Contrairement à une idée répandue, la liberté d’expression proclamée en 1789 n’a été appliquée en France que quatre ans et demi en deux siècles. Le contrôle de l’État a atteint son paroxysme dans les années 1944-54 où toute la presse a été nationalisée. Le système actuel, quoique formellement respectueux des libertés, est contrôlé, à tous les stades, par les services du Premier ministre : détention de la moitié du capital de l’AFP, réductions conditionnelles des charges sociales et de la TVA, subventions directes aux « grands » quotidiens, censure des chaînes de radio et de télévision par le CSA, etc. Il en résulte des publications d’une grande médiocrité, les moins lues des pays démocratiques.
Les « Occidentaux » ont développé des conceptions différentes de la liberté d’expression et du rôle de la presse, selon l’image qu’ils se faisaient de l’autorité exécutive et de sa légitimité. On peut distinguer quatre grands courants :
Pour les Scandinaves, la légitimité de l’exécutif est subordonnée aux comptes qu’il rend au peuple. Il s’ensuit que la liberté de la presse est définie plutôt comme une liberté d’accès à l’information que comme une manifestation de libre expression. Ainsi, la Suède adopte, le 2 décembre 1776, une loi autorisant les citoyens à accéder aux documents officiels. Aujourd’hui, les administrations ont obligation de communication de toutes leurs pièces, sous vingt-quatre heures, sauf réserves exceptionnelles motivées. La lecture des quotidiens est un acte de civisme, elle participe de la surveillance que les citoyens exercent sur le pouvoir et sans laquelle il serait illégitime.
Au Royaume-Uni, l’expression est libre comme le sont les autres facultés humaines. Dès 1662, Charles II, qui rétablit la monarchie après la dictature de Cromwell, se fait le garant de la liberté en abolissant la censure préalable. La presse s’inscrit dans la loi commune et ne fait pas l’objet de textes particuliers.
Aux États-Unis, les Pères fondateurs opposent la liberté à la tyrannie de la Couronne britannique comme à celle de la majorité démocratique. La liberté de la presse est un moyen d’émietter l’opinion publique et de prévenir un totalitarisme de la pensée. Les médias sont appelés à constituer un « quatrième pouvoir ». Le 1er amendement, inscrit dans la Bill of Right du 25 septembre 1789 stipule que « Le Congrès n’édictera aucune loi restreignant la liberté de la presse ».
En Europe du Sud, la liberté d’expression est nécessaire à l’élaboration de décisions raisonnées. Elle s’oppose au pouvoir des clercs qui soumettaient le débat à la connaissance du dogme. Cependant, les révolutionnaires français ne concevaient la liberté comme absolue que lorsqu’elle est encadrée par la loi pour prévenir qu’elle ne soit utilisée par les uns pour en priver les autres. Pour eux, le journaliste est un citoyen comme un autre et son expression n’est légitime que si elle participe au débat démocratique, à la construction de l’intérêt général.
Histoire de la servilité de la presse française
Il est d’usage d’opposer ces héritages culturels. Mais l’humaniste préférera en comprendre les motivations particulières sans s’attacher aux réponses apportées. De sorte qu’il puisse cumuler les critères pour élever son exigence démocratique.
La France se flatte d’être la « patrie des droits de l’homme » en ce qu’elle a énoncé, en 1789, un modèle politique original qui sert aujourd’hui encore de référence. Cependant, il y a loin de la proclamation à la mise en pratique et elle s’est montrée particulièrement rétive à l’application des principes qu’elle avait énoncés. Avant même l’invention de l’imprimerie, La monarchie a soumis la presse à la censure (c’est-à-dire à autorisation préalable) sous peine de mort. La première Gazette, publiée par Théophraste Renaudot, le fut par privilège royal. Malgré son apparence de publication autonome, elle était probablement souvent directement écrite par le cardinal de Richelieu avec le sens critique qu’il voulait bien qu’on lui applique.
La presse libre ne fit son apparition que lors des États généraux de 1789. Ce fut une floraison de feuilles et de libelles que le pouvoir renonça à réprimer. La première publication libre fut Le Patriote français de Jacques-Pierre Brissot. Cependant, l’Assemblée constituante ne fit pas qu’entériner un état de fait en proclamant la liberté d’expression, elle lui donna un contenu philosophique. Le débat ne porta pas sur l’expression politique au sens actuel, qui faisait consensus, mais sur la presse libertine. C’était un genre à la mode qui mêlait provocations pornographiques et réflexion a-dogmatique. Des députés du clergé craignaient que cette presse ne trouble la jeunesse, l’égare des repères de la foi, et ne plonge la société dans la licence et le désordre. Mais la majorité se rangea à l’opinion de Mirabeau (lui-même auteur pornographique) que nul n’était qualifié pour être le censeur des autres.
Cette liberté fut de courte durée. Bien que confirmée par la Constitution de 1791, elle fut abrogée dès que s’installa la dictature de la Commune de Paris par décret du 20 août 1792. Les imprimeries furent brusquement saisies et les gazettes des « empoisonneurs de l’opinion publique » interdites.
La liberté d’expression ne fit qu’une seule réapparition dans l’histoire de France, pendant un an et demi à l’occasion de la Révolution de 1848 sous l’impulsion d’Alexandre Ledru-Rollin. Elle fut à nouveau suspendue par le prince-président Louis-Napoléon Bonaparte lorsque le même Ledru-Rollin mit le gouvernement en accusation pour viol de la Constitution après que les troupes françaises furent parties soutenir le pape contre la république romaine.
Tout au long du XIXe et XXe siècle les gouvernements successifs se sont efforcés d’inventer toutes sortes de contraintes pour contrôler la presse. La loi du 29 juillet 1881, qui marqua la défaite du Parti de l’Ordre moral du maréchal de Mac Mahon et le véritable commencement de la IIIe République, fut un étrange compromis entre liberté individuelle et intérêt de l’État qui tourna en définitive à l’avantage du pouvoir économique. Elle favorisa une corruption généralisée des journalistes.
Le plus extravagant aura été atteint par le Gouvernement provisoire : Charles De Gaulle entrant dans Paris promulgue, le 26 août 1944, une ordonnance rédigée à Alger qui nationalise toute la presse écrite et audiovisuelle. La France est le seul État non communiste à avoir jamais procédé de la sorte. L’idée de l’époque est que pour être objective, la presse doit être un service public. L’État devient le garant de la Vérité à défaut d’être celui de l’esprit critique. Tous les journaux, toutes les radios et les imprimeries sont collectivisés et placés sous séquestres. Ces biens sont soit attribués à des journalistes et éditeurs dont on croit qu’ils ont participé à la Résistance, soit confiés à des sociétés qui en assurent la gérance sans en avoir la propriété. François Mitterrand, premier ministre de l’Information de la IVe République, choisit la plupart des heureux bénéficiaires des dévolutions d’imprimeries et de journaux séquestrés à la Libération. Non sans ironie, un de ses amis, l’ancien collaborateur Robert Hersant, rafla ainsi les journaux qu’il convoitait sous l’Occupation. Ce n’est qu’en 1954 que Pierre Mendès-France privatisera la presse écrite. Mais le gouvernement conservera un contrôle indirect des tirages puisqu’une coopérative, où siègent les représentants du ministère de l’Information, détient le monopole du papier journal et détermine la répartition « équitable » des stocks jusqu’en 1986.
Il faudra attendre 1982 pour que François Mitterrand, devenu président de la République, privatise partiellement la radio, et 1986 pour que Jacques Chirac privatise partiellement la télévision. Aujourd’hui encore, il existe un « service public de l’audiovisuel », c’est-à-dire des chaînes d’État, que l’on s’efforce de présenter contre toute vraisemblance comme des gages, non plus d’objectivité, mais d’excellence. Il ne viendrait pourtant à l’idée de personne d’affirmer que l’amélioration des journaux passe par la création de quotidiens d’État.
La presse contemporaine sous contrôle de l’État
Le système actuel se caractérise par une apparence formelle de liberté doublée d’un contrôle étatique à tous les niveaux.
En premier lieu, l’accès à l’information se heurte au bon vouloir des administrations et au secret d’État. Alors que la Suède avait légiféré sur l’accès aux documents publics, il y a plus de deux siècles, la France a timidement prévu une procédure d’accès aux documents administratifs et une autre pour la levée du secret-défense. Dans la pratique, la première exige des délais d’environ un an et demi en cas de litige, tandis que la seconde se heurte à des refus quasi-systématiques.
La protection des informateurs qui feraient parvenir à la presse des documents confidentiels, publics ou privés, est très insuffisante. Elle se limite au droit du journaliste de protéger ses sources, encore que celui-ci ne s’applique pas aux affaires de terrorismes par exemple. La loi ne protège pas les fonctionnaires qui, pour servir l’intérêt général, rendraient publics des documents abusivement classifiés, comme c’est le cas en Suède. Elle ne protège pas non plus le journaliste des manipulations en sanctionnant l’informateur qui vise à nuire à des tiers, comme c’est le cas en Norvège.
La matière première des quotidiens est fournie par une agence de presse unique, l’Agence France-Presse. Les journaux se bornant souvent à assaisonner les mêmes nouvelles pour toucher des cibles différentes. L’AFP était un établissement d’État jusqu’en 1957. Elle dispose aujourd’hui d’un nouveau statut sensé garantir son indépendance rédactionnelle. Mais ses recettes proviennent pour moitié de ses clients, pour moitié de l’État. Bien que chacun s’efforce de le nier, l’AFP est sous contrôle comme le revèlent les batailles homériques qui entourent la nomination très politique de son président.
Le contrôle des rédactions passe par la réduction de leur nombre. On a assisté à une concentration sans précédent de la presse quotidienne depuis la Libération. Les journalistes, s’ils sont enregistrés par la Commission de la carte où siègent des représentants du Premier ministre, où si l’administration le décide discrétionnairement, font bénéficier leurs employeurs de cotisations sociales réduites et en bénéficient eux-mêmes, ainsi que d’une déduction fiscale supplémentaire. Les journaux doivent, eux, être enregistrés par la Commission paritaire de la presse où siègent d’autres représentants du Premier ministre pour bénéficier du taux réduit de TVA à 2,1% au lieu de 19,6%. Ils bénéficient alors aussi de tarifs ultra-préférentiels à La Poste. À ce subventionnement indirect s’ajoute un subventionnement direct par les services du Premier ministre des quotidiens nationaux. Le refus ou le retrait d’un de ces agréments vaut toutes les censures : il condamne généralement le journal concerné à la faillite immédiate. Et s’il survit, il est réduit à la marginalité sur un marché assisté où ne s’appliquent pas les règles de la libre concurrence.
La presse se nourrit aussi de revenus publicitaires. L’État intervient à nouveau pour déterminer les secteurs commerciaux ayant accès à la publicité sur les supports écrits et sur les supports audiovisuels de manière à maintenir des équilibres artificiels qui n’ont d’autre raison de se perpétuer que d’exister déjà.
La presse écrite est diffusée par des messageries coopératives. Il est obligatoire d’adhérer à l’une d’entre elles pour être diffusé en kiosques et il est impossible de les vendre autrement puisqu’il est interdit de colporter des journaux à proximité des kiosques. On a cependant récemment vu émerger des quotidiens gratuits qui échappent à ce système de contrôle. Dans ce système, une inégalité est maintenue entre les titres : la principale messagerie est détenue pour moitié par un éditeur de journaux. Surtout, les kiosques sont approvisionnés deux fois par jour : une tournée le matin, et une seconde l’après-midi exclusivement réservée au Monde de manière à lui assurer une prééminence sur ses concurrents.
Dans le cas de la presse audio-visuelle, la pénurie de fréquences hertziennes a conduit le législateur à instituer un Conseil supérieur de l’audiovisuel chargé de les répartir aux « mieux-disants culturels ». Mais, outrepassant ses compétences, ce Conseil, dont les membres ne sont pas élus mais nommés par copinage, s’est érigé d’abord en censeur des chaînes hertziennes, puis des chaînes par satellites ou par câble. Des consortiums ont été créés, où l’État est partie prenante, pour contrôler la diffusion par satellite et par câble.
Cependant, ce système de contrôle patiemment échafaudé est impuissant face à l’émergence des nouvelles technologies. Aussi a-t-on, au cours des dernières semaines, voté une loi sur l’économie numérique qui fait sortir la liberté d’expression sur internet du cadre général. Désormais, le droit n’est plus le même selon que le journaliste s’exprime directement sur le Net ou qu’il republie sur le Net un article déjà publié dans un journal dûment enregistré. De même le déferlement des chaînes de télévision via les lignes de téléphone, qui échappe au contrôle du CSA, correspond à l’incarcération de son principal promoteur, Xavier Niel, fondateur de Free et ancien administrateur du Réseau Voltaire, à la suite d’une rocambolesque dénonciation de proxénétisme.
Enfin, la liberté de la presse ne peut s’apprécier qu’au regard de l’appareil judiciaire qui en garantit l’harmonieux fonctionnement. Au XIXe siècle, Georges Clémenceau se battit pour que les journaux ne soient pas jugés en correctionnelle par des magistrats nommés par l’État, mais par des jurys populaires. Cette procédure indispensable a été supprimée par le Gouvernement provisoire et jamais rétablie. Là encore, si les chambres spécialisées sont tenues par de fins juristes, il suffit d’observer les batailles qui entourent la nomination de ces magistrats pour mesurer le caractère politique de leur fonction. Et j’écris ceci avec d’autant plus de prudence que je suis un habitué de ces prétoires.
De ce système discrètement verouillé, il résulte une presse fade et révérencieuse dont le public se désintérresse. Avec moins de 20 exemplaires de quotidiens diffusés pour 100 adultes, la France arrive en queue des États développés à niveau d’alphabétisation comparable. Elle se situe juste derrière la Russie, loin du Royaume-Uni (40 exemplaires) et très loin derrière la Norvège (75 exemplaires).
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