Il est nécessaire de rédiger une directive organisant le marché européen des services, mais il ne faut pas qu’au nom de cette nécessité on adopte un texte qui remette en cause les équilibres nécessaires à la cohésion sociale de nos sociétés. En fait, compte tenu de la complexité du texte adopté par la Commission, on ne peut y adhérer ni le rejeter complètement. La proposition de directive comprend deux volets. En effet, selon cette proposition, d’une part l’application du droit du pays d’origine assurerait la liberté de circulation des services et, d’autre part, la suppression des réglementations nationales dans le droit du pays d’accueil contribuerait à la liberté d’établissement.
La directive se contente souvent de légaliser la jurisprudence de la Cour européenne, c’est à dire de généraliser en règle ce qui est le fruit du cas par cas et cela peut aboutir à une "déréglementation brutale", pour des secteurs économiques entiers, qui n’est pas souhaitable. Il faut donc exclure certaines professions et secteurs, en particulier les services audiovisuels, les professions juridiques réglementées et les jeux et loteries. Il ne faut cependant pas rejeter par principe les mesures de cette directive, à condition toutefois qu’au préalable on réalise une harmonisation des législations nationales. C’est là que se situe la question politique essentielle que pose cette proposition : l’objectif de l’UE est-il de construire l’Europe en tant qu’entité politique ou bien simplement d’organiser le marché unique et la libre concurrence ? Sur cette question, le choix de la France est clair : nous voulons construire un droit européen fondé sur l’harmonisation et la coordination des droits internes et pas seulement faire table rase de tout ce qui existe pour permettre le libre-échange. Nous demandons, contrairement à la proposition de directive, que soit appliquée la méthode communautaire traditionnelle : une harmonisation minimale ou optimale avant l’application d’une clause de marché intérieur.
Il ne faut pas diaboliser le texte et nous devons nous souvenir qu’il a un champ d’application restreint. Il serait bon cependant de réécrire et de préciser les gardes fous qui s’appliquent à cette directive, faute de quoi le risque de dumping social ou environnemental se matérialisera effectivement. La proposition prévoit dans son article 3 que la nouvelle directive "n’exclut pas" l’application d’un certain nombre d’autres textes sectoriels préexistants. Cette disposition est illusoire. Il convient de la rédiger de manière impérative si l’on veut vraiment préserver l’application des règles existantes. La confusion entretenue entre des dispositions qui se chevauchent, des dérogations sur des dérogations, des exclusions d’exclusions (par exemple pour les fonds de pension) et des définitions fort imprécises nous amènent à craindre que la portée réelle de la future directive ne soit en réalité déterminée davantage par l’interprétation du juge que par le texte lui-même. On aboutirait ainsi, dans de vastes domaines de l’activité économique, sociale et culturelle, à un véritable "gouvernement des juges". Or, c’est le contraire de ce que nous souhaitons et cela conduirait nos citoyens à rejeter l’Union européenne.
Le marché intérieur des services est nécessaire, il est de l’intérêt de l’Europe et de la France, mais il ne doit pas se résumer à faire table rase des traditions, des préférences collectives et des législations nationales qu’elles traduisent. Le Parlement européen doit donc prendre le temps de reconstruire la proposition de directive en se basant sur un champ d’application indiscutable, dans sa dimension et dans sa définition, sur une harmonisation minimale ou optimale, par types de secteurs, sur une simplification des réglementations des États membres dans la limite de l’intérêt général tel qu’il est reconnu par la jurisprudence.
J’adjure la Commission Barroso de ne pas baisser les bras devant l’hétérogénéité et la complexité de l’Europe élargie. Pour réaliser le marché libre des services, il ne s’agit pas de balayer, mais de construire. Nous refusons une directive dangereuse, nous devons écrire une directive utile pour l’Union européenne.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« L’urgence d’un texte utile », par Jacques Toubon, Le Figaro, 1er mars 2005.