Depuis le pâle accord de Bruxelles du 19 juin, la critique argumentée et lucide de la Constitution n’est plus taboue pour ceux qui demandaient l’approfondissement de la démocratie européenne et ceux qui découvrent que l’Europe sociale restera lettre morte dans le cadre institutionnel proposé à l’approbation des 25. Sans démocratie forte, pas de pacte social fort en Europe. La Convention Giscard propose de renoncer à des initiatives pour la croissance, à une fiscalité commune et à une puissance d’équilibre et d’émancipation. À entendre les critiques du texte par Pierre Mauroy et Laurent Fabius, nous étions nombreux à penser que les socialistes pouvaient enfin espérer peser et non plus subir le cours de l’histoire européenne.
Il faudra cependant expliquer ce choix qui rompt avec la politique des tout petits pas et déjouer les trois pièges tendus : celui de Jacques Chirac qui veut présenter comme historique ce désespérant compromis ; celui des mauvaises fréquentations qu’on nous imputera avec le discours populiste et racoleur des souverainistes, c’est à nous d’être les champions du « non » ; enfin celui des postures tactiques dont la gauche est parfois friande.
Dans l’histoire de la gauche, l’adhésion à l’Europe n’a jamais signifié le renoncement, mais l’accomplissement. Croire en l’Europe, c’est lui confier un rôle majeur dans la défense des droits des salariés, des systèmes de protection et de redistribution, et des services publics performants contribuant à réaliser la promesse d’égalité de la République. La Constitution européenne, en l’état, consacrera la vision d’un vaste espace marchand doté de régulations minimales, plus aptes à réaliser la concurrence qu’à promouvoir les solidarités. Comment ne pas voir qu’en acceptant le projet et son architecture, quasi impossible à réviser à 25, on crée un socle institutionnel et idéologique désormais immuable ? Le Parti socialiste a fait le choix de l’Europe fédérale et sur ce point le traité de Bruxelles est également un recul. Dire « oui » à l’Europe c’est donc dire « non » à la Constitution.
Nous proposons de poursuivre, avec les pays qui le souhaitent, l’intégration européenne en œuvrant à la création d’un gouvernement européen responsable devant un Parlement issu du suffrage universel. Nos concitoyens ne sont pas hostiles au transfert de nouvelles compétences à l’Europe, s’ils ont la conviction de l’efficacité de l’Europe et de sa représentativité. En appelant, il y a plusieurs mois, à un mandat constituant pour les députés européens, en fixant fermement le cap d’une future République européenne, ouverte et fédérale, émergeant de la zone euro, nous assumons, en les renouvelant, les ambitions des pères fondateurs de l’Union et de François Mitterrand ou de Jacques Delors.

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« Le "non" pour rester crédible », par Christian Paul, Libération, 30 juin 2004.