La façon dont la direction générale a géré l’affectation des officiers de commandement au sein de la légion suscite la perplexité, qu’il s’agisse de l’accord donné à la mise à disposition du préfet du lieutenant-colonel Cavallier au sein de son cabinet, de la désignation de cet officier comme chef d’état-major de la légion et enfin du maintien du lieutenant-colonel à son poste en dépit de la mésentente flagrante avec le commandant de légion.

A) UNE MISE A DISPOSITION SANS BASE JURIDIQUE

Lorsque le préfet Bonnet rejoint son poste dans les circonstances tragiques que l’on sait, le ministère de l’intérieur entend lui laisser la plus grande liberté dans le choix des membres de son cabinet. Le préfet fait alors appel à des hommes qu’il a connus et appréciés dans ses postes antérieurs. C’est ainsi qu’il propose au lieutenant-colonel Cavallier, alors commandant de groupement des Pyrénées Orientales, de le rejoindre en Corse. Celui-ci hésite. La présence d’un officier de gendarmerie au sein d’un cabinet préfectoral apparaît sans précédent. Dans le dispositif institutionnel de la République, seuls le Président de la République, le Premier ministre, le ministre de la défense et le ministre chargé de la coopération disposent d’un cabinet militaire. Sollicité, le directeur général de la gendarmerie répond que la décision ne lui appartient pas et suggère implicitement qu’elle relève du ministre. De fait, d’après la direction générale, l’accord a été donné par les autorités ministérielles, même s’il n’a pas été délivré formellement.

La direction générale invite pourtant l’officier à suivre le préfet. Un simple message non signé émanant de la direction générale sert de base au départ du lieutenant-colonel. Aucune décision administrative, ni même une correspondance, ne précise le statut du lieutenant-colonel auprès du préfet. C’est le lieutenant-colonel Cavallier lui-même qui suggère au préfet de lui conférer le titre de chargé de mission sans que cette désignation s’appuie sur une base juridique.

L’officier demeure officiellement commandant de groupement de la gendarmerie départementale. Il dépend pour son traitement de la circonscription de Montpellier. Il fait plusieurs allers-retours entre la Corse et Perpignan où il continue à assumer le commandement de son groupement. Il arrive ainsi en Corse le 20 février et y reste 17 jours. Il s’y rendra de nouveau pour des séjours plus brefs avant son affectation comme chef d’état-major de la légion. Certes, on peut comprendre, dans le contexte très difficile de l’assassinat du préfet Erignac et le climat d’intense mobilisation des forces de sécurité, que la direction générale n’ait pu opposer une fin de non-recevoir à une demande de son successeur. On peut s’étonner, en revanche, que la direction générale laisse ainsi un officier de gendarmerie exercer d’importantes responsabilités auprès d’un préfet sans se soucier de son statut et admette, par ailleurs, qu’un commandement de groupement puisse s’exercer à mi-temps.

B) UNE AFFECTATION TRES CONTESTABLE

La mission du lieutenant-colonel Cavallier en Corse n’avait pas été prédéterminée. L’officier rencontre le préfet le premier jour de son arrivée en Corse -le 20 janvier- et lui propose " une sorte d’audit général " sur la situation en Corse afin de dresser plusieurs propositions. Ce travail a servi de base aux " propositions d’action " présentées par le préfet Bonnet à son autorité de tutelle. Ce travail accompli, le flou du statut du militaire auprès du préfet apparaissait encore plus embarrassant.

L’ambiguïté de la situation n’échappait ni à l’intéressé qui souhaitait qu’il y soit mis un terme, ni à la direction générale soucieuse de réintégrer l’officier dans le " circuit normal de la gendarmerie ", même si cette position n’a pas été acquise sans débat -un général au sein de la direction ayant même proposé au lieutenant-colonel de " faire la bascule ", c’est-à-dire de demeurer auprès du préfet.

Toutefois M. Bonnet souhaitait le maintien du lieutenant-colonel Cavallier en Corse -éventuellement à la tête de la légion de gendarmerie départementale. L’officier, conscient que son grade ne lui permettait pas encore d’aspirer à de telles responsabilités veut incontestablement continuer à s’impliquer dans les dossiers dont il a traité auprès du préfet. Une affectation comme chef d’état-major de la légion s’impose comme une formule adaptée alors même que traditionnellement ce poste revient lui aussi à un colonel.

La direction générale, non seulement propose cette affectation, mais elle cherche même à adapter la fonction à la personnalité du lieutenant-colonel : " On a donc pensé rapidement qu’il pouvait faire un chef d’état-major du commandement de légion mais avec une vocation plus opérationnelle au départ qu’un chef d’état-major classique ".

La direction générale a alors commis une faute de gestion dans l’organisation du commandement doublée d’une erreur manifeste d’appréciation dans le choix des personnalités affectées - " une erreur de commandement au niveau le plus élevé " a indiqué devant votre commission un officier de gendarmerie.

Comment, en effet, n’avoir pas perçu les risques évidents de concurrence entre deux officiers : un chef d’état-major fort de ses relations privilégiées avec le préfet et un commandant de légion destiné par vocation à être l’interlocuteur du représentant de l’Etat pour toutes les questions de sécurité ?

Ces risques ne sont pas restés virtuels. L’antagonisme entre les deux officiers créera au sein de la légion un climat délétère.

Le colonel Mazères prend son commandement le ler juin 1998 quelques jours avant la prise de fonction du lieutenant-colonel Cavallier. Les conflits se cristallisent sur des aspects anecdotiques mais révélateurs : le lieutenant-colonel Cavallier n’accepte pas que son véhicule de fonction de type Laguna-Renault soit remplacé, à l’initiative du commandant de légion, par une Citroën BX.... Le lieutenant-colonel se résigne mal à sa position de subordonné. Plus lourd de conséquence, le chef d’état-major de la légion se voit interdire tout contact avec la section de recherches. Il demande au commandant de légion une note lui signifiant cette interdiction. Le commandant refuse. Le lieutenant-colonel, certes ne " supportait pas d’être totalement limité dans son état-major ". Il se résigne pourtant. Le colonel Mazères l’informe, en novembre 1998, que son séjour prendra fin en juillet prochain. Dix mois encore à attendre ? Mais " les usages dans les armées font qu’on peut traverser une période délicate avec son supérieur ". Il fallait compter avec les " réalités que l’on trouve dans tous les corps constitués ".

Si le lieutenant-colonel Cavallier observe donc un certain mutisme, le colonel Mazères, quant à lui, a signalé à la direction générale, les relations tendues avec son chef d’état-major. Le procureur général de Bastia, M. Legras, aurait également attiré l’attention du major général de la gendarmerie début 1998 sur la situation au sein de la légion. Pourtant, la direction générale n’interviendra pas. Est-ce par crainte de mécontenter le préfet ? Mais, à cette date, M. Bonnet semblait avoir placé toute sa confiance dans le colonel Mazères et ses relations avec le lieutenant-colonel s’étaient distendues.

L’inertie observée par la direction générale a favorisé le développement d’un climat délétère au sein de la légion. Or des relations harmonieuses entre le commandant de légion et son adjoint auraient sans doute favorisé une " démarche plus collégiale et plus régulière " comme l’a reconnu l’un des protagonistes devant votre commission d’enquête. Une meilleure communication au sein du commandement aurait peut-être constitué un garde-fou aux dérives observées dans l’affaire des paillotes.


Source : Sénat. http://www.senat.fr