Le patron de Gazprom, Alexéï Miller, a annoncé le 9 octobre à la chaîne de télévision Russia Today que sa compagnie exploiterait le gisement de Chtokman sans partenaires étrangers, et demeurerait donc le seul utilisateur du sous-sol et propriétaire du gisement. La priorité pour Gazprom sera, a-t-il ajouté, d’approvisionner l’Europe par le Nord Stream (nouvelle appellation du Gazoduc nord-européen), et non plus de fournir du gaz naturel liquéfié pour le marché américain. Il avait été envisagé, initialement, d’exploiter le gisement dans les conditions d’un accord sur le partage de la production (APP), en octroyant 49 % du projet à des compagnies étrangères. La short list des prétendants, rendue publique en septembre 2005, comprenait les norvégiens Statoil et Hydro, les américains ConocoPhillips et Chevron, ainsi que le français Total.

Le gisement de Chtokman se trouve sur le plateau continental de la mer de Barents. Ses réserves prouvées se montent à 3,7 billions de mètres cubes de gaz, et plus de 31 millions de tonnes de condensat de gaz. On avait imaginé, d’abord, que, lors d’une première étape, les exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) pourraient débuter en 2012, à hauteur de 15 millions de tonnes par an. Dans une seconde phase, la conduite aurait transporté 22,5 milliards de mètres cubes. Il était prévu de porter par la suite la production à 70 milliards de mètres cubes par an. Des investissements à hauteur de 10 à 13 milliards de dollars étaient prévus lors de la première étape du projet. La troisième et, éventuellement, la quatrième étapes auraient permis de porter les capacités annuelles de production de l’usine de liquéfaction à respectivement 30 et 45 millions de tonnes. Désormais, il est prévu de développer les conduites dans les première et deuxième phases, et lors d’une troisième (vers 2020), de réaliser peut-être le projet concernant le GNL.

La raison officiellement invoquée pour la mise à l’écart des étrangers du projet est que ceux-ci auraient proposé en échange du projet des actifs peu en rapport avec l’importance de ce gisement. Le Président Poutine l’a confirmé lors d’une conférence de presse donnée à Dresde le 10 octobre. Dans une interview publiée le même jour dans le quotidien allemand Suddeutsche Zeitung, il déclarait : « Pour devenir un acteur de ce projet et le propriétaire partiel de ces ressources, il aurait fallu proposer en échange à Gazprom certains actifs. Pas de l’argent, mais des actifs. De l’argent pour développer des projets demandant des sommes aussi importantes, ce n’est pas nécessaire. On en trouve facilement sur les marchés financiers mondiaux. Il faut des actifs. Mais compte tenu de l’ampleur des réserves – 3,7 billions de mètres cubes –, personne n’a pu proposer d’actifs d’une valeur équivalente ».

Les spécialistes notent que Gazprom entend appliquer le schéma selon lequel lui-même opère en Iran, sur le gisement de South Pars. La compagnie participe financièrement à la mise en valeur du gisement iranien, mais tout le gaz produit demeure propriété de la Compagnie gazière d’État iranienne. Une fois les hydrocarbures exportés, les participants étrangers au projet perçoivent des sommes correspondant à leurs investissements, majorées d’un certain coefficient. Gazprom s’est employé, jusqu’à ce jour sans résultat, à obtenir le droit d’exporter le gaz produit. Le quotidien Kommersant a rapporté récemment les propos d’un représentant du holding confirmant cette thèse : « Le schéma de travail de South Pars a été étudié et peut être appliqué en Russie » . Compte tenu du rendement insatisfaisant de l’APP concernant les projets d’exploitation des gisements de Sakhalin-1 et -2, il fallait bien s’attendre à ce que le rôle de l’État soit repensé concernant l’exploitation de la base de ressources de matières premières.

Gazprom a décidé d’exploiter seul le gisement de Chtokman car il ne veut pas partager avec ses partenaires le fruit de la production, écrivait le quotidien russe Védomosti, reprenant le point de vue d’un des managers de la holding. « Ce n’est absolument pas profitable, estimait ce collaborateur de Gazprom. Les réserves de Chtokman valent aujourd’hui 16 milliards de dollars, mais d’ici sept ou huit ans, elles en vaudront 50. ». Et la capitalisation de la compagnie grimpera d’autant. En tout état de cause, l’action de Gazprom a bondi de 2 % après cette annonce concernant le gisement de Chtokman.

On ne peut exclure non plus que des raisons politiques aient contribué à écarter les énergéticiens étrangers. A l’initiative de la Russie, le thème principal du Sommet du G8 de juillet dernier avait été la sécurité énergétique, dans un contexte que l’on pouvait résumer comme suit : l’Europe et les États-Unis acceptent la vision russe de la sécurité énergétique, et en premier lieu l’idée de garanties égales tant pour les consommateurs que pour les fournisseurs. Ce faisant, la Russie laisse les étrangers accéder à son sous-sol. Mais les dirigeants mondiaux ne l’ont pas entendu de cette oreille, et les États-Unis ont renforcé leur pression sur la Russie, que ce soit en ce qui concerne l’OMC, l’Iran, ou la question de la Géorgie. Aujourd’hui, ce sont bien les États-Unis qui bloquent l’entrée de la Russie dans l’OMC, alors que les pays européens, qui sont fortement dépendants des ressources énergétiques russes, sont prêts au compromis. Les échanges d’actifs ont ainsi démarré de manière très positive entre Gazprom et des compagnies d’hydrocarbures européennes : les allemands E.ON et BASF ont reçu une part du gisement de Youjno-Rousskoïé, et des avancées ont été enregistrées avec les Italiens dans cette direction.

L’Europe est évidemment la grande gagnante de cette décision sur Chtokman. C’est grâce à cela que la résonance internationale de « l’éviction » des compagnies étrangères du projet a été peu importante. Washington s’est borné à faire état d’un « nationalisme énergétique ». Ce qui s’explique : le retard des livraisons annoncées de GNL en provenance du gisement russe (environ 3 % du marché) ne sont guère de nature à mettre en péril la sécurité énergétique des États-Unis. En revanche, l’information selon laquelle le gaz de Chtokman ira non pas aux États-Unis, mais à l’Europe, a engendré des réactions positives. Les énergéticiens du Vieux continent en ont conclu qu’une fois ce gisement mis en exploitation, il y aura davantage de gaz, et qu’il leur sera possible d’éviter la concurrence du marché intérieur russe, en nette augmentation. En d’autres termes, ils se réjouissent qu’il y ait du gaz pour tout le monde.

Quant aux prétendants qui figuraient sur la short list de Gazprom, ils n’ont pas perdu l’espoir de poursuivre leur coopération. Le norvégien Hydro a annoncé, dans un communiqué spécial, « avoir beaucoup de choses à proposer au plan des technologies, des connaissances et de l’exécution du projet » . Statoil s’est qualifié de « bon partenaire pour la Russie dans la réalisation du potentiel pétrogazier de la mer de Barents » . Chevron a déclaré « éprouver du respect pour la compagnie Gazprom et hautement apprécier ses capacités » . Chevron a reconnu qu’indépendamment du caractère de la décision sur Chtokman, « il espère poursuivre son travail en commun avec Gazprom dans le cadre de projets dans le secteur énergétique » .

La perspective de passer du rôle de propriétaires à celui de sous-traitants n’a donc pas amené les corporations occidentales à revoir leur projets en Russie, ni à renoncer au morceau de choix que constitue l’exploitation de ce gigantesque gisement off shore.

Mais cela ne se fera pas, malheureusement, sans une « perte de qualité » . L’idée judicieuse du développement d’un marché énergétique global se trouve reléguée au second plan. Avec l’arrêt du projet de GNL dans le cadre de la première phase d’exploitation de Chtokman, il n’y aura ni nouveaux itinéraires, ni nouveaux marchés (ceux qu’aurait ouverts la technologie d’exportation du GNL). La Russie continuera, comme par le passé, de miser sur les gazoducs. Pourtant, dès à présent, environ 25 % du gaz est vendu sur les marchés internationaux sous forme de gaz liquide, et cette part est en augmentation constante.

Le marché du gaz croît, globalement, de 2 à 3 % par an, et celui du GNL de 7 à 8 %. Selon les prévisions de l’Agence internationale de l’énergie, sa part dépassera les 50 % d’ici 20 à 25 ans.

Au fur et à mesure que la part du GNL s’accroîtra dans la balance énergétique, le marché du gaz en Europe perdra, en raison de la diversification des livraisons et du passage aux contrats à court terme, sa qualité de « marché du vendeur » , dont la Russie profite actuellement. C’est pourquoi il est difficile d’expliquer le pourquoi de ce virage aussi radical opéré dans la stratégie de Gazprom.

De nombreux analystes estiment que la décision prise par la compagnie gazière russe n’est qu’une partie d’un jeu dont le but est de contraindre les compagnies occidentales à faire au monopole russe des propositions plus avantageuses, qui leur donneraient un ticket d’entrée dans le projet Chtokman. Gazprom peut, en principe, accepter dans le projet des compagnies étrangères à n’importe quel stade de sa réalisation. Il n’est pas exclu que ce soit en mesurant cette possibilité que les compagnies occidentales soient demeurées prudentes dans leurs critiques du monopole russe.

Il convient de prendre en compte, par ailleurs, la complexité technique incroyable du projet. Le gisement de Chtokman est situé dans la mer de Barents, à 600 km au nord-est de Mourmansk. La profondeur des eaux à cet endroit oscille entre 320 et 340 m. C’est pourquoi le holding russe sera obligé de recourir à l’expérience et aux technologies internationales, et de faire appel à des étrangers comme sous-traitants pour exploiter les réserves. La condition majeure posée pour la signature de ces contrats sera le respect des délais et du coût des travaux. Alexéï Miller justifie ces conditions par la nécessité que soient garanties les livraisons de gaz à l’Europe via le Gazoduc nord-européen. C’est la raison pour laquelle il est douteux que les étrangers soient totalement écartés de ce projet. Leur accès au gisement devait, à l’origine, servir de monnaie d’échange à Gazprom pour le contrôle de réseaux de distribution en Europe. Le dossier Chtokman n’est pas encore clos.

Les technologies s’améliorent, et la valeur des réserves augmente d’année en année. Qu’est-ce qui empêche Gazprom de poursuivre l’exploration du gisement, peut-être d’en augmenter les réserves, et d’engager alors des discussions avec un nouveau pool de partenaires à des conditions plus avantageuses pour lui, par exemple en ramenant la part des étrangers à 10 ou 15 % ? La liste des partenaires pourrait changer. Il n’est pas exclu qu’une nouvelle short list comprenne une nouvelle fois des compagnies américaines, pour peu que Washington fasse quelques pas dans la bonne direction. Le Kremlin n’est en tout cas pas prêt à faire des cadeaux tel qu’un billet pour la participation à Chtokman sans rien obtenir en retour.

Il existe d’autres explications à la décision de Gazprom. Il n’est pas exclu que la compagnie ait pris conscience des risques technologiques du projet Chtokman et décidé de ne pas se hâter de le réaliser. D’autant plus que le manque de gaz pourrait être comblé par d’autres sources. Le gisement de Bovanenkovo, par exemple, dont Gazprom a annoncé tout récemment qu’il entendait commencer l’exploitation. Ce gisement commencera à délivrer au moins 15 milliards de mètres cubes de gaz par an à compter d’octobre 2011. D’ici là, le système de grosses conduites Bovanenkovo-Oukhta aura été construit. Gazprom disposera donc d’une sorte de « doublure » .

Après de longues discussions, études et évaluations, les autorités russes sont visiblement parvenues à la conclusion qu’il n’est pas évident qu’il soit rentable pour le pays d’exploiter Chtokman sur la base d’un accord sur le partage de la production. La participation de partenaires étrangers à ce mode d’exploitation, dans les conditions économiques actuelles (abondance de moyens à l’intérieur du pays et excellente conjoncture extérieure) devient extrêmement douteuse. Toutefois, l’exploitation indépendante de ce gisement par Gazprom ne sera rentable qu’au début de la prochaine décennie. Car en Russie on a l’œil de plus en plus rivé sur le « problème-2008 » (l’élection présidentielle – NdlR), et il est fort possible que le projet Chtokman soit gelé jusqu’à cette échéance.

Source
RIA Novosti (Fédération de Russie)