L’offensive du 8 février 1993

Le développement de ces massacres amène le FPR à suspendre les contacts à Arusha. En fait, le 8 février 1993, il décide de rompre le cessez-le-feu et passe à l’attaque dans les environs de Byumba et de Ruhengeri.

L’offensive est couronnée de succès. Le FPR enfonce les lignes rwandaises, l’annonce de la paix ayant par ailleurs largement démotivé les FAR. Il s’empare de l’essentiel de leur équipement, occupe la plus grande part des préfectures de Ruhengeri -ville qu’il conquiert dès le 8 février- et de Byumba, et avance jusqu’à Rulindo, à 30 km au nord de Kigali.

Cependant, le 20 février, le FPR proclame un cessez-le-feu unilatéral. Il semble que deux éléments aient pu l’arrêter. D’une part l’annonce du renforcement de Noroît le plaçait dans la perspective risquée d’un affrontement direct avec les forces françaises. D’autre part, ses contacts à Kigali lui faisaient part de l’impact extrêmement négatif de l’attaque sur la population hutue, y compris les opposants les plus déterminés au régime, de la volonté affirmée de celle-ci de se battre contre le FPR, voire du risque d’un carnage concernant les Tutsis de la ville.

La stratégie du FPR

Eu égard aux ravages que cette attaque a eus sur l’image du FPR, la question de ses motifs a été plusieurs fois posée.

En fait, quel que soit le discours moral et démocratique tenu par le FPR sur le droit de retour de réfugiés injustement chassés de leur pays, il faut écarter toute idée d’angélisme dans sa stratégie politique.

En 1990, c’est par la force qu’il a tenté de prendre le contrôle du pays. Depuis, il n’a jamais renoncé à l’usage de la menace militaire. Ainsi, le jour même de la signature du cessez-le-feu avec la coalition gouvernementale FDC, le 5 juin 1992, le FPR avait lancé une offensive militaire qu’il justifiait par l’attitude hostile du MRND, qui n’avait alors pas voulu s’associer à ce cessez-le-feu.

Dans le témoignage qu’il a remis à la Mission, M. James Gasana note aussi que " paradoxalement, la mise en vigueur du cessez-le-feu fait accélérer le recrutement sans précédent des jeunes Tutsis pour la formation militaire dans les rangs du FPR en Ouganda. Ce recrutement, qui est une violation grossière de l’accord de cessez-le-feu, est facilité par des réseaux supervisés par Karenzi Karake, commandant de l’équipe des officiers du FPR au sein du GOMN (Groupe d’observateurs militaires neutres) ". Il se plaint que " ces opérations ont pour effet l’attisement de la tension ethnique de voisinage là où les jeunes sont recrutés, situation qui est exploitée par les extrémistes de la CDR et leurs sympathisants au MRND ".

Tentant, à partir d’entretiens avec bon nombre de ses militants, d’analyser les buts et raisons d’être du FPR, ainsi que la pensée politique et les stratégies qui y prévalaient, M. Gérard Prunier n’hésite pas dans son ouvrage déjà cité à affirmer que, " malgré son idéologie " progressiste ", le FPR compte parmi ses membres (et encore plus parmi ses sympathisants extérieurs) un nombre considérable de partisans de la suprématie tutsie pour lesquels les Hutus ne sont qu’un ramassis de paysans méprisables et arriérés ". Il précise cependant que " les principaux leaders du mouvement (...) sont tous de purs produits du monde politique ougandais " et que leur idéal politique est Yoweri Museveni.

Or, la réussite de celui-ci en Ouganda repose sur la façon ingénieuse par laquelle il a fait taire les conflits tribaux. Selon M. Gérard Prunier, en effet, " le Gouvernement à base élargie prôné par Yoweri Museveni est une variation ingénieuse sur le thème de la politique tribale. Il accueille volontiers toute puissance tribale souhaitant se joindre à lui, mais il y a une nuance subtile entre " être au Gouvernement " (avec tous les à-côtés et privilèges que cela implique) et " être au pouvoir " (avec souvent moins d’à-côtés et de privilèges, mais un réel pouvoir de décision) ".

Sur ce point, il note que " la méthode du FPR était en gros semblable : conserver le pouvoir de décisions essentielles au sein d’un noyau central familier, constitué de réfugiés tutsis d’Ouganda, ajouter un nombre " d’outsiders " choisis dont quelques Hutus fiables, puis essayer de construire une direction officielle plus large, d’apparence " pluriethnique " pour la façade ". Il conclut ainsi : " que cette élite tribale antitribaliste soit capable de suivre ses idéaux plutôt que son inclination sociologique reste une question sans réponse ".

Le FPR apparaît ainsi comme une structure politique et militaire bâtie pour la conquête et l’exercice du pouvoir. Dans cette perspective, il est également clair, et les observateurs français au processus d’Arusha font également ressortir ce point, qu’il ne se limite pas dans ses ambitions.

Or, pour prendre le pouvoir au Rwanda, le FPR doit surmonter deux obstacles. D’abord, toute guerre risque d’être cause, si elle se prolonge, d’un génocide des Tutsis par les Hutus. M. Gérard Prunier relève ce dialogue entre un jeune militaire FPR et un vieux Tutsi rwandais lors du raid sur Ruhengeri : " c’est le pouvoir que tu veux ? Tu vas l’avoir. Mais ici, nous allons tous mourir ". Toute guerre de conquête ne peut donc être qu’une guerre éclair.

Ensuite, le régime qu’il prétend renverser doit être un régime isolé et disqualifié. Sur ce point, M. Gérard Prunier note l’habileté avec laquelle le FPR présente son programme sur la scène internationale. Celui-ci, qui selon M. Filip Reyntjens, n’est " pas très original et a déjà largement été débattu au Rwanda avant la guerre, et même au sein du MRND au pouvoir ", ne sert, selon M. Gérard Prunier, " qu’à (...) garder sa pureté d’intention à l’organisation et situer la querelle politique sur le plan moral. En cela, il est imbattable. "

Or, le régime Habyarimana n’en ayant pas compris l’impact sur la scène internationale, ne mettra jamais ce programme en question. Dès lors " à l’étranger, l’opinion publique (dans la mesure où elle peut connaître le Rwanda ou s’en soucier) prend rapidement pour argent comptant que la guérilla tutsie rassemble de malheureuses victimes, des opprimés, des réfugiés chassés de leur pays, auxquels une dictature dénie tout droit pourtant acquis de naissance ; elle lutte donc forcément pour la démocratie et l’égalité sociale. "

Ainsi, la charge de la preuve incombe au régime Habyarimana, à une époque où, en partie sous le poids de l’épreuve infligée par le FPR, il s’enfonce dans le meurtre et la violence.

Confortant cette analyse, M. André Guichaoua, dans le rapport d’expertise déjà cité, apporte un éclairage intéressant sur l’offensive du 8 février 1993. " Le FPR attendra le passage de la Commission d’enquête internationale (7-21 janvier 1993) avant de lancer son attaque et justifiera sa violation de l’accord de cessez-le-feu par l’évocation du génocide des Bagogwe dans son communiqué du 8 février 1993. Il comptait ouvertement que les conclusions de l’enquête internationale aboutissent à un lâchage de Habyarimana par la communauté internationale et à une disqualification de ses soutiens français. "

De plus, une telle stratégie impose aussi que nul pouvoir hutu légitime ne vienne se substituer au régime disqualifié.

M. André Guichaoua, dans le même rapport, met clairement en évidence cette stratégie à propos du cessez-le-feu. " L’ouverture des pourparlers avec les partis d’opposition à Bruxelles le 29 mai, débouchant le 5 juin sur la signature d’un cessez-le-feu suivi sur le terrain et le jour même par une offensive militaire justifiée par l’attitude hostile du MRND, montre avec force la stratégie que le FPR veut d’emblée imposer aux partis d’opposition : alliés politiques, ces partis doivent se solidariser aussi avec les offensives militaires du FPR, ce qui rend leur position proprement intenable à l’intérieur au regard du problème politique et social de la progression des effectifs de déplacés ".

Il souligne alors la réussite de l’opération. " La traduction est immédiate, l’appareil dirigeant du MDR affiche publiquement ses divergences stratégiques dans des déclarations et communiqués contradictoires. Faustin Twagiramungu approuve l’attaque du FPR, Boniface Ngulinzira le désavoue, (...) enfin le Comité national du MDR ébauche un soutien explicite à l’attitude du Président Juvénal Habyarimana. "

L’affaiblissement de la coalition FDC face au FPR et aux Hutus intransigeants

S’il s’agissait d’affaiblir la coalition gouvernementale, l’offensive de Byumba est une réussite. En fait, c’est un séisme. Elle fait 40 000 morts, des civils pour la plupart. Un million de réfugiés de guerre viennent s’entasser dans des bidonvilles sur les collines autour de Kigali. Dans ces conditions, la coalition gouvernementale qui défendait envers et contre tout depuis un an l’idée que le FPR était animé par la seule volonté de reconquérir les droits politiques et sociaux des Tutsis en exil et qu’il pouvait être un partenaire loyal avec qui l’on pouvait négocier est totalement prise à contre-pied et déconsidérée. Au contraire, la position du régime Habyarimana et de ses franges dures, qui continuaient à présenter le FPR comme une alliance de féodaux assoiffés de sang, apparaît brusquement bien plus raisonnable et lucide aux yeux de beaucoup.

La peur d’un FPR conquérant, qui n’a pas hésité, par représailles, à exécuter à Ruhengeri non seulement des criminels comme M. Thaddée Gasana, le bourgmestre de Kinigi, mais aussi leurs femmes et leurs enfants, l’impossibilité de justifier auprès des réfugiés hagards des collines de Kigali la politique menée renforcent le pôle du refus et le Président de la République aux dépens des tenants de la politique de la négociation. M. James Gasana le note dans son témoignage. " Le FPR mène une attaque massive contre les FAR en violant l’accord de cessez-le-feu. Cette attaque surprise donne un net avantage au FPR, qui occupe désormais la plus grande partie du territoire des préfectures de Byumba et Ruhengeri, et qui enlève le gros de l’équipement militaire des FAR. Elle provoque aussi le passage de plusieurs adhérents des Inkuba (les milices MDR) aux Interahamwe. Elle provoque déjà le début du passage de trois pôles politiques (MRND, FDC, FPR) à deux pôles politico-militaires (pro-FPR et anti-FPR) ".

Deux événements sont immédiatement significatifs de cette évolution. Devant le désastre, la coalition FDC, soutenue par les pays occidentaux, se tourne vers le FPR pour tenter de négocier avec lui une solution susceptible de permettre la remise en marche du processus de paix. Les négociations ont lieu, en terrain neutre, à Bujumbura et durent une semaine entière, du 25 février au 2 mars. Elles se concluent par un communiqué commun appelant à un cessez-le-feu durable, à une reprise des négociations de paix à Arusha, au retour des personnes déplacées, à une action judiciaire contre les responsables des massacres, mais aussi, et cela est une novation par rapport à un retour à l’état antérieur, à un retrait des " troupes étrangères ", c’est-à-dire françaises.

Cette dernière clause était en fait une concession au FPR, qui tirait ainsi profit de son attaque. M. Faustin Twagiramungu, alors Président du MDR, qui était membre de la délégation, l’a expliqué très clairement à la Mission. " Le MRND ayant refusé à la dernière minute de se joindre à la délégation, seuls les représentants des partis politiques de l’opposition se rendirent à Bujumbura. Ils y retrouvèrent la délégation du FPR. Celle-ci s’avéra déterminée à n’accepter le retrait de ses forces que si les forces françaises acceptaient de faire de même en quittant le Rwanda. Autrement dit, pour que les négociations de paix puissent continuer, pour que les forces du FPR se retirent de la zone qu’ils occupaient et que celle-ci soit démilitarisée, le détachement Noroît devait partir. Comme les partis politiques d’opposition privilégiaient la solution négociée et que les accords de paix d’Arusha prévoyaient le déploiement d’une force militaire internationale, un compromis associant le retrait du FPR des zones occupées en février 1993 et le départ des troupes françaises leur était apparu comme acceptable. C’est pourquoi les partis d’opposition recommandèrent au Gouvernement d’examiner le retrait des troupes françaises. "

La voie des concessions divise maintenant les partis de la coalition FDC. Le dernier jour des négociations, le Président Juvénal Habyarimana réunit à Kigali une " conférence nationale " regroupant des représentants non seulement de sept des partis mineurs, mais aussi du MDR, du PSD, du PL et du PDC. Les résolutions auxquelles elle aboutit prennent littéralement le contre-pied de celles de Bujumbura. Elles condamnent en effet les " Inkotanyi du FPR " qui essaient de prendre le pouvoir par les armes, remercient les forces armées pour leur " bravoure " et les assurent de leur soutien total, trouvent bienvenue la présence militaire française, condamnent l’Ouganda pour son soutien au FPR et demandent une " coordination " entre le Conseil des Ministres, le Président et le Premier Ministre.

Interrogé sur cette contradiction, M. Faustin Twagiramungu a répondu à la Mission que celle-ci " marquait tout simplement le début des divisions du MDR entre ceux qui soutenaient le processus d’Arusha et qui estimaient qu’il fallait absolument que le pouvoir puisse être partagé au Rwanda ", tendance dont lui-même faisait partie, " et la tendance Hutu Power, qui souhaitait s’associer aux militaires pour combattre le FPR et refuser le partage du pouvoir ".

Par ailleurs, à la suite de longs efforts du Gouvernement, le 23 mars 1993, a lieu le renouvellement de 38 bourgmestres jugés corrompus, incompétents ou coupables d’exactions. La procédure est celle de l’élection par de grands électeurs qui, selon le rapport d’expertise de M. André Guichaoua, ont été " choisis selon des critères bien peu transparents et soumis à d’intenses pressions. " Or, toujours selon ce rapport, " les résultats électoraux confirmeront le fait que les bases partisanes régionales demeurent déterminantes, que les deux principaux partis (MRND et MDR) élargissent quelque peu leur assise y compris dans les bastions des autres. Enfin, et cet élément est essentiel, le MRND " tient bon " et sa stratégie dure apparaît payante ".

La déclaration commune de Bujumbura permettait cependant la reprise des négociations. Sous l’égide du Premier Ministre tanzanien, une rencontre entre une délégation du Gouvernement rwandais conduite par son Premier Ministre et une délégation du FPR conduite par son Président fut organisée à Dar Es-Salam du 6 au 8 mars 1993. La déclaration de Dar Es-Salam concluait à l’arrêt immédiat des hostilités, au maintien des FAR sur leurs positions du 8 mars et au retour du FPR sur celles du 8 février, à la transformation de la zone ainsi libérée par le FPR en zone démilitarisée, à la reprise des négociations d’Arusha et à la sanction des responsables impliqués dans les troubles de janvier.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr