Le président George W. Bush a prononcé devant les deux Chambres réunies, le 20 janvier 2004, son discours annuel sur l’état de l’Union. Outre les parlementaires, de nombreuses personnalités civiles et militaires assistaient à cette séance, mais trois de ses concurrents démocrates à la prochaine élection présidentielle étaient absents pour cause de meetings.

C’était la troisième fois, depuis le début de son mandat, que George W. Bush se livrait à cet exercice de style.
Le 29 janvier 2002 [1], il avait dressé le bilan de la campagne d’Afghanistan et désigné un « Axe du Mal » (Corée du Nord, Iran, Irak) à combattre. Il avait présenté un programme de Sécurité de la patrie qui devait, ultérieurement, aboutir à la fusion de nombreuses agences en un département ad hoc. Enfin, il avait annoncé un effort pour les chômeurs, non pas en leur versant des allocations, mais en stimulant le marché de l’emploi en ajustant l’enseignement scolaire aux besoins des entreprises, en soutenant la fourniture d’énergie et le commerce international, enfin en allégeant les impôts et charges, notamment en matière de santé et de retraite.
Le 28 janvier 2003 [2], il avait annoncé une baisse drastique des impôts pour relancer l’emploi et une réorganisation du système de santé : plutôt que d’augmenter les cotisations sociales, il entendait baisser le coût des prestations en privatisant le système et en faisant jouer la concurrence. Il avait également annoncé un programme énergétique tourné vers le remplacement du pétrole par l’hydrogène liquide, et une relance du volontariat par un soutien aux organisations charitables. Ce n’est qu’après ce volet social qu’il avait abordé la lutte contre le terrorisme et les États qui le soutienne. Il avait à nouveau stigmatisé la Corée du Nord et l’Iran, mais s’était surtout longuement attardé à dresser un réquisitoire contre le régime de Saddam Hussein en Irak.
Le troisième discours sur l’état de l’Union a été prononcé sur fond de compagne électorale présidentielle, au lendemain de la première primaire démocrate dans l’Iowa. Bien que George W. Bush se soit appliqué à ne pas descendre dans l’arène électorale et à se présenter comme un président au-dessus des rivalités politiciennes, il se devait de réfuter certains des arguments utilisés contre lui par ses adversaires. Ceux-ci s’efforcent de le présenter comme un belliciste qui gaspille les deniers publics pour constituer un empire, un milliardaire qui crée un déficit abyssal et détruit la protection sociale [3].

Le général en chef d’une nation en guerre

En premier lieu, il s’est employé à décrire les États-Unis comme une nation en guerre et à se poser en Chef des armées. Sur le plan électoral, cette posture visait à disqualifier ses concurrents, puisqu’on ne saurait changer de général en chef en pleine bataille. Sur le fond, elle lui a permis de justifier son bilan (renversement des régimes en Afghanistan et en Irak) et de confirmer la poursuite de la « guerre au terrorisme ».
Dès le début de son intervention, il a salué les 400 000 soldats expatriés qui luttent contre le terrorisme partout dans le monde. Puis il a feint de s’interroger : « Nous avons fait face à un sérieux défi ensemble, et nous sommes maintenant face à un choix : nous pouvons continuer avec confiance et résolution, ou nous pouvons revenir à la dangereuse illusion que les terroristes ne complotent plus et que les régimes hors la loi ne nous menacent plus. Nous pouvons nous concentrer sur la croissance économique, les réformes de l’éducation et du système de santé, ou nous pouvons revenir à nos anciennes politiques et vieilles divisions […] [Mais], notre plus grande responsabilité est la défense active du peuple américain. Vingt-huit mois ont passé depuis le 11 septembre 2001, soit plus de deux ans sans attaque sur le sol américain. Et il serait tentant de croire que le danger est derrière nous. Cet espoir est compréhensible, confortable, rassurant… et faux. Les tueries ont continué à Bali, Jakarta, Casablanca, Riyad, Mombasa, Jérusalem, Istanbul et Bagdad. Les terroristes continuent à comploter contre l’Amérique et le monde civilisé. Et par notre volonté et notre courage, ce danger sera vaincu ».

Cependant, ces accents martiaux masquent mal la faiblesse de l’argumentation. Elle repose sur la « théorie du complot » [4] chère aux régimes autoritaires. Il y aurait une entité politico-militaire qui ourdirait un plan obscur à travers des évènements aussi disparates que le plasticage d’une boîte de nuit pour touristes à Bali, d’hôtels haut de gamme à Casablanca, de logements de mercenaires à Riyah, d’autobus israéliens à Jérusalem, et de postes de police à Bagdad. Ces faits divers seraient les indices d’un danger si grave qu’il faille déployer 400 000 hommes dans le monde pour s’en prévenir [5].

« La grande république conduira le combat pour la liberté »

Le président s’est félicité des résultats obtenus en Irak en passant sous silence le démenti apporté par les faits à ses allégations de l’année précédente sur les armes de destruction massives détenues par le régime de Saddam Hussein. Il en a profité pour évoquer l’USA Patriot Act, le désarmement libyen, le multilatéralisme et le remodelage du Proche-Orient.
La loi d’exception anti-terroriste, qui suspend divers droits fondamentaux des justiciables, arrive à échéance l’année prochaine. Il a proposé de reconduire ces mesures provisoires tant que durerait la « menace terroriste ».
Il a développé l’idée que le désarmement libyen était la preuve de l’efficacité de sa politique d’agression préventive : « Neuf mois de négociations intensives mêlant les États-Unis et la Grande-Bretagne ont réussi là où douze ans de diplomatie avec l’Irak ont échoué. Et la raison en est claire : pour que la diplomatie soit efficace, les paroles doivent être crédibles et, maintenant, personne ne peut plus douter de la parole de l’Amérique ». Cette analyse est largement contredite par les faits, tels que les a rapportés par exemple Gary Hart : la Libye a tenté de nombreuses médiations depuis une décennie, mais ce n’est qu’aujourd’hui que l’administration Bush lui a répondu. Ce n’est donc pas l’attitude de Tripoli qui a changé, mais celle de Washington.
Le président s’est moqué de ceux qui l’accusent d’unilatéralisme en énumérant une longue liste de pays amis qui ont envoyé des troupes se battre en Irak aux côtés de la Coalition. Cette pique habile répond à la forme des critiques, mais pas au fond. La vraie question n’étant pas de savoir si la Coalition rassemble réellement un groupe d’États et s’ils sont plus importants ou non que la Micronésie, mais si elle agit dans le cadre du droit international élaboré par les Nations unies.
Enfin, George W. Bush a décrit le Proche-Orient comme « un lieu de tyrannie, de désespoir et de colère ». C’est pourquoi « l’Amérique poursuit actuellement une stratégie avancée de liberté dans le grand Proche-Orient. Nous allons défier les ennemis de la réforme, nous attaquer aux alliés du terrorisme et attendre davantage de nos amis […]. Nous allons achever la tâche historique de la démocratisation de l’Irak et de l’Afghanistan, afin que ces pays puissent éclairer la voie à suivre par d’autres ». Relevons au passage que, stricto sensu, le président a ainsi englobé Israël dans le « lieu de tyrannie », mais il est peu probable qu’il fallût comprendre ainsi ses propos. Quoi qu’il en soit, le remodelage du Proche-Orient se fera sur le modèle afghan, un pays où les États-Unis viennent d’imposer une Constitution via un simulacre d’Assemblée parlementaire élue par 3% de la population, pour légitimer un narco-gouvernement qu’ils ont eux-mêmes désignés [6]. Continuant sur cette lancée, George W. Bush a annoncé qu’il atteindrait cet objectif en doublant les crédits de la Fondation nationale pour la démocratie, un organisme de la CIA chargé de financer les partis politiques et syndicats amis pour convaincre les populations de faire « le bon choix ». « La grande république [c’est-à-dire les États-Unis, Ndlr] conduira le combat pour la liberté ».

Amender la Constitution pour interdire le mariage homosexuel

Passant aux questions intérieures, George W. Bush s’est longuement appesanti sur les affaires économiques. Il s’est félicité des réductions fiscales effectives (1 450 milliards de dollars en deux ans) et de la reprise de la croissance [7] qui « confirment que le peuple américain utilise son argent bien mieux que le gouvernement ne le ferait. Et vous [le Congrès] avez eu raison de le lui rendre ». Ce faisant, il a confirmé qu’à ses yeux il n’appartenait pas à l’État de redistribuer les richesses, cette question relevant de la seule charité [8].
Il a annoncé diverses initiatives pour relever le niveau scolaire et adapter la formation des élèves aux exigences des entreprises, pour régulariser les sans-papiers qui s’engagent à ne pas rester plus de trois ans sur le territoire, et pour permettre au libre-marché de réorganiser concurrentiellement le secteur de la santé et de l’assurance vieillesse. Au passage, il a garanti que la hausse du déficit public n’excéderait pas 4% cette année. Une précision bienvenue dans la mesure où ce déficit est passé pendant les trois années de son mandat de 127 à 314 milliards de dollars.

Enfin, George W. Bush a donné des gages à la droite religieuse en annonçant qu’il doublerait les subventions fédérales aux programmes d’enseignement de l’abstinence sexuelle dans les écoles et que, pour défendre « la sainteté du mariage », il était prêt à faire amender la Constitution de manière à interdire à des États comme la Californie ou Hawaï de marier les couples gays.

Le discours présidentiel a été interrompu soixante et onze fois par les applaudissements des parlementaires.

[3Le patrimoine moyen des 16 membres du cabinet Bush est estimé à 10,9 millions de dollars. La fortune exacte du président n’est pas connue.

[4L’expression « théorie du complot » désigne classiquement la construction du bouc émissaire par les régimes totalitaires. Elle est employée aujourd’hui préventivement par la propagande états-unienne pour stigmatiser les démocrates qui doutent de l’existence d’un « complot islamique mondial ».

[5Consulter notre article « 400 000 GI’s stationnent à l’étranger », 16 janvier 2004.

[6Consulter notre article « Afghanistan 2004, le triste bilan de la Coalition », 20 janvier 2004.

[7En réalité, sous le mandat de George W. Bush, le nombre de chômeur a augmenté de 2,4 millions pour atteindre 9 millions. Les chiffres positifs de croissances sont uniquement imputables aux dépenses de guerre. Lire à ce sujet notre article : « La guerre, seule alternative à la crise économique », 8 janvier 2004.

[8Voir à ce sujet notre notice « Compassion », 19 janvier 2004.