Au cours des dix dernières années, les « révolutions » se sont succédées en Europe orientale, isolant peu à peu la Russie de ses anciens alliés du Pacte de Varsovie. Né de l’effondrement et de la dissolution de l’Union soviétique, ce vaste remaniement semble ne devoir s’arrêter qu’avec la mise-en-place de gouvernements pro-états-uniens dans toute la région. Objectif final : le renversement de l’appareil d’État russe, actuellement tenu par le parti de Vladimir Poutine, Nouvelle Russie. Un scénario déjà largement à l’étude outre-Atlantique. « Kremlinologues », « soviétologues » et spécialistes en tout genre de la Russie publient régulièrement leurs points de vue sur cette question dans les journaux états-uniens, et le candidat John Kerry, épaulé par Mark Brezinski, fils de Zbigniew, en avait même fait un de ses thèmes de prédilection lors de la dernière campagne présidentielle. Vladimir Poutine lui répondit en apportant son soutien surprise au candidat Bush.

Après les succès en Géorgie et en Ukraine, il semble pourtant que Washington soit aujourd’hui confronté à des difficultés en Biélorussie. Ni les mises en garde du Département d’État, ni le soutien aux organisations non-gouvernementales locales, n’ont pour l’instant réussi à déstabiliser le régime d’Aleksandr Loukachenko. « Domino » essentiel de la région, la Biélorussie est un territoire de plus de 200 000 km2 coincé entre la Russie à l’est, l’Ukraine au sud et les Pays Baltes à l’ouest - ce qui explique l’intérêt des États-Unis. Elle est également sur la route des exportations de gaz naturel de la Russie, et abrite un site radar surveillant les activités de l’OTAN dans la région. Néanmoins, dans un contexte de ralliement général des anciens républiques d’URSS à l’Alliance atlantique, le pays résiste aux tentatives d’ingérence menées par Washington depuis plus de trois ans.

Une zone de forte turbulence

Berlin, 1989. Un mur s’effondre, et avec lui un monde bipolaire régi depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale par l’affrontement entre l’Union soviétique et les États-Unis. Sevré brutalement du soutien russe, l’ensemble des États de l’ancien Pacte de Varsovie subit des pressions croissantes de Washington, qui tente d’acheter de nouveaux vassaux à coups de dollars et de promesses d’adhésion à l’Union européenne. Stratégie payante : au cours de la décennie qui suit, les pays d’Europe centrale se rapprochent des États-Unis et, en 1999, trois d’entre eux rejoignent l’OTAN (République tchèque, Hongrie Pologne).

Ce succès s’explique par la bonne préparation de Washington. Hormis Condoleeza Rice, qui refusait d’envisager le retrait de l’URSS de ses pays satellites, les planificateurs du Pentagone ont théorisé la stratégie US en direction de l’Europe centrale et orientale dès 1992. Elle figure ainsi dans le Defense Planning Guidance de 1992, commandé par le secrétaire à la Défense de l’époque, Richard Cheney, confié à Paul Wolfowitz et rédigé par Zalmay Khalilzad, l’assistant de Scooter Libby au Pentagone. Le document relayait la thèse de Wolfowitz selon laquelle il est nécessaire pour les États-Unis de bloquer l’émergence de tout compétiteur potentiel à leur hégémonie, notamment les « nations industrielles avancées » telles que l’Allemagne et le Japon. Particulièrement visée, l’Union européenne, qui sera d’ailleurs priée la même année d’inclure dans le Traité de Maastricht une clause subordonnant sa politique de défense à celle de l’OTAN [1]. Mais le Pentagone envisageait surtout dès cette époque un futur élargissement à l’Est, vital à ses yeux pour conserver le contrôle de l’Europe et - qui sait ? - s’ouvrir un corridor sur le pétrole de la Caspienne. Le rapport préconisait ainsi l’intégration des nouveaux États d’Europe centrale et orientale au sein de l’Union européenne, tout en les faisant bénéficier d’un accord militaire avec les États-Unis les protégeant contre une éventuelle attaque russe.

Aleksandr Loukachenko

Il est difficile de savoir comment les États-Unis ont appréhendé la chute du mur de Berlin et envisagé la nouvelle Europe à venir. Washington était sans nul doute très implanté dans les milieux d’opposants aux régimes en place en Europe de l’Est, notamment grâce à son appareil de propagande, Radio Free Europe. La déstabilisation du régime de Jaruzelski en Pologne par le mouvement Solidarnosc au début des années 1980 en est un bon exemple. Dans les mois qui ont précédé l’effondrement de l’URSS, de nombreux haut-responsables des pays du Pacte de Varsovie ont envoyé leurs enfants étudier dans des universités anglo-saxonnes, ce qui a permis aux États-Unis de préparer l’alternance. Dans un premier temps, cette stratégie a eu un certain succès dans les États d’Europe centrale. La Pologne, la République tchèque, la Bulgarie, la Roumanie, sont rapidement tombés dans la sphère d’influence de Washington. En 1999, l’intervention au Kosovo a permis aux États-Unis de s’implanter dans les Balkans. Puis la Serbie s’est débarrassée du pro-russe Slobodan Milosevic, à la faveur d’une des premières « révolution de velours » sponsorisée par George Soros, à l’automne 2000. Petit à petit, la Fédération de Russie se retrouve encerclée : après les anciens membres du Pacte de Varsovie, ce sont les anciennes républiques de l’URSS qui sont visées, selon la stratégie de « rollback » (refoulement) théorisée par Zbigniew Brezinski. Dès le début des années 1990, les Pays Baltes sont intégrés dans l’OTAN. La Géorgie, fidèle à Washington depuis son indépendance, est le théâtre d’un coup d’État de velours en novembre 2003, après que son président, Edouard Chevardnadze, eut commis l’erreur de se rapprocher de Moscou. Les élections en Ukraine de décembre 2004 voient le même scénario se répéter, avec la victoire rocambolesque du candidat de l’OTAN, Viktor Yushchenko, face à son adversaire pro-russe, Viktor Yanoukovytch.

Première tentative en septembre 2001

Dans ce contexte, la Biélorussie, restée proche de Moscou, est naturellement en ligne de mire. La Russie, qui a déjà perdu sa façade maritime occidentale avec les Pays Baltes et voit tous ses anciens satellites rejoindre peu à peu le camp atlantiste, tient là un de ses derniers alliés dans la région. Les tentatives de déstabilisation ont déjà commencé, qui marqueraient en cas de succès la dernière étape avant le renversement de la « Maison Poutine ».

Les premiers symptômes de la volonté d’intervention de Washington en Biélorussie datent de septembre 2001. Alors que le président sortant, Aleksandr Loukachenko, se présente à sa propre succession, les médias occidentaux manifestent leur opposition à son régime, qu’ils décrivent comme « tyrannique », lui-même étant dépeint comme un « dictateur ». Comme le démontre Christopher Desilo dans un article paru en septembre 2001, la campagne de dénigrement repose essentiellement sur une comparaison entre Loukachenko et Slobodan Milosevic [2]. C’est ainsi que la BBC évoque, le 6 septembre, « un régime autoritaire souvent comparé à celui du Président yougoslave déchu, Slobodan Milosevic » [3]. Dans The Guardian, Ian Traynor évoque « le dernier dictateur d’Europe ». Comme dans le cas de la campagne d’intoxication menée en Haïti contre Jean-Bertrand Aristide en décembre 2003, il évoque « les troupes de l’unité d’élite ’Almaz’ (...) qui sont apparemment derrière les "escadrons de la mort" du régime dont on dit qu’ils ont tué ou kidnappé des figures dominantes de l’opposition au cours des deux dernières années » [4]. D’après Ian Traynor, la répétition d’un scénario « à la serbe » est envisagée avec inquiétude par Moscou : « Les discussions dans la capitale, Minsk, et à Moscou tournent autour d’un scénario "à la Belgrade" où le régime vole la victoire [électorale] à l’opposition, avec pour conséquence de déclencher une crise politique encore plus importante dans la rue ».

Les élections présidentielles doivent servir d’occasion pour renverser le régime pro-russe de Loukachenko. C’est en tout cas ce qui ressort d’un éditorial du New York Times dans lequel sont détaillées les relations incestueuses entre la Russie et son voisin biélorusse : « Moscou est un proche allié de M. Loukachenko, espérant tirer profit de la situation de la Biélorussie en tant que route d’exportation pour le gaz naturel russe et site de surveillance radar des activités de l’OTAN. Il y a même des discussions peu judicieuses autour de la réunification des deux pays, afin de rétablir le lien politique qui existait du temps de l’Union soviétique ». La mise en garde du journal états-unien est claire : « Les intérêts de Moscou seraient mieux servis simplement par l’élection d’un dirigeant russe plus éclairé ». Pour cela Washington dispose d’un scénario bien huilé, expérimenté avec succès à Belgrade : le New York Times affirme qu’« en tant que voix politique des démocraties d’Europe, l’Union européenne doit venir en aide à ceux qui luttent au sein de la dernière dictature d’Europe. Le type de campagne coordonnée entre Américains et Européens qui permit d’empêcher Milosevic de voler l’élection présidentielle l’année dernière pourrait être efficace en Biélorussie. En particulier, Bruxelles et Washington ont besoin de se rallier aux plans de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe pour superviser les milliers d’observateurs internationaux présents en Biélorussie pour surveiller les élections. La candidature de M. Goncharik offre aux Biélorusses une chance réaliste de se débarrasser de l’oppressif M. Loukachenko » [5]. Une rhétorique qui ressemble presque mot pour mot à celle qui fut employée en 2003 en Géorgie et en 2004 en Ukraine.

Washington ne ménage pas ses efforts. Début août, Radio Free Europe, l’outil de propagande privilégié de la CIA, double ses diffusions sur la Biélorussie afin « de fournir aux citoyens [du pays] des informations détaillées et objectives et des analyses dont ils auront besoin pour faire un choix informé lorsqu’ils se rendront aux urnes ». Dans les mois qui ont précédé, le pays a déjà fait l’objet d’une campagne de dénigrement international selon laquelle des « escadrons de la mort » séviraient en Biélorussie, massacrant les opposants. Cette campagne s’appuie sur les révélations de deux anciens responsables de l’instruction du parquet biélorusse, Dmitri Petrouchkevitch et Oleg Sloutchek. Les deux hommes ont fui le pays, d’abord pour la Polonge, avant de recevoir l’asile politique aux États-Unis. Ils accusent un membre du groupe Alpha (les forces spéciales biélorusses), d’avoir exécuté plusieurs figures importantes du pays, notamment « l’ancien vice-président du Parlement Viktor Gontchar, l’ex-ministre de l’Intérieur Iouri Zakharenko et l’homme d’affaires Anatoli Krassovski - dont on est sans nouvelles depuis 1999 - ainsi que le journaliste de la chaîne publique russe ORT Dmitri Zavadski », sur fond de « commerce des armes vers la Libye et l’Irak, une des mannes financières de la tentaculaire administration présidentielle » [6]

Michael Kozak

À la même période, le porte-parole du Département d’État, Richard Boucher, dénonce « le climat de peur » dans le pays et les conditions d’organisation du scrutin [7]. L’ambassadeur états-unien en Biélorussie, Michael Kozak, déclare de son côté que les États-Unis ne reconnaîtront les résultats que si les observateurs internationaux de l’OSCE ont été autorisés à surveiller le processus électoral [8]. Sous pression, le gouvernement de Loukatchenko est contraint de respecter ses engagements internationaux et d’accepter la présence sur son territoire d’observateurs de l’OSCE.

Mais Minsk n’en choisit pas moins la méthode forte, face aux menaces que font peser Washington sur le pays. En 1998, au terme d’une passe d’armes, Aleksandr Loukachenko fait expulser des journalistes d’une télévision indépendante russe. La même année, il contraint un groupe d’ambassadeurs occidentaux à déménager de leurs agréables résidences en banlieue de Minsk, sous le prétexte ridicule de « rattacher les terrains et les bâtiments à son propre domaine immobilier » [9]. Une mesure agressive qui provoque le départ de nombreux diplomates du pays. Les autorités biélorusses expulsent ainsi tous les ressortissants étrangers soupçonnés d’appartenir au dispositif d’ingérence US. Dès 1997, les bureaux de la Fondation Soros en Biélorussie avaient déjà été fermés par le gouvernement, au grand dam du Départemnt d’État états-unien qui se fendit à l’époque d’un communiqué. En conséquence, l’organisation des ONG pro-US sur place est moins efficace qu’en Ukraine et en Géorgie, et le mouvement de jeune « Zoubr », calé sur Otpor en Serbie, est moins efficace que ne le seront ses homologues Pora et Kmara à Tbilissi et Kiev. Autre point faible du dispositif de Washington : l’alternative politique choisie par Washington et incarnée par Vladimir Goncharik manque de crédibilité. Ancien cadre du Parti communiste local devenu le dirigeant du plus grand syndicat du pays, Goncharik ne cache pas ses soutiens : en juillet 2001, il affirme qu’il n’a pas d’objection à ce que la Biélorussie adhère à l’Union européenne et à l’OTAN [10].

Vladimir Goncharik

Pour éviter toute ingérence dans le processus électoral, les autorités biélorusses cherchent par ailleurs à surveiller les activités états-uniennes dans ce domaine. Début août, elles saisissent du matériel électoral mis à la disposition de l’opposition par les États-Unis et « conçu pour aider l’opposition démocratique du pays en vue des élections présidentielles » [11]. Fin août, elles expulsent Robert Fielding, un représentant de l’AFL-CIO, travaillant pour le compte de la NED et « accusé de fomenter un coup d’État avec l’opposition en cas de réélection de M. Loukachenko » [12].

Ces efforts portent leurs fruits. Contrairement à ce qui s’est passé à Belgrade en 1999 et à ce qui se passera en Géorgie en 2003 et en Ukraine et en 2004, le président Loukachenko est réélu triomphalement avec plus de 80 % des voix. Mauvais joueurs, les États-Unis « dénient toute crédibilité à l’élection » en parlant d’un scrutin « non démocratique » et « sans signification » [13]. Marie Jégo, du Monde, hurle avec les loups en évoquant « un score digne de l’époque soviétique » [14]. Aucune fraude n’a pourtant été officiellement constatée par les observateurs de l’OSCE déployés sur place, tandis que tout le monde s’accorde sur le fait que les 12 % recueillis par l’opposant Vladimir Goncharik sont déjà une réussite pour lui.

Le répit sera de courte durée pour Loukachenko. Deux ans plus tard, à l’occasion des élections législatives, les États-Unis retenteront leur chance, une fois tirés les enseignements de leur échec passé.

Cet article est le premier volet de notre enquête sur les luttes d’influence en Biélorussie. Pour la seconde partie, voir « Les Biélorusses défendent leurs intérêts », publié le 18 février 2005.

[1« La politique de l’Union au sens du présent article n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres, elle respecte les obligations découlant pour certains États membres du traité de l’Atlantique Nord et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre ». In Traité de Maastricht, titre V, article J4, paragraphe 4.

[2« The Meaning of Belarus », par Christopher Deliso, Antiwar.com, 8 septembre 2001.

[3« Wild accusations herald Belarus vote », par Steven Eke, BBC, 5 septembre 2001.

[4« Reign of terror in a Soviet time warp », par Ian Traynor, The Guardian, 7 septembre 2001.

[5« The Bully of Belarus », New York Times, 29 août 2001.

[6« Des "escadrons de la mort" dénoncés en Biélorussie », par Marie Jégo, Le Monde, 3 juillet 2001.

[7Belarus Obstructs Election Observation Preparation, Déclaration de Richard Boucher, porte-parole, 10 août 2001.

[8« Trouble Brewing Surrounding Upcoming Election in Belarus », Associated Press, 3 août 2001.

[9« La Biélorussie, une dictature aux portes de l’Europe », par Natalie Nougayrède, Le Monde, 24 juin 1998.

[11U.S. Government Equipment Illegally Seized by Belarus, déclaration de Richard Boucher, 3 août 2001.

[12« Beleaguered Belarus Leader Steps Up Press Crackdown », New York Times, 28 août 2001.

[13Cité in « Biélorussie : scrutin "non démocratique" et "sans signification" / déclaration d’un porte-parole américain », Le Monde, 12 septembre 2001.

[14« Le président biélorusse Loukachenko a été réélu avec un score digne de l’époque soviétique », par Marie Jégo, Le Monde, 11 septembre 2001.