez-vous ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je suis sous-directeur des affaires économiques et financières.

M. le Rapporteur : Donc, vous vous occupez de la mise en place des pôles financiers ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non c’est la justice qui met en place les pôles financiers, mais je m’intéresse à la façon dont la police judiciaire et les sections financières pourront travailler...

M. le Rapporteur : Vous allez donc vous retrouver un petit peu en Corse ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Vous savez, j’ai pris mon poste le 6 juillet et, trois jours après, j’étais en Corse ! Pourquoi ? Parce que nous étions dans les mois suivant l’assassinat du préfet Erignac, que la gendarmerie nationale avait été saisie du dossier du Crédit agricole, dont je dis franchement qu’il n’aurait pas dû échapper à la police judiciaire - vous voyez que chacun se bat aussi pour sa paroisse - d’autant que la PJ est dotée de spécialistes dans le domaine économique et financier et qu’il y avait une demande très forte des magistrats, puisque les articles 40 commençaient à tomber et que les enquêtes se multipliaient, pour que l’on augmente les effectifs.

Dans ce contexte, je suis allée voir le procureur général et le préfet de Région que je connaissais avant puisque, lorsque j’étais à Montpellier, M. Bonnet était préfet à Perpignan. Je le voyais peu, étant surtout en relation avec le préfet de Région de Montpellier, mais je le connaissais. La demande du procureur général a alors été très clairement la suivante : la police judiciaire devait se donner les moyens d’être saisie de dossiers importants, sachant que la gendarmerie avait, elle aussi, pris des mesures dans ce sens.

Dans les quinze jours qui ont suivi, j’ai créé une task force nationale, qui, à mon avis, est la clé de l’avenir parce que, d’une part, avec la réforme de l’Etat et les 25 000 départs à la retraite dans la police nationale, nous allons connaître des problèmes d’effectifs et que, d’autre part, compte tenu des priorités nationales que je comprends fort bien, on ne peut pas espérer gagner beaucoup de renforts dans les quatre ans à venir. Le seul moyen est donc la flexibilité des ressources humaines, à l’image de ce qui se fait dans le privé. Cette task force, constituée uniquement de spécialistes volontaires venus de tous les services de France, intervient à la demande, ici ou là, et notamment en Corse. On peut compter avec l’intervention de renforts réguliers et ponctuels et c’est ainsi que, pendant un an, six spécialistes de la brigade financière sont venus en Corse s’ajouter à la présence ponctuelle de la task force. Comme ce sont des techniciens, ils ont pu répondre à la demande et écouler les dossiers parce que je ne pense pas que les dossiers financiers en Corse soient inépuisables, dans la mesure où l’île ne compte quand même que 250 000 habitants...

M. le Président : Vous avez eu des contacts avec le préfet Bonnet en Corse ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, je l’ai rencontré au cours de la visite que je viens d’évoquer. Nous étions début juillet 1998 et je l’ai trouvé déjà assez isolé et reclus dans sa préfecture : il en souffrait d’ailleurs, d’après ce qu’il m’a dit. En dehors de cela, il a eu un discours qui m’a plu sur ce qu’il avait fait, ce qu’il comptait faire et sur sa confiance en la police judiciaire : c’est le discours qu’il m’a tenu !

M. le Président : Vous en avez quand même déduit, depuis, que ce discours n’était peut-être pas la traduction de la réalité ou de la vérité, madame...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Peut-être le destinait-il aux personnes présentes au moment où il l’a prononcé, à savoir le patron du SRPJ, M. Veaux, qui est toujours en poste et moi-même.

M. le Président : Qui est toujours en poste et qui souffre aussi beaucoup...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : C’est dur là-bas !

M. le Président : Si vous le voulez bien, mes chers collègues, nous allons nous arrêter là car nous avons d’autres auditions. Madame, il nous reste à vous remercier, à vous féliciter pour votre force de caractère que nous connaissions déjà...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Merci !

M. le Président : ... et à vous dire que si nous avions éventuellement besoin d’informations complémentaires, nous vous les demanderions par écrit. Mais c’était surtout un climat que nous souhaitions vous voir décrire.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Merci de votre attention. Monsieur le Président, mesdames messieurs, je vous demande de m’accorder encore quelques secondes, car je tiens quand même à dire que mon expérience en Corse reste un magnifique souvenir, en raison de la force des sentiments qui nous unissaient tous. Si je n’ai pas eu de problèmes, ni avec la gendarmerie, ni avec mes collègues, c’est parce que, lors des coups durs et des moments difficiles, nous avons toujours été tous présents pour nous soutenir les uns, les autres, mais je conçois que les choses puissent changer, car pour beaucoup elles tiennent aux hommes qui sont en place.

M. le Président : Ou aux femmes, madame.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Et aux femmes...


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr