Les relations entre l’autorité préfectorale et l’autorité judiciaire dans l’île ont été marquées par de nombreux conflits. Cette situation, préexistante à l’arrivée du préfet Bonnet, s’est aggravée du fait de la politique de rétablissement de l’Etat de droit qui a nécessité une plus étroite coopération entre les préfets et les magistrats de l’île. Les conflits et les rivalités ont par ailleurs été accrus du fait de l’enquête sur l’assassinat du préfet Claude Erignac et de la forte implication du préfet de région dans ce dossier éminemment sensible.

* UNE COLLABORATION DIFFICILE ENTRE LES PREFETS ET L’AUTORITE JUDICIAIRE

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L’existence de conflits entre l’autorité préfectorale et l’autorité judiciaire n’est pas une spécificité corse, mais la gravité des problèmes qui se posent dans l’île en terme de sécurité, longtemps doublée par une attitude fluctuante des pouvoirs publics en matière de répression, ont eu pour conséquence d’aviver les tensions sur place.

– Une frontière délicate entre police administrative et police judiciaire

Les préfets ont perdu aujourd’hui les pouvoirs de police judiciaire qu’ils tenaient autrefois de l’article 10 du code d’instruction criminelle, puis de l’article 30 du code de procédure pénale. Ces dispositions ont été abrogées par la loi du 4 janvier 1993 portant réforme de la procédure pénale. Quoi qu’il en soit, la délimitation des pouvoirs entre autorité préfectorale et autorité judiciaire peut soulever des difficultés. En effet, dans une île où règne une violence très importante, l’interpénétration entre les opérations de police administrative, relevant du préfet, et les opérations de police judiciaire, relevant des magistrats du siège ou du parquet, est très importante et peut être source de confusion. En effet, en théorie, la délimitation entre police administrative et police judiciaire est claire : la première a pour but le maintien de l’ordre public et la prévention des infractions ; la seconde intervient en aval de l’infraction, en vue de la constater et d’en obtenir la répression par une juridiction. Dans les faits, action préventive et action répressive se mêlent et chacune des autorités détenant des pouvoirs de police peut être tentée d’accroître ses prérogatives aux dépens de l’autre.

Le conflit qui a opposé M. Jean-Pierre Lacave, préfet adjoint pour la sécurité du 12 juillet 1993 au 16 juillet 1995, au procureur général Christian Raysséguier est emblématique de cette situation de méfiance et d’affrontement entre autorités. C’est ainsi que l’opération de Spérone qui devait conduire à l’arrestation d’un commando de quatorze membres de l’ex-FLNC-Canal historique le 27 mars 1994 aurait dû être organisée en étroite collaboration entre le préfet adjoint pour la sécurité et le procureur général. Dans les faits, elle a été organisée sans concertation aucune avec l’autorité judiciaire sous la houlette du seul préfet adjoint.

M. Jean-Pierre Lacave a ainsi déclaré devant la commission : " Je n’ai pas prévenu le procureur général de la République lorsque j’ai lancé l’opération de Spérone et j’ai convoqué les trois colonels commandant la gendarmerie à vingt-trois heures trente, le samedi qui précédait l’opération.

" M. le Président : Parce que vous n’aviez pas confiance ?

" M. Jean-Pierre LACAVE : J’étais circonspect !

" M. le Président : Voilà un exemple de langage militaire : très bien !

" M. Jean-Pierre LACAVE : Finalement l’opération a été lancée et elle a marché ! Quant au procureur général, je l’ai tenu informé le matin même de l’opération en lui disant qu’il allait se passer quelque chose ".

M. Raysséguier a vigoureusement protesté contre ces méthodes en les jugeant " affligeantes ". Il s’est en outre interrogé sur les conséquences de cette attitude sur la conduite des opérations : " Comment voulez-vous restaurer l’Etat de droit en faisant litière de l’autorité judiciaire ? En outre, l’enquête a été bâclée, la quasi-totalité de la procédure a été annulée, les saisies d’armes ont été effectuées n’importe comment. Non, je trouve cette affaire scandaleuse ! "

Intervenue en pleine période de négociation entre le ministère de l’Intérieur et certains nationalistes, l’opération de Spérone a été organisée et conduite de manière peu transparente, après l’accord du ministre de l’Intérieur sous le contrôle du seul préfet adjoint pour la sécurité. L’exclusion de l’autorité judiciaire est pour le moins étonnante s’agissant d’une opération de police d’une telle ampleur.

Par ailleurs, M. Christian Raysséguier a estimé que l’autorité judiciaire avait souffert d’une forte rétention d’information de la part de l’autorité préfectorale, alors que celle-ci n’aurait pas respecté le principe de séparation des pouvoirs en utilisant des informations relevant des enquêtes judiciaires : " Pour ce qui concerne l’articulation entre les services de justice, les forces de police, de la gendarmerie et la préfecture, mon analyse est assez différente. Je le dis clairement : j’ai souffert de difficultés de coordination, de cogestion, de partenariat avec la préfecture de police. J’estime qu’il s’agit d’une institution qui ne se comprend pas, qui ne se justifie pas.

" (...) En outre, j’ai eu la difficulté d’avoir affaire, pendant un certain temps, à un préfet de police qui, manifestement, avait une méconnaissance des principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la justice.

" M. le Rapporteur : Il s’agissait de M. Lacave ?

" M. Christian RAYSSÉGUIER : Oui. La coordination a donc été assez difficile, avec une intrusion systématique dans la direction des enquêtes judiciaires, voire quelquefois des violations du secret de l’enquête et de l’instruction, et, surtout, un caractère très opaque, très occulte de sa stratégie et des informations qu’il pouvait recueillir.

Cette situation a eu pour conséquence de placer les services de police judiciaire dans une position des plus inconfortables, comme l’a rapporté Mme Mireille Ballestrazzi, ancienne directrice du SRPJ d’Ajaccio : " Il est vrai que certains préfets avaient tendance à avoir des exigences sur la manière de monter des dossiers. C’était notamment le cas de M. Lacave, que je peux citer puisque j’ai beaucoup d’estime pour lui : c’est un homme qui s’implique et on ne pouvait pas lui reprocher cette attitude, tout l’art consistant à lui dire : "Sur cette question, j’en référerai au procureur de la République !", ce qui remettait tout de suite chacun dans ses limites. Dans l’équilibre des pouvoirs c’est normal, d’autant qu’il y a, en Corse, deux forces importantes au niveau de l’action des policiers. Nous avions tendance à dire que notre préfet de police avait une propension à être un peu préfet de justice, et comme nous pensions la même chose du procureur général qui avait, lui aussi, une forte personnalité, les deux étaient obligés pour s’entendre de s’arranger, car il était hors de question que nous restions, nous, pris en sandwich... Cela a pu se produire mais comme j’estimais que c’était intenable, j’ai toujours tapé du poing sur la table pour exiger des instructions claires et fait en sorte que chacun ne demande pas tout et son contraire et que l’on sache où l’on allait, tout cela, bien évidemment dans le cadre des lois. Finalement, les choses se passaient plutôt bien parce que les personnes étaient suffisamment intelligentes pour comprendre où était l’intérêt général ".

Ce problème de mésentente entre l’autorité préfectorale et l’autorité judiciaire constitue un dysfonctionnement majeur : il est en effet totalement anormal que les services de police judiciaire puissent se trouver en situation d’arbitre entre l’autorité administrative et l’autorité judiciaire. De tels conflits ne peuvent que paralyser l’action des services de sécurité du fait de l’absence d’unité dans le commandement. Ils contribuent par ailleurs à marginaliser l’autorité judiciaire, accréditant dans l’île l’idée d’une gestion exclusivement policière des problèmes de délinquance liée aux mouvements nationalistes.

Ce sentiment de la prépondérance des autorités politiques et administratives sur l’autorité judiciaire a d’ailleurs été évoqué par le président du conseil général de la Haute-Corse, M. Paul Giacobbi : " L’irruption de la politique dans le judiciaire, ou plus généralement dans tout ce qui se passe et qui touche à la sécurité, se constate dans mille événements.

" Je dois dire que je suis très surpris de comprendre qu’il subsiste parfois une certaine orientation des actions judiciaires par l’autorité préfectorale. J’ai quelquefois le sentiment que l’on hiérarchise l’importance des enquêtes et que cela ne se fait pas uniquement sur la base de décisions prises par les autorités judiciaires, mais par l’intervention de l’autorité administrative. C’est une erreur profonde que je déplore. Quand j’entends un préfet dire : "J’ai demandé aux policiers de ne pas trop insister sur cette affaire, parce que cela n’irait pas très loin", je pense que c’est une erreur profonde, une confusion qui nuit au bon fonctionnement de la justice. La justice doit agir seule ".

Cette situation structurelle s’est trouvée récemment amplifiée dans le cadre de la politique de rétablissement de l’Etat de droit qui a été marquée par un conflit très fort entre le préfet de région et le nouveau procureur général de l’île.

– La querelle de l’article 40

Dans la période récente, l’utilisation par les préfets de l’article 40 du code de procédure pénale, aux termes duquel " toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République ", a également donné lieu à des frictions entre l’autorité préfectorale et le procureur général. Alors que cette procédure constitue un élément central de la politique de rétablissement de l’Etat de droit en traduisant l’existence d’une volonté forte de réprimer les irrégularités constatées par l’administration, les conditions de sa mise en œuvre ont été fortement contestées par le procureur général Legras, arrivé dans l’île le 8 juin 1998.

Depuis la prise de fonctions du préfet Bonnet, 44 affaires en tout ont été adressées au parquet d’Ajaccio dans le cadre de cette procédure : 6 sont en cours d’instruction, 6 ont été jugées ou sont en instance de l’être, 7 ont d’ores et déjà donné lieu à un classement sans suite. Le parquet de Bastia a pour sa part recensé 28 affaires transmises par l’autorité préfectorale dans ce cadre procédural : 7 sont en cours d’instruction, 13 ont donné lieu à enquête préliminaire et 8 ont été classées sans suite.

Cette procédure n’a pas été initiée uniquement par l’autorité préfectorale, mais aussi par les inspections générales dépêchées dans l’île, voire directement par les directions départementales concernées. Les transmissions effectuées dans ce cadre portaient essentiellement sur des malversations commises par des dirigeants de collectivités territoriales, d’établissements publics ou bancaires.

Le procureur général Legras a surtout dénoncé l’importance inégale des faits transmis en application de cette procédure et l’absence de preuves dans certains cas. Une note transmise à la commission par le parquet de Bastia indique que " les mêmes faits ont été dénoncés par plusieurs services simultanément ou successivement " et que " plusieurs communications de l’article 40 du code de procédure pénale se sont réduites à la transmission de lettres anonymes faisant état d’allégations peu vérifiables et qui n’ont pas été étayées par la suite. Elles ont donc été classées ".

Pour le procureur général Legras, cette pratique a pu relever parfois davantage d’une stratégie de communication personnelle du préfet de région que d’une action fondée et efficace. M. Legras y a également vu une volonté de conduire l’action publique par substitution de l’autorité préfectorale à l’autorité judiciaire : " Avant tout, je tiens à dire que, là aussi, il y a eu beaucoup d’exagérations et de caricatures. A mon arrivée, j’ai constaté que, d’une manière évidente, il y avait une immixtion de l’administratif dans le judiciaire et que, là aussi certainement en toute bonne foi et dans le souci de bien faire, l’autorité administrative à l’époque considérait que, d’une certaine manière, le judiciaire faisait partie de son domaine normal d’intervention, compte tenu des spécificités de la situation locale.

" L’autorité administrative, le préfet de l’époque, souhaitait en quelque sorte avoir, à côté d’un préfet adjoint pour la sécurité, un préfet adjoint pour les affaires judiciaires. Cela s’est traduit par un certain nombre de choses et en particulier par le fait que l’autorité administrative privilégiait la gendarmerie et se tenait très régulièrement informée - et quand je dis très régulièrement c’est au jour le jour - de l’évolution des affaires qu’elle avait initiées d’une certaine manière avec la pratique, sui generis ou, peut-on dire, adaptée à la situation locale, de l’article 40 du code de procédure pénale ".

Cette critique très vive a également été formulée par M. Patrick Mandroyan, procureur de la République adjoint au tribunal de grande instance de Bastia : " Les véritables dénonciations au titre de l’article 40 découlaient des inspections des services centraux des finances ou des affaires sociales. Ils ont dénoncé des dysfonctionnements du Crédit agricole, des chambres d’agriculture, des chambres de commerce et de différents hôpitaux, parce qu’ils avaient fait l’objet d’investigations approfondies.

" Les autres affaires, transmises par l’autorité préfectorale - la pratique a commencé d’avoir cours avec l’arrivée du préfet Bonnet, car avant il n’y avait pas de recours fondés sur l’article 40 tandis qu’après ils ont été nombreux et qu’il y en avait même parfois plusieurs sur la même affaire -, relevaient de tout et n’importe quoi. Tout ce qui était dénoncé auprès de l’autorité préfectorale comme étant susceptible d’être une infraction était systématiquement renvoyé aux différents parquets pour enquête.

" (...) Une affaire concernait quelqu’un dont on pensait qu’il touchait indûment 18 000 francs par an au noir, alors que cela correspondait à ses indemnités de premier adjoint dans une petite commune. Un coup de fil passé aux services de la trésorerie de la commune m’a permis de vérifier instantanément que cette dénonciation d’un élu supposé corrompu correspondait en fait à ses indemnités de premier adjoint. On a ainsi encombré le parquet de dossiers qui ne présentaient strictement aucun intérêt. C’était presque de la délation, des lettres anonymes, n’importe quoi ".

Ces critiques extrêmement vives paraissent justifiées et sont révélatrices d’une atmosphère de tension très forte entre l’autorité judiciaire et l’autorité préfectorale. Si le bien fondé du recours à l’article 40 n’est pas contesté par les magistrats du parquet rencontrés par la commission, ceux-ci en ont dénoncé un usage dévoyé dans un but de communication personnelle peu soucieux du travail de l’institution judiciaire. Le procureur a certes eu raison de s’opposer à la volonté d’instrumentalisation de la justice par le préfet. L’indépendance de la justice apparaît, en effet, bien comme une condition indispensable au rétablissement de l’Etat de droit en Corse. Mais le conflit entre le préfet de région et le procureur général, porté sur la place publique par les intéressés eux-mêmes, a pris une tournure telle qu’il n’a pu s’apaiser que par une mise au point par le Premier ministre lui-même. Une telle situation ne pouvait qu’être dommageable à la volonté de restaurer la primauté du droit dans l’île.

* L’AFFAIRE ERIGNAC : UNE ENQUETE PARALLELE ?

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Si les tensions entre l’autorité préfectorale et l’autorité judiciaire ont été constantes dans l’île, le déroulement de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac les a amplifiées. En effet, en arrivant en Corse, le préfet Bonnet s’est retrouvé dans une situation particulièrement difficile : tout en étant juridiquement incompétent en matière d’enquête judiciaire, il avait dans ce domaine, une obligation morale de résultat.

Le préfet Bonnet a ainsi rappelé devant la commission les conditions dans lesquelles il s’est installé en Corse : " S’agissant de l’enquête sur l’assassinat de Claude Erignac, le ministre de l’Intérieur m’a installé à Ajaccio le vendredi 13 février 1998. Sur les grilles de la préfecture avaient été déposées des centaines de gerbes de fleurs. Quand je me suis assis dans le fauteuil de Claude Erignac, je n’ai effectivement pensé qu’à lui et à cette enquête. Par ailleurs, le ministre de l’Intérieur m’a demandé d’examiner tous les dossiers qui auraient pu constituer des mobiles. Cette même demande a également été formulée par la DNAT qui explorait toutes les pistes possibles. J’ai donc été immédiatement associé au développement de cette enquête à la fois par M. Marion et par le cabinet du ministre - bien entendu, je faisais suivre toutes les informations que je recueillais ".

De fait, si le préfet ne s’est pas substitué aux magistrats enquêteurs, il a pesé indirectement sur le déroulement de l’enquête en raison du rôle qu’il a joué dans la réorganisation des services de sécurité dans l’île, que ce soit par le renouvellement des personnels ou par l’accroissement des moyens de la gendarmerie nationale tant par le renforcement de la section de recherches que par la mise en place du GPS.

Le général de brigade Maurice Lallement, chef du service des opérations et de l’emploi à la direction générale de la gendarmerie nationale, a par ailleurs expliqué en quoi l’assassinat du préfet Erignac avait conduit le préfet Bonnet à accroître ses relations avec le commandant de la légion de gendarmerie : " En ce qui concerne la coordination entre services sur l’île, on peut distinguer deux périodes. Avant l’assassinat du préfet Erignac, le préfet adjoint pour la sécurité était chargé de coordonner l’ensemble des services de sécurité sur l’île, lui-même étant placé sous l’autorité de chacun des deux préfets. En matière de police judiciaire, le procureur général joue le rôle classique de correspondant du commandant de légion, les commandants de groupements étant en liaison avec les procureurs de la République, et les enquêteurs et directeurs d’enquête, étant en relation avec les juges d’instruction saisis des différents dossiers.

" Je reviens tout de suite aux interlocuteurs du commandant de légion puisque c’est ce qui a posé problème dans le cadre du dossier qui nous intéresse. Sur l’île, jusqu’au 6 février 1998 et je dirais même jusqu’au mois de juin 1998, le commandant de légion avait deux interlocuteurs privilégiés : le préfet adjoint pour la sécurité et le procureur général.

" Une configuration nouvelle est née à partir du schéma mis en place par le préfet Bonnet. Le commandant de légion était alors en prise directe sur le préfet de région qui, lui, avait une vision beaucoup plus globale de sa fonction au niveau de la sécurité ".

Ce lien direct entre le préfet Bonnet et le colonel Mazères, justifié en droit par les compétences du préfet en matière d’ordre public, va toutefois lui permettre d’être informé du déroulement des investigations confiées à la gendarmerie par le juge Thiel dans le cadre de l’affaire de Pietrosella, qui est connexe à l’assassinat du préfet Erignac.

Le procureur général Legras a confirmé l’immixtion du préfet Bonnet dans le déroulement des enquêtes judiciaires du fait de ses relations privilégiées avec le colonel Mazères : " Chaque jour, chaque après-midi, pratiquement, le colonel de gendarmerie participait, à la préfecture de région, à des réunions de travail et de réflexion au cours desquelles la chose judiciaire était en permanence au centre des débats. Au cours de ces réunions, se sont certainement créées des relations que je ne pouvais pas maîtriser mais je répète que si l’on respecte le jeu normal des institutions, si chaque structure reste dans le cadre strict de ses prérogatives, on évitera bien évidemment le renouvellement de ce type de dérives ".

Le juge d’instruction Gilbert Thiel a également déploré la trop grande implication du préfet Bonnet dans le déroulement de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac : " Le mélange des genres - mais encore une fois, je ne voudrais pas que mes propos soient mal interprétés parce que je ne sais pas ce qu’a fait ou n’a pas fait le préfet Bonnet - est néfaste. Pour autant, je suis d’accord pour reconnaître qu’il ne faut pas faire dans l’intégrisme et dire que l’on doit cacher tout ce que l’on fait. Il est sûr que le préfet de région a été abattu et que cela intéresse le gouvernement, l’Etat en premier lieu et son représentant, mais de là à admettre cette espèce d’absence de distance, qui peut conduire au fait que tel responsable de la police soit, en permanence ou en tout cas très souvent dans le bureau du préfet qui, lui-même reçoit quasiment quotidiennement le colonel dirigeant la légion de gendarmerie en Corse... ".

Le procureur général Legras a toutefois estimé que cette immixtion, qui d’après lui était générale au moment de son arrivée, s’est ensuite limitée aux seules affaires traitées dans le cadre du dispositif antiterroriste parisien : " S’agissant - et j’insiste sur ce point - de la délinquance locale demeurant de la compétence de l’institution judiciaire locale, à partir du 15 septembre 1998, les choses étaient rentrées dans l’ordre : à compter de cette date, il n’y a plus eu immixtion de l’administratif dans le judiciaire.

" Sur des procédures échappant au contrôle de l’institution judiciaire locale, confiées à l’institution judiciaire parisienne, ce contrôle n’a peut-être pas été le même et certaines dérives ont alors pu se pérenniser ".

Cette situation s’explique par les liens privilégiés entretenus par le préfet de région avec le juge Bruguière, saisi de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, ainsi qu’avec le chef de la DNAT, M. Roger Marion. Le préfet Bernard Lemaire a confirmé ces liens privilégiés pour déplorer n’avoir pas pu bénéficier des mêmes informations que le préfet Bonnet : " Il ne se passait pas une réunion de Bernard Bonnet où je n’étais pas en fonction de mes compétences. Les seules réunions auxquelles je n’assistais pas étaient les entretiens personnalisés provoqués par M. Bonnet avec les juges anti-terroristes. Il a eu très vite des relations privilégiées avec M. Bruguière et avec le responsable de la 6ème division, M. Marion. Pour ma part, je n’avais pas ces relations téléphoniques et je n’avais pas droit à ces visites. Mais comme j’étais préfet de police depuis décembre, j’avais d’autres moyens d’obtenir des informations. Alors que Bernard Bonnet s’est orienté très vite vers la 6ème division d’un côté, et le tout gendarmerie de l’autre, je gardais, au contraire, des relations très privilégiées avec la police judiciaire. Cela me permettait d’obtenir toutes les informations nécessaires, en particulier dans l’enquête Claude Erignac ".

Le juge antiterroriste Gilbert Thiel a également souligné la proximité ayant existé entre le préfet Bonnet et le chef de la DNAT : " Au niveau de la préfecture, qui semble être le nœud gordien de cette affaire, le préfet Bonnet entretenait des relations jusqu’au mois de décembre avec Roger Marion : je n’y vois pas de scandale en soi, mais il y avait sans doute aussi des échanges d’informations puisque l’on a dit que Castela avait été donné à Marion par Bonnet, à moins que ce ne soit l’inverse... ".

Ces échanges d’information entre le préfet de région, certains magistrats instructeurs parisiens et les services de gendarmerie vont contribuer à brouiller la conduite de l’enquête, chacun tentant de s’approprier un éventuel succès. Cette situation complexe est aggravée par le rôle joué par le préfet Bonnet dans le cheminement des informations concernant les assassins présumés du préfet Erignac qui lui auraient été transmises par un indicateur et qui comportaient les noms de Jean Castela, Vincent Andreuzzi et Alain Ferrandi.

D’après le préfet Bonnet : " La gendarmerie les ignorait. Le colonel Mazères a géré son dossier, avec sa propre hiérarchie ; je me permets à cet égard de rappeler que le supérieur hiérarchique d’un colonel de légion est le général-commandant de la région, ainsi que le général qui dirige les opérations à la direction générale de la gendarmerie. On a alors dit : "Le préfet mène une enquête parallèle, il n’a pas confiance dans les services de police ; c’est un scandale, il a ralenti le déroulement de l’enquête et l’a presque compromise". C’est honteux, car ces trois noms sont ceux de personnes qui ont également participé à l’attentat contre la brigade de Pietrosella ".

Le colonel Henri Mazères a contredit cette version des faits en indiquant qu’il disposait déjà de ces noms, mais qu’il n’en avait pas informé le préfet. Par ailleurs, ces informations ont ensuite fait l’objet des fameuses notes du préfet Bonnet transmises au procureur de la République de Paris les 16 novembre et 11 décembre 1998.

Pour le préfet Bonnet, sa démarche n’a pas été constitutive d’une enquête parallèle et n’a en rien entravé le bon déroulement des investigations : " Les magistrats ne se sont pas parlé entre eux. Tous les renseignements accumulés par la gendarmerie ont été mis en procédure dans le cadre de l’enquête Pietrosella. Les quatre magistrats instructeurs de la 14ème section y avaient accès à tout instant. Ils ne se sont pas parlés. Non seulement je rejette, mais je réagis très vivement à l’accusation qui consiste à dire "le préfet a conduit une enquête parallèle". Cela est honteux et démontre le cafouillage des institutions. S’il y avait eu un minimum de coordination au niveau de cette enquête, elle aurait été résolue dans des délais beaucoup plus rapides ".

Le ministre de l’Intérieur a également confirmé qu’il n’y avait pas eu d’enquête parallèle de la part du préfet Bonnet : " Le préfet Bernard Bonnet avait recueilli des informations, et c’est une très bonne chose. On ne peut pas l’accuser d’avoir mené une enquête parallèle parce qu’il a reçu des informations, il faut être sérieux ! Il a confié les informations dont il disposait à l’autorité judiciaire puis, par égard pour son supérieur hiérarchique, c’est-à-dire moi-même, il m’a fait parvenir sous pli fermé, par un de mes collaborateurs, les mêmes informations dont j’ai pris connaissance à "mon retour de voyage" le 19 décembre 1998. J’ai constaté, pour en avoir discuté avec les responsables de la police, que les noms communiqués par le préfet étaient connus et, en dépit de quelques imprécisions, corroboraient la piste sur laquelle les services de police se trouvaient déjà grâce à leurs propres moyens.

" J’ai personnellement écouté avec beaucoup d’intérêt ce qu’il m’a dit lorsque je l’ai rencontré au début du mois de janvier 1999, je l’ai encouragé à en savoir plus, s’il le pouvait, en travaillant en étroite relation avec les responsables de la police chargés de l’enquête, sous l’autorité du juge. Ma ligne de conduite était de favoriser la coopération dans le respect des attributions de chacun ".

Dans le cas de l’enquête Erignac, il semble cependant que la délimitation des attributions des différentes autorités n’ait pas été respectée, ce qu’a confirmé le juge Gilbert Thiel, qui a toutefois rappelé les spécificités de la situation insulaire : " Il est vrai que la situation est extrêmement complexe, est extrêmement difficile en Corse mais c’est précisément dans ces situations qu’il faut s’efforcer, autant que faire se peut, d’une part de garder la tête froide, d’autre part d’avoir recours aux procédures habituelles. On ne doit pas mettre en place des systèmes dérogatoires - et je crois que c’est là la vraie leçon que j’en tirerai pour ce qui me concerne - ni dire au préfet, comme cela aurait été le cas - je l’ai lu mais je ne sais pas si c’est exact - : "vous êtes le préfet, vous serez associé à l’enquête !" car le préfet n’a pas à être associé à l’enquête. Le préfet doit être tenu informé de nos perspectives : c’est un membre à part entière de l’appareil d’Etat ; il a des responsabilités éminentes et de surcroît, en Corse, écrasantes et très difficiles à exercer mais ce n’est pas lui le chef de la police, ce n’est pas lui le chef de l’enquête ! "

Ce problème de confusion des pouvoirs entretenue par le préfet de région devait entraîner une mise au point du ministre de l’Intérieur le 26 février 1999, afin que le principe de séparation des pouvoirs soit respecté dans la conduite de l’enquête Erignac. Cette mise au point tardive est révélatrice d’un problème majeur de coordination entre l’autorité administrative et l’autorité judiciaire, qui s’est manifestée au grand jour par la multiplication des cafouillages dans une enquête éminemment sensible.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr