La mise en place du marché commun nord-américain, prévue pour janvier 1994, risque d’être sérieusement perturbée par les retombés de l’assassinat, en mai dernier, du cardinal-archevêque Juan Jesús Posadas Ocampo. Aux États-Unis, les opposants au traité ne manquent pas d’exploiter ce que cette affaire révèle sur l’étendue de la corruption dans l’appareil d’Etat mexicain. Et le scandale n’a pas fini d’empoisonner les dix derniers mois de mandat du président Carlos Salinas de Gortari. Le cardinal Posadas a été tué par des "pistoleros" narcos sur le parking de l’aéroport international de Guadalajara. L’enquête des services du Procureur général de la République (PGR) n’a guère convaincu : la présence sur les lieux du massacre des tueurs de deux cartels en guerre, celui des frères Arellano Félix (cartel de Tijuana) et celui de Joaquin Guzman Lúra, alias El "Chapo" (cartel de Sinaloa), ne suffit pas à expliquer l’assassinat du cardinal, dont la limousine aurait été confondue "de loin" avec celle du "Chapo" Guzman. Le prélat, qui avait à maintes reprises dénoncé le pouvoir croissant des barons de la drogue, fut tué quasiment à bout portant de 14 balles d’AK-47. Moins d’un mois auparavant, le 29 avril, l’ex-Procureur de justice de Sinaloa, Francisco Rodolfo Alvarez Farber, avait été assassiné à Mexico. Il avait joué un rôle important dans la capture de grands trafiquants. Mais, surtout, le "cas Posadas" continue, six mois plus tard, de servir de révélateur public à l’étendue de la corruption au sein de l’appareil d’Etat et de ses multiples sphères d’influence, une situation maintes fois exposée par les associations de défense des droits de l’homme - ainsi que par quelques rares médias (l’Etat use de pressions économiques sur eux en détenant un quasi-monopole d’achat de l’espace publicitaire). L’affaire, cette fois, est venue brutalement interférer dans les délicates négociations préalables à l’entrée en vigueur du Traité de libre commerce (TLC) entre Mexique, États-Unis et Canada. L’éventuel report de l’échéance - et, a fortiori, l’abandon de l’accord - pèserait très lourd dans la balance des élections présidentielles mexicaines d’août 1994. Pour le gouvernement Salinas, l’image d’une "Mexicolombie" ne peut que renforcer, dans les couloirs de Washington où s’activent les lobbies mexicains et leurs adversaires, les arguments de ces derniers. Rendu public en juin 1993, un rapport rendu public (declassified) des services de renseignement de l’armée américaine signalait que des trafiquants mexicains achetaient des usines d’assemblage proches de la frontière pour créer de nouveaux paravents au trafic de drogue, afin de profiter du futur flux d’échanges entre les deux pays (La Dépêche Internationale des Drogues n°21). Il n’en reste pas moins qu’une guerre de territoires fait rage entre les deux cartels de Tijuana et Sinaloa pour s’assurer le contrôle de la frontière nord avec la Californie et la côte du Pacifique, une zone rendue plus stratégique que jamais par la perspective de l’application du Traité de libre commerce. Le New York Times résumait, le 21 juin, les peurs américaines, en estimant que le danger d’un narco-état était peut-être plus important au Mexique qu’en Colombie, où les narcos et l’Etat s’affrontent. Pour tenter, dans un tel contexte, de modifier cette image déplorable, le gouvernement Salinas se devait de réagir. Le "Chapo" Guzman et cinq membres de sa bande en fuite au Guatemala ont été capturés, apparemment par des mercenaires recrutés sur place. Ce qui a débouché sur l’arrestation d’une dizaine d’agents et chefs policiers mexicains, accusés d’être directement liés au narco-trafic. Plusieurs centaines d’officiers de la PGR ont été limogés ou destitués de leurs postes. Par ailleurs, le président Salinas a décrété la création d’un Institut national pour le combat contre le narco-trafic, immédiatement surnommé la "DEA mexicaine", organisme dépendant de la PGR et qui tiendra sous son autorité tous les moyens nationaux de la lutte antidrogue ; 54 millions de dollars devraient être dégagés pour leur modernisation. Enfin, pour la première fois, le gouvernement a annoncé qu’il s’attaquerait au blanchiment de l’argent de la drogue de façon globale et que le code pénal serait modifié en conséquence. Des experts internationaux réputés, français notamment, ont été conviés à collaborer à la mise au point de ce futur dispositif. La profondeur de l’infiltration narco, pourtant, est telle, à tous les niveaux de l’aire judiciaire et politique, que cette "croisade", inspirée par l’urgence, paraît de peu d’avenir aux yeux des observateurs politiques : l’Etat mexicain est en effet étroitement quadrillé depuis 60 ans par le monopole de facto du parti révolutionnaire institutionnel (PRI). Jorge Carpizo, ex-président de la Commission nationale des droits de l’Homme et procureur général de la République depuis janvier 1993, n’a pas craint lui-même de déclarer qu’il se sentait "entouré de traîtres". Depuis le début de son mandat de six ans, en 1988, le président Salinas a déjà "usé" deux autres procureurs généraux : Enrique Alvarez del Castillo, ancien gouverneur de l’Etat de Jalisco, avait été remplacé, en mai 1991, par Ignacio Morales Lechuga, ancien procureur général du District fédéral et actuel ambassadeur du Mexique en France. Une des contradictions du système mexicain est que le ministère public y est à la fois juridiquement le représentant des intérêts de l’Etat et le défenseur supposé des droits des citoyens. Ainsi, l’hypothèse d’une opération "mains propres" à l’italienne, menée par une justice indépendante, paraît utopique (correspondant de l’OGD au Mexique).

(c) La Dépêche Internationale des Drogues n° 25