Après les affaires Marie Leblanc et Phineas, la question du type de réaction, médiatique et politique, qu’il convient d’avoir face à des actes apparemment inspirés par l’antisémitisme avant que l’enquête n’ait fourni une conclusion se pose avec toute son acuité. Par leur fonction, les médias se doivent indéniablement d’être dans l’immédiateté et ils ne peuvent s’accorder de temps. Pourtant, on exige d’eux une rigueur et une exactitude qui ne se développe que dans la durée. Les politiques se sentent eux aussi soumis à cette exigence de l’immédiateté de peur que leur prudence puisse être assimilé à du laxisme ou de la complaisance. Aussi, les condamnations sont rapides, ce qui apaise les esprits des victimes à défaut de faire cesser ces actes. Les politiques disposent pourtant de plus de temps, ne serait-ce que de celui de leur mandat, pour envisager des remèdes dont l’efficacité ne se révélera qu’à moyen ou long terme, notamment par la pédagogie.
La masse des informations qui arrivent aux rédactions entretient la boulimie et les images et les textes submergent par la suite le public. La violence n’est plus exceptionnelle ; celle qui oppose Israéliens et Palestiniens s’est installée dans l’intimité. Chacun s’identifie en fonction de ses origines et réclame un droit à la haine, à la victimisation. Il y a cependant des degrés dans l’échelle de « valeurs » qui s’applique à la haine. L’arabophobie recueillant moins d’échos dans les médias -comme dans la société en général, qui la trouve plus tolérable que la haine antisémite-, Michaël Tronchon, alias Phineas, ne va pas se contenter de blesser un Arabe à coups de hache, il profanera un cimetière juif en empruntant ses symboles à l’antisémitisme de type nazi... et à la haine antiarabe. Phineas s’était érigé en bourreau. Marie Leblanc, en victime. Chacun se rejouait les scènes qu’il avait vues à la télé. Dans sa mythomanie, l’antisémitisme imaginaire de Marie Leblanc ressemblait à celui que Phineas orchestrait. Deux personnes en mal de médiatisation qui ont éclaté médiatiquement, ce qui peut laisser craindre que plus d’une personnalité instable pourrait être tenté de maquiller ses méfait en acte antisémite ou de se poser en victimes d’un tel acte.
De tout cela, la faute à qui ? Aux médias qui utilisent trop l’émotion ? Aux politiciens qui confondent l’affectif et le politique ? À certains intellectuels qui ont attisé le feu au lieu de le contenir et ont brandi avec légèreté l’accusation d’antisémitisme, plus rarement celle de racisme ? À la quasi-absence des intellectuels arabo-musulmans susceptibles de contrer la dérive antisémite ? Le travail fait jusqu’ici sur l’antisémitisme a pris la forme d’une sorte de leçon adressée au monde pour empêcher la répétition de l’horreur, mais on a fini par résumer l’histoire du judaïsme à celle de la Shoah, puis aux images d’Israël écrasant les Palestiniens. On ne voit les juifs que comme des victimes ou comme des bourreaux. En voulant exorciser l’antisémitisme, on l’a banalisé et les récentes manifestations de haine antijuive n’ont longtemps été évoquées que pour être imputées aux Arabo-musulmans alors que nos profanateurs et simulateurs ne sont pas issus de ces milieux.
Il est temps de rompre avec le sensationnalisme autour de l’antisémitisme

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« L’urgence de la prudence », par Esther Benbassa, Libération, 30 août 2004.