Les analyses du double refus français et hollandais au Traité constitutionnel européen (TCE) se poursuivent dans la presse. Comme toujours, ce sont les partisans du traité qui monopolisent largement le droit au commentaire. Ils imposent avec assurance une interprétation du scrutin que tout semble démentir.
Comme nous l’avions vu dans notre édition du 7 juin, une partie des cercles atlantistes et néo-libéraux ayant défendu le texte s’est plue à stigmatiser les Français en qualifiant leur vote de repli identitaire et xénophobe. Dans le même temps, ils appelaient de leur vœux une nouvelle politique dont le maître d’œuvre devait être Nicolas Sarkozy. En s’appuyant sur cette lecture des opinions exprimées le 29 mai par les électeurs français, le ministre français de l’Intérieur et président de l’UMP est en train de relancer le débat sur le rapport entre immigration et chômage en France. Il peut ainsi donner l’impression de répondre à la peur du travailleur étranger qui aurait conduit au « non » au TCE, selon les médias dominants. Il place également au centre de l’agenda médiatique une question qui le valorise par rapport à ses adversaires compte tenu de ses fonctions. Ce faisant, il chasse sur les terres de M. Le Pen, pour qui le refus de l’immigration est un fonds de commerce, mais en en modifiant le sens. Pour le Front national, dénoncer l’immigration, c’était dénoncer l’arrivée en France d’Algériens qui avaient expulsé les colons français lors de l’indépendance de l’Algérie. Le développement de l’extrême droite française était la conséquence d’une décolonisation ratée, encore plus mal assumée par la classe dirigeante que la colonisation elle-même. La récupération de ce thème par M. Sarkozy vise, fort différemment, à importer le « choc des civilisation », ainsi qu’il a commencé à le faire en relançant le débat « à propos » du voile en avril 2003. Sa logique n’est pas tournée contre les populations issues de la colonisation, mais contre les populations musulmanes ; elle n’est pas l’expression des laissés pour compte d’un traumatisme collectif, mais l’instillation d’une peur imaginaire pour façonner une société.

Cette image d’un vote « non » français frileux et xénophobe se retrouve sous la plume de Jiri Pehe, ancien conseiller de Vaclav Havel et chercheur à la Freedom House, dans Le Figaro. Selon lui, en refusant ce texte, la France aurait commis une erreur comparable à la signature du traité de Versailles ou des accords de Munich ! Elle se serait détournée par frilosité et mépris de l’Europe d’une chance d’assurer la paix dans le continent. Qui sait si demain, l’Allemagne, se sentant trahie, ne retrouvera pas ses ambitions expansionnistes vers l’Europe centrale ?
Dans Die Tageszeitung, Aleksander Smolar, président de la Fondation Stefar Batory (l’antenne polonaise de la Fondation Soros), estime que les Français ont refusé ce texte car ils le jugeaient trop libéral et les Néerlandais car il ne le trouvaient pas assez libéral. Ce qui est sûr, martèle-t-il, c’est que les deux populations ont exprimé leur crainte de l’immigration. Estimant que le terme de « Constitution » était également mal trouvé, il engage les dirigeants de l’Union européenne à se remettre au travail en tenant compte des erreurs commises.

Dans la revue qu’il dirige, le Weekly Standard, l’éditorialiste néo-conservateur, William Kristol, se réjouit pour sa part du double refus du TCE : il s’agit d’une gifle pour les élites européennes et donc pour Jacques Chirac. Les différends qui ont pu opposer les élites libérales européennes et le président gaulliste depuis son duel avec Édouard Balladur semblent avoir échappé à la sagacité de l’auteur. Il livre également à ses lecteurs une vision aberrante du débat pré-référendaire. Selon lui en votant non, Français et Néerlandais auraient voté contre l’État providence, les « entraves à la croissance », les mauvaises politiques d’immigration et l’antiaméricanisme. Pour répondre aux attentes des électeurs, il ne voit donc qu’un homme : Nicolas Sarkozy ! De la sorte, il parvient donc à la même conclusion que David Ignatius et Jean-Marie Colombani qui, eux, se désolaient du rejet du texte. Tous les chemins mènent à Rome.
C’est, étrangement, dans Le Monde que l’ancien conseiller de sécurité nationale en charge des questions européennes, Philip H. Gordon, conteste l’analyse de Kristol. Pourquoi les États-Unis devraient-ils se réjouir du résultat du référendum ? Certes, la politique de Jacques Chirac est désavouée, mais son opposition à George W. Bush est la seule chose qui continue à être appréciée. La politique d’expansion de l’Union européenne vers l’Est, voulue par Washington, va être ralentie et il ne sera pas possible de compter sur les Européens pour « démocratiser » le « Grand Moyen-Orient ». Pour le démocrate, c’est une chance de renforcer l’Europe atlantiste qui s’éloigne.

La grande question qui se pose désormais pour les élites européennes est de trouver un moyen de faire accepter ce que les électeurs ont refusé et de relancer la course de leur conception de la construction européenne.
Commentant la sortie de son dernier livre dans une interview à Die Welt, le ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, ne s’alarme pas. Certes, il n’aurait pas fallu faire de référendum sur le TCE en Europe puisqu’on les a perdu, mais il s’agit des hoquets inévitables d’un processus historique et cette construction européenne se poursuivra. Le Commissaire européen au Commerce, le Britannique Peter Mandelson, est bien plus inquiet. Dans un texte de The Observer, repris par le Taipei Times, il estime que le malaise entre les Européens et l’Union européenne est profond. Il appelle son ancien chef de gouvernement, Tony Blair, à rassurer les Européens qui craignent une « américanisation » de l’UE. Il n’est pas évident que le Premier ministre britannique, qui occupera la présidence tournante de l’Union à partir du 1er juillet soit la personne la plus indiquée. D’un autre côté, pour l’ancien ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, les Français ont voté « non » car ils croient à une chimère dont aucun État européen ne veut : l’Europe sociale. Trop longtemps, les élites « européistes » ont déifié l’Europe, faisant croire qu’elle pourrait se charger de résoudre tous les maux et ridiculisant leurs contradicteurs. Si l’Europe doit repartir, cela passe d’abord par l’abandon de cette logique.

L’ancien ministre français de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, est un des rares partisans du « non » à pouvoir s’exprimer. Dans Le Figaro, il affirme que les Français ont voté non pour préserver leurs droits sociaux, mais aussi leur nation, ce que les élites libérales de droite et de gauche ne peuvent pas accepter. Il renouvelle son appel à une réforme des institutions européennes afin de faire de l’Union européenne un rempart contre la mondialisation.
Toutefois, pour l’économiste états-unien Jeremy Rifkin dans Die Zeit le refus exprimé en Europe n’est pas tant celui d’une forme d’Europe, mais celui des débordements du capitalisme, des excès que les États-Unis incarnent de façon caricaturale. L’Europe doit construire un contre-modèle.