Au Kirghizistan, la « révolution » des Tulipes a entraîné la fuite du président Askar Akaïev. Il accorde sa première interview à Rossiskaïa Gazeta. C’est un choix stratégique de communication que de nombreux « Yushchenko kirghizes » ont adopté depuis plusieurs semaines. En effet, Rossiskaïa Gazeta est le quotidien de la Douma d’État et il est largement distribué dans de nombreuses républiques d’ex-URSS, y compris la Kirghizie. Askar Akaïev s’indigne de l’illégalité de son renversement, il prétend que tout était prémédité et qu’on en voulait à sa vie. Il est vrai que pour le dirigeant d’un pays longtemps qualifié de « Suisse de l’Asie centrale », un pays musulman mais laïque, il est difficile de se voir traiter en dictateur. Étant donné la confusion actuelle, il tente de casser l’image qu’on a donné de lui et propose de faire son retour si on assure sa sécurité. Ce n’est pas exclu, au vu de la tournure actuelle des choses, les nouveaux leaders viennent en effet de lui proposer de le reconnaître dans ses fonctions s’il accepte de démissionner ensuite.
Peut être par souci d’impartialité, Rossiskaïa Gazeta donne la parole au successeur d’Akaïev désigné par les putschistes, Kurmanbek Bakiev. Le nouveau Premier ministre, homme du Sud, financé en partie par les États-uniens et président par intérim, rejette totalement la violence qu’il dit involontaire et s’efforce de rassurer les Russes : les relations entre Bichkek et Moscou resteront inchangées, le nouveau pouvoir ne s’en prendra pas à Akaïev et l’ordre sera rétabli. Il est d’autant plus important de ne pas s’aliéner la population russe qu’elle forme 20 % de celle du Kirghizistan. Le nouveau ministre de la Sécurité, Felix Koulov, s’est d’ailleurs employé à rallier leurs voix, il y a peu, en demandant un statut de seconde langue officielle pour le Russe. Ce général, ancien du KGB, homme du Nord et de gauche, reconnaît dans Libération que l’opposition est divisée, mais se pose en recours possible pour les élections présidentielles du 26 juin, élections où il fait figure de favori avec Bakiev. Il souligne que les États-Unis les aident pour éviter que la situation ne dégénère, alors que la Kirghizie est économiquement dépendante de la Russie avec laquelle il affirme avoir des affinités.
Dans Vremya Novostyey, Rosa Otunbaieva, l’ancienne apparatchik soviétique, se montre amère. Elle confirme que l’action de l’opposition qui avait pour modèles la Géorgie et l’Ukraine s’est emballée, la belle épopée s’est transformée en blitzkrieg. Elle fait partie des leaders qui avaient dès le début confirmé leur impuissance à contrôler la foule. Aujourd’hui, cette question appartient au passé et elle se tourne vers l’avenir : fidèle au jargon marxiste-léniniste de ses débuts, elle parle d’expropriation des expropriateurs.

Si les anciens ou actuels dirigeants politiques s’interrogent sur l’avenir de la direction du pays, chez les analystes, la question qui demeure est : comment le pays va-t-il évoluer ?
Doctorant français travaillant sur le Kirghizistan, David Gaüzere explique dans Libération qu’il est optimiste. L’alternance était prévue et nécessaire et le pays va se développer, il balaye ainsi les craintes de guerre civile et les inquiétude du quotidien de la gauche française quant au péril islamiste. Elinor Burkett exprime pour sa part ses craintes dans le New York Times et l’International Herald Tribune. La présidente du département de journalisme de l’université d’Alaska, qui a enseigné au Kirghizistan, réfute le pacifisme de cette révolution. Plutôt qu’un changement politique, elle voit une simple redistribution de la propriété dans un pays qui n’a pas de marge de manœuvre, car pas de ressources, et un jeu de chaises musicales entre une caste de dirigeants qui se disputent les rentes et le pouvoir. Dès lors, comment la population va réagir au nouveau pouvoir ? Georgy Sitnyansky en ethnologue et spécialiste de l’Asie centrale voit dans les récents évènements la résurgence du conflit endémique entre le Nord moderne et le Sud traditionnel. Il explique dans Nezavissimaïa Gazeta que, pour lui, toutes les luttes sont basées sur cet antagonisme et que le pays n’a jamais été aussi près de la scission.

Situé entre la Russie et la Chine, le Kirghizistan a une position stratégique et le dernier bouleversement peut avoir des échos régionaux forts.
Dans The Independent Shaazka Beyerle, vice-présidente de l’International Center on Non violent Conflict et donc proche de son président Peter Ackerman, un des signataires du dernier appel de la Freedom House contre Poutine, voit dans cette révolution l’amorce d’un mouvement pour toute l’Asie centrale tout en étant consciente de la fragilité de la société sur laquelle s’applique sa méthode. Notons que cette méthode dont il est question met largement à profit la Freedom House. Au Kirghizistan, elle a financé la presse locale et des mouvements de jeunes comme Kelkel (« viens-viens »).
Nikolaï Borduja, Le secrétaire général de l’ODKB, organisation du traité de défense collective, comprenant la Fédération de Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan s’inquiète dans Gazeta SNG, le journal de la CEI, du fait que les pouvoirs réels dans ce pays sont représentés par la narco-mafia, le crime organisé, les extrémistes religieux et quelques potentats locaux. Il propose de prendre des mesures communes au sein de l’organisation.
Le dernier mot revient au théoricien en chef du jeu d’échec géopolitique dans la région, Zbigniew Brzezinski. Dans Vedomosti, l’incontournable quotidien russophone du monde des affaires et de la finance, partenaire du Financial Times et du Wall Street Journal, il affirme qu’il s’agit de la suite logique de l’extension du pluralisme géopolitique qui devrait s’achever en Russie. C’est avec délectation qu’il s’imagine la chute de Poutine, incarnation selon lui du stalinisme, coïncidant avec l’anniversaire de la victoire sur Hitler. Pour lui, le problème au Kirghizistan et dans d’autres républiques vient du fait que les dirigeants sont les mêmes depuis l’indépendance et qu’ils sont restés fidèles à la politique séculaire émanant de l’athéisme soviétique officiel.