Au début de ses Anti-mémoires, André Malraux relate une conversation avec le prêtre qui fut, pendant la Résistance, aumônier du Vercors : " Qu’est-ce que la confession vous a appris des hommes ? - Que les gens sont beaucoup plus malheureux qu’on ne croit et, le fond de tout, qu’il n’y a pas de grande personne. "

Les différents travaux qui, depuis une vingtaine d’années, ont essayé de cerner, avec toujours davantage de précision, le fait sectaire, auraient pu légitimement accréditer ce constat. Comment, en effet, expliquer autrement un phénomène qui, en apparence, échappe à toute rationalité ?

Nul ne peut nier que le premier aliment des sectes, à côté des doutes sur le sens de l’existence et des discours sur les " excès de la valeur de tolérance ", selon les termes d’un éminent universitaire, provienne de la misère humaine, dont on connaît les composantes dans une société développée de cette fin de siècle : le chômage et la crainte de perdre son emploi ; les marges de grande pauvreté qu’aucune politique sociale n’a pu, jusqu’ici, résorber vraiment ; les maladies incurables et un taux incompressible de morbidité contre lesquels la médecine classique affiche cruellement ses limites ; la solitude croissante dans un univers qui a perdu l’essentiel des institutions traditionnelles de la solidarité ; la complexité toujours grandissante de la vie quotidienne qui suscite toutes formes de rêves d’évasion.

Le développement des sectes demeure, avant toute chose, le symptôme du malaise d’une société. Même s’il n’existe évidemment pas d’adepte-standard, on peut en revanche déterminer le profil du candidat à être victime d’une secte : celui qui, avec raison ou non, croit avoir trop souvent rencontré l’injustice ou les privations, et qui vit un manque affectif, quel que soit son niveau social et intellectuel, franchit un seuil de fragilité qui le rend particulièrement vulnérable aux tentations sectaires.

Pour sa part, la commission d’enquête sur les sectes constituée en 1995 au sein de l’Assemblée nationale avait, dans son rapport, souligné le lien fort entre le développement du phénomène sectaire et l’existence d’une demande, de besoins qui ne trouvent pas d’autre moyen d’être satisfaits.

Au demeurant, s’il est évident que le contexte dans lequel se développe le phénomène sectaire ne saurait être ignoré - la psychologie et la sociologie sectaires ont fait et font encore l’objet d’analyses multiples et approfondies au sein d’instances spécialisées - et que d’importants efforts de sensibilisation de l’opinion et de mobilisation des pouvoirs publics ont été réalisés au cours de la période récente, l’hydre est non seulement toujours vivante, mais paraît évoluer et prospérer dans un corps social encore impuissant à secréter un antidote. C’est bien pourquoi, l’Assemblée nationale a estimé, le 15 décembre 1998, que le moment était venu de remettre l’ouvrage sur le métier, pour compléter et prolonger le travail réalisé en 1995. Car si l’on devait, d’une phrase, caractériser l’évolution du phénomène sectaire au cours des dernières années, ce serait pour montrer qu’il a perdu en spiritualisme ce qu’il a gagné en mercantilisme et que sa nocivité s’en est accrue d’autant. Il fallait donc mettre l’accent sur un aspect plus précis de l’activité des sectes, à savoir leur dimension et leur intervention dans les domaines économiques et financiers.

Il est clair pour tous ceux - des spécialistes individuels du phénomène aux associations de défense des victimes et aux organismes publics - qui ont affaire aux agissements des sectes, que l’argent constitue souvent à la fois le moteur du véhicule, la destination du trajet et les méandres du chemin. Or, si la recherche de moyens matériels, voire du profit, n’a, en elle-même, rien de répréhensible, encore faut-il qu’elle se déroule dans le respect des règles qui l’encadrent et des libertés fondamentales de l’individu. Prendre la mesure de la puissance économique et financière des sectes, mettre en lumière, le cas échéant, les dérives constatées, afin de suggérer les correctifs nécessaires était donc devenu une mission d’intérêt public, dont l’ensemble des groupes politiques représentés à l’Assemblée nationale a ressenti l’exigence. Tel est le sens de l’adoption, à l’unanimité, de la résolution créant une commission d’enquête " sur la situation financière, patrimoniale et fiscale des sectes, ainsi que sur leurs activités économiques et leurs relations avec les milieux économiques et financiers ".

Cette résolution est le fruit de la synthèse de deux propositions :

 la première du Président de la présente Commission et de plusieurs de ses collègues du groupe socialiste tendant à créer une " commission d’enquête sur l’influence des sectes dans les milieux économiques " (n° 908) ;

 la deuxième du Rapporteur et de plusieurs de ses collègues du groupe communiste tendant à créer une commission d’enquête relative aux exigences pécuniaires, aux relations financières internationales, à la situation patrimoniale et fiscale des sectes " (n° 811).

 

Compte tenu de la proximité de leurs objets, la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République a proposé, et a été suivie à l’unanimité par notre assemblée, de les regrouper en une seule.

La Commission d’enquête a, dès sa première réunion, le 22 décembre 1998, été confrontée à une série de choix méthodologiques délicats qu’elle souhaite expliciter en toute clarté. En effet, tout au long de ses travaux, elle a été animée par un esprit consensuel, extrêmement constructif, visant à fournir des éléments d’analyse aussi précis que possible et non à alimenter une polémique.

Tout d’abord, la Commission a décidé à l’unanimité d’appliquer la règle du secret prévue à l’article 6 de l’ordonnance n° 58.1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Les auditions auxquelles il a été procédé n’ont donc fait l’objet d’aucun compte rendu public et le présent rapport préserve l’anonymat des personnes entendues.

Tout en ne méconnaissant nullement les critiques formulées, notamment par un certain nombre de défenseurs des mouvements sectaires, à l’encontre du choix similaire fait par la Commission d’enquête de 1995, elle a en effet estimé que devait prévaloir le souci de ménager aux témoins sollicités la plus grande liberté de parole.

Pour appréhender le phénomène sectaire, la Commission s’est appuyée sur le rapport de 1995 qui, après avoir exposé la problématique de la définition des sectes, en avoir relevé la difficulté juridique, puis étudié l’approche sociologique et retenu comme fondement le critère de dangerosité au regard de l’ordre public ou des libertés individuelles, a adopté une conception recourant à la méthode du faisceau d’indices.

Enfin, la Commission a été pleinement consciente du caractère inhabituel voire confidentiel de certaines des informations qu’elle se devait néanmoins de rechercher pour remplir la mission qui lui avait été assignée par l’Assemblée nationale.

La Commission a procédé à 48 auditions qui lui ont permis d’entendre des personnes d’horizons très divers susceptibles de lui apporter un éclairage précis sur l’objet de son enquête : responsables administratifs, magistrats, universitaires et chercheurs, acteurs de la vie économique (tant responsables d’entreprise que salariés) ainsi que représentants d’organismes d’aide aux victimes des sectes et dirigeants de mouvements sectaires.

Compte tenu des délais très stricts dans lesquels sont enserrés les travaux des commissions d’enquête parlementaires, il était évident qu’elle ne pouvait envisager d’auditionner l’ensemble des sectes concernées par ses investigations, ni même d’examiner la situation économique et financière de près de 200 mouvements sectaires.

Aussi a-t-elle décidé d’adresser un questionnaire à une soixantaine d’entre eux - ce qui au total représentait 80 envois, certains mouvements sectaires ayant été interrogés au titre de plusieurs de leurs associations.

Les réponses au questionnaire ont été, selon les sectes, plus ou moins détaillées (1), souvent accompagnées de protestations parfois extrêmement virulentes. Dans un certain nombre de cas, la Commission n’a reçu aucune réponse ou seulement une lettre de protestation.

Quelques mouvements sectaires ont souhaité être entendus par la Commission. Celle-ci a fait droit à leur demande dès lors qu’ils acceptaient de répondre au questionnaire et que leur courrier était parvenu dans un délai compatible avec le calendrier des travaux de la Commission. En tout état de cause, il faut noter que le questionnaire comportait, in fine, une rubrique permettant à chacun de s’exprimer librement.

La Commission s’est largement appuyée sur les éléments fournis directement par les sectes lorsqu’ils étaient exploitables. Elle a également bénéficié de la collaboration des ministères les plus concernés : Défense, Economie et finances, Education nationale, Emploi et Solidarité, Intérieur et Justice.

Au terme de ses six mois de travail, la Commission tient à rappeler quels étaient ses objectifs.

Le premier n’était pas de juger, car une commission d’enquête n’est pas une juridiction, mais d’informer le Parlement et d’alerter l’opinion sur le poids économique et financier acquis par le phénomène sectaire afin d’orienter une réflexion des pouvoirs publics vers des mesures susceptibles de corriger les abus et les dérives.

Le second n’était pas d’être exhaustif, car l’ampleur et la volatilité du phénomène l’interdisent, mais d’être illustratif et démonstratif afin d’aider à la compréhension de mécanismes complexes, dont l’épaisseur du mystère sert de protection.

Il s’agissait en fait de compléter le travail de 1995 en mettant un verre grossissant sur la partie des activités sectaires qui représente - la Commission en a une conviction encore renforcée - un élément vital du phénomène.

La Commission a toutefois dû limiter son champ d’investigation aux seuls mouvements implantés en France métropolitaine et, dans la mesure du possible, à leurs liens économiques et financiers avec l’étranger, les sectes propres aux départements et territoires d’outre-mer méritant à elles seules une enquête particulière.

Le présent rapport se propose donc de montrer que, au-delà d’un discours d’inspiration ésotérique ou religieuse qu’il n’était pas dans l’objet de la Commission d’examiner, le phénomène sectaire s’appuie sur une organisation destinée à assurer l’opacité et la rentabilité de ses activités et a ainsi acquis un poids économique et financier important qui repose sur une pratique très répandue de la fraude.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr