Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

M. Francis TEITGEN est introduit.

M. le président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du président, M. Teitgen prête serment.

M. Francis TEITGEN : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je suis extrêmement honoré d’être entendu par votre commission, mais je parlerai, bien entendu, au nom du barreau de Paris.

La réflexion des avocats sur les conditions de détention s’appuie sur la jurisprudence de la cour européenne des droits de l’homme qui, dans plusieurs arrêts, énonce qu’un détenu jouit de la totalité des droits garantis par la convention européenne des droits de l’homme, à la seule exception du droit d’aller et de venir, les autres droits pouvant être restreints pour des motifs liés à la sécurité de l’établissement. Cet énoncé est, pour le barreau de Paris, le point de départ de toute réflexion et de toute analyse.

Nous sommes dans un environnement extrêmement propice ; il y a eu, sur les prisons françaises, un long silence ; des avocats ont souvent pris des positions individuelles, mais il existe aujourd’hui une sensibilité sur l’état des prisons qui nous paraît favorable à de nombreuses actions et à une réforme profonde.

Je vous citerai un seul exemple. Nous avons pris l’initiative d’organiser un colloque et d’inviter Mme Véronique Vasseur, médecin-chef de la prison de Paris la Santé. Bien que ce colloque ait eu lieu un vendredi soir, pendant les vacances scolaires, plus de 400 personnes étaient présentes - aussi bien des militants, des avocats, que des juges ! Nous avons ainsi pu nous rendre compte qu’il existait une sensibilité sociale et citoyenne extraordinairement vive au sujet des prisons.

J’en veux pour preuve la constitution de votre commission d’enquête, le rapport de la commission présidée par M. Guy Canivet, premier président de la Cour de cassation ou les activités d’associations telles que l’Observatoire international des prisons.

Je me rends compte que nous sommes au c_ur d’un problème tout à fait important. A ce sujet, le barreau de Paris entend prendre deux initiatives essentielles.

A la suite de la publication du livre de Mme Vasseur, j’ai pris l’initiative d’organiser, au sein de la prison de la Santé, avec l’accord de son directeur, une permanence d’avocats volontaires, dont le seul travail sera d’écouter et de conseiller les détenus au sujet de leurs droits.

Cette initiative a reçu, de la part du barreau, un bon accueil. Elle répond à une situation que vous allez certainement constater, à savoir l’incompréhension totale des détenus en ce qui concerne leurs propres droits. Ils n’ont en effet aucune possibilité d’en parler avec leur avocat défenseur, la totalité du temps passé avec le défenseur étant exclusivement consacrée à la défense pénale. Nous avons donc le sentiment d’un vide juridique, d’un vide de conseil, d’un vide d’accueil et d’informations les détenus se trouvant dans l’incapacité de comprendre leurs droits et, par conséquent, de les exercer.

Cette permanence sera tenue par des avocats volontaires que nous sommes en train de former spécialement au droit de la détention, qui se révèle être un droit extraordinairement compliqué. En effet, le droit des détenus est un droit transversal. Un certain nombre de dispositions se trouvent dans le code de procédure pénale, mais il existe également des procédures administratives assez complexes. Il faut ajouter les questions de réinsertion qui tournent autour du droit au logement, du droit civil, du droit de la famille, et, pour nombre d’entre eux, du droit des étrangers.

Le programme de formation pour ces avocats est déjà mis en place.

Par ailleurs, nos règles déontologiques seront, bien entendu, un peu particulières - et je les soumettrai au Conseil de l’ordre dans les jours qui viennent -, puisque ces avocats de permanence devront respecter la règle de l’anonymat, une interdiction de suite des dossiers, ainsi qu’un certain nombre de règles spécifiques tenant au fait qu’ils exercent cette fonction nouvelle au sein des prisons.

La seconde initiative consiste dans l’organisation des assises nationales des droits du détenu. Nous souhaitons réunir, à l’occasion d’un séminaire, l’ensemble des parties concernées, que ce soit des professions juridiques et judiciaires, l’administration pénitentiaire, des médecins et des psychiatres, c’est-à-dire tous ceux qui ont des choses à dire sur la vie des détenus.

Ces assises devraient se tenir d’ici à la fin du mois de mai, et nous serions honorés de pouvoir rapporter les travaux qui en ressortiront à votre commission.

Telles sont, monsieur le président, les initiatives que je voulais porter à votre connaissance, je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le Président : Monsieur Teitgen, je vous remercie.

Avez-vous noté - vos collègues ou vous-même -, ces dernières années, une amélioration sensible de la condition des détenus ?

M. Francis TEITGEN : Nous avons plutôt noté une situation en régression ! Elle est liée à un sentiment de désespérance que l’on constate dans les prisons. Si nous sommes passés de 80 000 incarcérations par an à 70 000, la durée de détention moyenne - notamment celle de la détention provisoire - s’est accrue de 3,2 mois à 7,5 mois ; la durée de la détention a donc doublé. Par ailleurs, les peines prononcées sont de plus en plus lourdes, et l’on constate dès lors, dans ce monde hostile et complexe dans lequel les mécanismes de réinsertion sont très éloignés, un sentiment de désespérance.

M. le Président : Vous êtes appelé, d’une façon ou d’une autre, à réfléchir sur les contrôles actuellement exercés sur les établissements pénitentiaires ; le premier président de la Cour de cassation, M. Guy Canivet travaille également sur ce sujet. Quel est votre jugement en ce domaine ?

M. Francis TEITGEN : Nous avons le sentiment que la prison est vraiment un monde clos et qu’il existe un désir de contrôle externe. Il est extrêmement intéressant de noter que nombre de prisonniers demandent, notamment aux visiteurs de prisons, des nouvelles de l’extérieur.

La prison de la Santé, qui est l’une des rares prisons construites en ville, est une prison depuis laquelle les détenus entendent les bruits de la ville, tels que par exemple les coups de klaxon ; ils ont donc le sentiment d’être dans la ville et non pas à l’écart de tout. Ce n’est pas le cas pour ces prisons construites dans les années 70 - comme Fleury-Mérogis- loin des villes ; les détenus ont là un sentiment d’enfermement dans tous les sens du terme, et d’enfermement dans l’enfermement.

Nous avons la conviction que plus il y aura de contrôles externes, plus il y aura un sentiment de vie sociale à l’intérieur de la prison et d’intérêt de la société pour ce qui se passe en prison.

M. le Président : Le barreau a-t-il des propositions particulières à formuler en ce qui concerne la question de l’incarcération des mineurs ?

M. Francis TEITGEN : Le barreau a en effet beaucoup travaillé sur cette question. Notre absolue conviction est que l’incarcération des mineurs doit être l’exception. Il est invraisemblable de penser que des mineurs peuvent être enfermés dans des centres tels que celui des jeunes détenus de Fleury-Mérogis, où la surpopulation est impressionnante et le défaut d’encadrement extravagant.

Il convient par ailleurs de faire en sorte que les mineurs ne soient pas détenus dans les mêmes maisons d’arrêt ou centres de détention que les majeurs, car nous savons tous que les risques sont considérables.

L’essentiel est, avant tout, de réfléchir à des politiques qui, d’une part, éviteraient l’incarcération des mineurs et, d’autre part, garantiraient un maintien de la scolarité et une préparation à la réinsertion.

M. le Rapporteur : Monsieur Teitgen, actuellement, 24 % des détenus purgent une peine de mois d’un an, et 12 % une peine de moins de six mois. A quoi sert une peine d’emprisonnement de six mois, voire de trois mois ?

M. Francis TEITGEN : Tout d’abord à rassurer la société !

En réalité, les chiffres sont complexes, car l’on constate que ces très courtes peines concernent un grand nombre de personnes condamnées au terme de procédures de comparution immédiate ; pour certaines d’entre elles, il s’agit à la fois d’une peine de détention et d’une peine préparatoire en vue d’une expulsion du territoire français.

Il y a là un dévoiement de la peine de prison qui consiste non pas à sanctionner, mais à garantir la présence de personnes de nationalité étrangère interdites de séjour - dans des hypothèses de violation d’interdiction de séjour ou d’infraction à la législation sur les stupéfiants ; la peine est alors préparatoire à une expulsion du territoire de la République. Cela pose un problème d’identification de la peine et de réalité de la condamnation.

Il convient impérativement d’affiner les statistiques et de ne plus admettre ce type d’hypothèses. Ou bien l’expulsion est immédiate, et il faut prendre les moyens politiques pour y procéder, ou bien la peine d’emprisonnement correspond réellement à une sanction. Ce curieux mélange de mesures répressives et de mesures administratives est insupportable.

M. le Rapporteur : L’entrée sur le territoire français sans autorisation est certes une infraction, mais pas un acte de délinquance. Or je souhaiterais avoir votre sentiment sur la nécessité d’emprisonner une personne condamnée à moins d’un an - moins de six mois ou moins de trois mois - de prison pour avoir commis un acte de délinquance ? Quel moyen de rappel à la loi utiliser ?

M. Francis TEITGEN : Dans la culture française, la répression, la peine, c’est d’abord la prison qui apparaît comme une référence absolue. Toutes les autres peines sont curieusement appelées " peines alternatives ". C’est cela qu’il faut changer !

Le réflexe d’un procureur qui requiert et d’un juge ou d’un tribunal qui délibère est un réflexe d’emprisonnement, la référence dominante et évidente de la répression en France. Il convient par conséquent de modifier les mentalités et les cultures et de développer des modes alternatifs de répression.

Il faut également comprendre que l’exemplarité de la peine, c’est aussi l’exemplarité du procès. Si aujourd’hui vous allez dans les juridictions correctionnelles parisiennes, vous constaterez qu’il n’y a plus d’exemplarité du procès et qu’il ne peut plus y en avoir.

Les rôles sont surchargés ; le rôle de la 23e chambre - qui est une juridiction de comparution immédiate - compte une soixantaine d’affaires par jour. Une juridiction correctionnelle de droit commun va traiter 10 ou 15 affaires par jour ; en conséquence la personne qui comparaît devant le juge vit son procès comme quelque chose d’assez banal ; la procédure va très vite et cela devient incompréhensible pour la personne poursuivie.

On se rend compte, finalement, qu’il y a peu d’exemplarité du procès parce qu’il y a une banalisation, les magistrats n’ayant pas le temps d’organiser un procès qui constituerait un rappel à la loi. Les courtes peines d’emprisonnement n’ont aucun sens ; il n’y a pas de mécanisme de réinsertion possible dans des délais aussi courts, pas de pédagogie possible, pas de formation professionnelle possible. Par conséquent, ces courtes peines sont totalement inutiles.

M. François LONCLE : Nous délibérons actuellement sur une question fondamentale : la situation des prisons françaises. Mais je tiens à souligner que nous le faisons dans notre pays, tandis qu’une autre grande démocratie continue à se livrer à un acte de barbarie, l’exécution de condamnés dont certains peuvent peut-être être considérés comme innocents. Nous devons garder cela à l’esprit, notamment lorsque nous travaillons sur ce type de question.

Monsieur le bâtonnier, au cours de ces 10 ou 15 dernières années, qu’est-ce qui vous a le plus choqué dans le fonctionnement des prisons ?

M. Francis TEITGEN : Les questions relatives à la sexualité. C’est clairement là que les enjeux sont graves : les violences sexuelles sont lourdes et la prostitution existe.

Votre commission devra s’interroger sur la question de l’argent en prison. L’argent est une donnée essentielle de la vie en prison et son obtention passe notamment par des actes de prostitution ; en effet, nous savons aujourd’hui que de jeunes détenus se prostituent pour gagner l’argent qui leur permettra d’acquérir de la drogue. Le taux de malades atteints du sida en prison est effrayant. Telles sont les véritables urgences humaines.

M. Claude GOASGUEN : Ma première question est une question de " parisien " : comment peut-on faire évoluer la Santé ? Est-elle rattrapable ou convient-il d’envisager une solution tout à fait différente ?

M. Francis TEITGEN : Le directeur de la Santé m’a confié récemment qu’il pensait qu’une restructuration lourde de l’établissement permettrait sans doute d’en faire un établissement conforme à des normes dignes.

Pour ma part, je considère qu’il est extrêmement important que des prisons soient construites en ville - et la Santé est au c_ur de la ville. L’existence d’une prison en ville permet aux citoyens de ne pas occulter le phénomène de la prison. Par ailleurs, cela facilite les visites des familles.

Votre commission doit impérativement aller à Denfert-Rochereau les jours où les familles des détenus prennent les autobus de l’administration pénitentiaire pour se rendre à Fleury-Mérogis - sachant que nombre d’entre elles viennent de banlieues ! Certaines d’entre elles sont obligées de prendre leur journée pour une seule heure de visite !

C’est la raison pour laquelle j’estime que les prisons en ville sont importantes, et qu’il serait bon que nous arrivions à conserver la Santé à Paris, même si cela nécessite des travaux importants. Rejeter les prisons hors de la ville, c’est faire perdre à nos concitoyens la conscience de l’existence même du monde carcéral.

M. Claude GOASGUEN : Monsieur le bâtonnier, je n’ai pas compris vos propos concernant l’exemplarité du procès. Comment un procès - qui ne dure que quelques minutes puisqu’il y en a trente par jour - peut-il avoir un caractère d’exemplarité ?

Par ailleurs, je n’ai pas bien compris non plus ce que vous vouliez dire lorsque vous avez parlé d’infraction à la loi, notamment pour les personnes en situation irrégulière ? Qu’envisagez-vous comme solution, car les personnes en attente d’expulsion sont très nombreuses ?

M. Francis TEITGEN : Le procès pénal doit avoir une vocation pédagogique, notamment pour les cas de délinquance d’une gravité relative et pour les premières comparutions devant un tribunal. Le procès doit être un moment sérieux et grave, à l’occasion duquel les hommes de loi, et notamment les juges, peuvent rappeler au respect de la loi celui qui a fauté ou qui s’est mis en infraction.

Or cela devient rigoureusement impossible si un magistrat doit traiter 30 ou 40 affaires par jour. Une personne qui a commis une infraction relativement mineure passe devant le tribunal pour une audience de quatre minutes, et ne comprend pas ce qu’on lui dit, ne comprend pas l’enjeu ni la gravité de ce qui se passe ; elle est condamnée après deux minutes de délibéré à six mois de prison avec sursis puis repart. Or l’infraction qu’elle a commise et qui l’a amenée à comparaître devant un tribunal correctionnel serait précisément l’occasion de lui expliquer la gravité de son acte ; ce moment-là ne peut pas être mis à profit parce que tout va trop vite.

S’agissant des très courtes peines, celles-ci concernent notamment les étrangers poursuivis dans le cadre d’infractions à la législation sur les stupéfiants. La condamnation, fut-elle légère, est en général assortie d’une interdiction du territoire ; l’on a parfois le sentiment qu’un certain nombre de condamnations à de très courtes peines - deux ou trois mois -, infligées à des personnes qui font l’objet d’une condamnation accessoire d’interdiction du territoire de la République, sont en réalité des moyens de préparer l’expulsion de la personne dans son pays d’origine.

M. Louis MERMAZ : Monsieur le bâtonnier, vous nous avez présenté un exposé saisissant. Si notre commission d’enquête aboutissait seulement à la conclusion de raser des prisons vétustes et hideuses et à la construction de prisons modernes - y compris en ville -, nous serions passés à côté d’une partie de notre travail, car le grand problème humain et philosophique est le suivant : pourquoi y a-t-il autant de personnes en prison ? Cinquante-deux mille personnes emprisonnées, dont 14 000 en détention provisoire ! C’est une situation tout à fait insupportable.

N’avez-vous pas l’impression, monsieur Teitgen, en tant que praticien du droit, que l’échelle des peines telle qu’elle existe dans le code pénal et les qualifications ont beaucoup vieillies ? De nombreux magistrats nous demandent de voter des lois plus humaines afin qu’ils puissent rendre de meilleurs jugements. Or il est vrai que toutes les chancelleries, quelle que soit leur couleur politique, ont toujours fait preuve, en ce domaine, d’un certain conservatisme. Il est très difficile de toucher au code pénal, et le Parlement ne va pas toujours jusqu’au bout de ce qu’il souhaiterait.

Second point, nous avons tous reçu des lettres de détenus protestant contre les conditions de détention ou contre la façon dont s’est déroulé leur procès. Or si l’on essaie d’intervenir, l’on se rend vite compte qu’il n’y a aucun moyen d’agir ni de rentrer en contact avec les détenus. Quelles mesures pourrions-nous adopter qui nous permettraient d’agir ?

M. Francis TEITGEN : J’oserai dire que je suis un peu déçu - alors que je suis très favorable à la loi sur la présomption d’innocence - par les dispositions que vous avez adoptées en ce qui concerne la détention provisoire. Nous pensons en effet qu’il n’y a que deux critères cumulatifs possibles.

Tout d’abord, il ne devrait pas y avoir de détention provisoire lorsque les infractions ne visent que des atteintes aux biens. Si le parlement votait une telle disposition, croyez-moi, ce serait un réel bouleversement ! Bien entendu, je sais que cela est compliqué, car il y a des atteintes aux biens qui sont extrêmement lourdes en termes financiers, et des atteintes aux biens de tous les jours - telles que les vols de scooter - qui sont socialement difficilement tolérées. Mais il faudra, un jour, avoir ce courage.

Ensuite, il conviendrait de rehausser de manière significative les seuils minimums pour que la détention provisoire soit possible. Enfin, il conviendrait d’inventer - ou de redécouvrir - des modes de garantie de représentation devant la justice qui sont l’une des justifications de la détention provisoire ; le bracelet électronique paraît à cet égard être une solution tout à fait convaincante.

Nous sommes tout de même dans une situation étrange en matière de détention provisoire. Si vous êtes puissant, vous risquez d’être placé en détention provisoire, le juge d’instruction pouvant penser que vous avez les moyens de quitter le territoire. Si vous êtes misérable, vous risquez également d’être placé en détention provisoire, car n’ayant pas de domicile fixe, le juge d’instruction pourra craindre de ne pas vous retrouver.

Par ailleurs, il faut véritablement se convaincre du fait que nombre de détentions provisoires sont prononcées pour obtenir des aveux ; c’est clair et certain, et tout avocat français l’a vécu de manière répétée. Or c’est une mauvaise chose.

Il ne sera possible de réduire sensiblement la détention provisoire que si les motifs sont objectifs, discutables et débattus ; et je suis heureux que votre assemblée ait adopté une réforme concernant le juge de la détention, réforme qui devrait être fondamentale et décisive si elle est appliquée. Cependant, il faudra sans doute aller au-delà, car la détention provisoire est réellement insupportable.

Quant à la situation dans laquelle se trouvent, objectivement, les détenus, nous sommes tous impuissants. C’est la raison pour laquelle nous essayons de faire rentrer le droit dans les prisons : c’est parce que les prisons sont, en partie, une zone de non-droit qu’il se passe un certain nombre de choses face auxquelles nous sommes impuissants et nous avons le sentiment qu’il n’y a pas de remèdes.

J’attire votre attention sur une vieille revendication du barreau de Paris qui me paraît importante : les commissions de discipline au sein des prisons - autrefois appelées prétoires - doivent être impérativement judiciarisées. Les avocats doivent avoir accès à ces commissions. Il s’agit en effet de sanctions - très graves - qui s’ajoutent à d’autres sanctions ; le " mitard " est une sanction grave avec des effets graves, et il n’est pas acceptable qu’une peine qui se rajoute à la peine principale ne puisse faire l’objet d’un débat contradictoire.

M. Jacky DARNE : Monsieur le bâtonnier, je souhaiterais comprendre un peu mieux les relations existant entre un détenu et son avocat. Je comprends le lien qui existe jusqu’à ce qu’une condamnation soit définitive, puisqu’il y a une défense à assurer. Mais quelles sont leurs relations après le procès ? Les détenus sont-ils toujours en contact avec leur avocat ? La famille intervient-elle régulièrement ? L’avocat est-il saisi des problèmes concernant le droit de visite ? Financièrement, comment cela se passe-t-il ?

Lorsqu’une sanction disciplinaire a été prononcée, un recours administratif est possible : dans combien de cas le détenu condamné à une peine disciplinaire demande à son avocat de faire appel contre cette sanction ? Quelles mesures conviendrait-il d’adopter pour que la défense puisse continuer de fonctionner, même après le procès ?

M. Francis TEITGEN : Les détenus saisissent très rarement l’avocat qui les a défendus devant la juridiction répressive dans le " post-pénal " - terme utilisé entre avocats qui révèle bien nos carences à ce sujet. C’est d’ailleurs en prenant conscience de cette carence que j’ai pris l’initiative de cette permanence d’avocats à la prison de la Santé. Cette initiative sera - je l’espère - relayée par d’autres barreaux de province et notamment pas les barreaux qui ont, dans leur ressort, des centres de détention.

Mais c’est également parce qu’il y a assez peu de droit en prison que les avocats sont très peu saisis de ce qui peut se passer après la condamnation définitive. Les vrais acteurs sont plutôt les associations. L’Observatoire international des prisons réalise un travail considérable, tout comme les visiteurs de prisons qui, eux, sont souvent en relation avec les familles et qui, parfois, confient des affaires contentieuses à des avocats, tels que des recours contre des sanctions disciplinaires, plaidés devant le tribunal administratif. Depuis la réforme de 1996, les succès sont d’ailleurs plus nombreux, puisqu’un recours sur trois donne lieu à une annulation de la sanction disciplinaire.

En tant qu’avocat, notre mission est de convaincre les détenus de l’existence de leurs droits ; il y a effectivement une carence très importante : les détenus n’ont pas conscience de ce que sont leurs droits et, par conséquent, ne saisissent pas leur avocat pour veiller à l’exercice de ces droits.

Je vous citerai un exemple tout à fait intéressant. Nous nous sommes battus pendant deux ans, simplement pour faire entrer les publications de l’OIP dans les prisons ! Il nous a également été très difficile de faire entrer dans certains centres de détention le vade-mecum rédigé par le barreau de Paris concernant l’exercice des droits du prisonnier. C’est grâce à un coup de force médiatique que nous avons réussi à le faire accepter : un avocat est venu à la porte de la prison avec le livre, accompagné d’un journaliste.

Il y a là un enjeu très important.

M. Noël MAMERE : Monsieur le bâtonnier, je vous poserai deux questions. La première concerne le rapport de la commission conduite par M. Guy Canivet, dont nous avons eu connaissance hier : pensez-vous qu’il puisse contribuer, si ses propositions étaient suivies, à améliorer la condition des détenus ? Va-t-il dans le sens de ce que vous nous avez expliqué sur le contrôle extérieur et indépendant ?

Ma seconde question concerne la double peine : les détenus condamnés à une double peine - dont l’une est leur expulsion du territoire français à leur sortie de prison - font-ils l’objet d’une discrimination en prison ?

M. Francis TEITGEN : S’agissant du rapport élaboré par M. Guy Canivet - dont je n’ai eu la teneur que par la lecture des journaux -, 100 % des propositions sont à retenir ! Il me paraît extraordinairement ambitieux, mais correspond exactement à la réalité.

S’agissant de votre seconde question concernant la double peine, il est difficile de juger de telles situations. Ce qui est certain, c’est que pour un détenu qui sera expulsé dans son pays d’origine à sa sortie ou dans un pays dont il a la nationalité sans avoir aucun lien avec lui, la prison n’a aucune fonction de réinsertion ; et cela est désespérant. Or l’on sait qu’un très grand nombre de détenus purgent parfois de très longues peines avec pour seule issue la rupture avec tout ce qui constituait leur vie antérieure.

Un autre cas, lié à la lenteur des procédures judiciaires, est extrêmement grave ; celui des personnes placées en détention provisoire, puis libérées parce qu’elles ont purgé la totalité du temps légalement autorisé en détention provisoire, et qui comparaissent longtemps après devant une juridiction - notamment en cour d’assises - alors qu’elles ont refait leur vie entre-temps ; lorsque ces personnes sont condamnées à une peine de prison ferme, celle-ci vient briser l’élan de leur réinsertion.

Il s’agit là d’un problème extraordinairement compliqué qu’il convient d’avoir présent à l’esprit. Il s’agit pour ces personnes d’un véritable drame.

M. Emile BLESSIG : Monsieur le bâtonnier, vous nous avez dit que la peine de prison était la peine dominante en France. Avez-vous connaissance d’expériences étrangères - notamment par des travaux du barreau -, où, dans l’_uvre de justice, la réflexion sur la peine, au sens général du terme, est plus avancée ? Notamment, savez-vous si certains systèmes pénitentiaires ont pu aboutir à des progrès significatifs ?

M. Francis TEITGEN : Je n’ai pas connaissance d’autres travaux que ceux qui ont été réalisés concernant la surveillance par bracelet électronique. Ces travaux ont d’ailleurs soulevé, lorsque la loi était débattue, des questions assez graves au sein du barreau. La profession en a largement débattu et, aujourd’hui, la grande majorité des avocats sont convaincus qu’il s’agit d’une forme d’exécution de la peine qui est à recommander.

Je ne dispose pas d’informations particulières sur ce qui se passe à l’étranger.

Mme Frédérique BREDIN : Monsieur le bâtonnier, vous avez indiqué que la détention provisoire était parfois utilisée par les juges pour obtenir des aveux et qu’il y avait une méconnaissance de la dureté de la vie carcérale qui explique l’accroissement des sanctions, l’augmentation de leur durée et leur extrême dureté.

Quelle est la réforme, en termes de formation des juges, qui vous semble nécessaire pour qu’ils appréhendent mieux la réalité du milieu carcéral ?

M. Francis TEITGEN : Les élèves magistrats ont la possibilité d’effectuer des stages en détention. Cependant, c’est une infime minorité qui choisit ce type de stage.

Mme Frédérique BREDIN : Faut-il le rendre obligatoire ?

M. Francis TEITGEN : La difficulté, et cela vous frappe sûrement lorsque vous rencontrez des membres des professions judiciaires qui travaillent notamment dans le secteur du droit pénal, c’est que l’on s’habitue aux situations dramatiques. Nous sommes face à la prison comme les médecins face à la maladie et à la mort. Nous avons parfois besoin de rappel à l’ordre sur la violence du monde carcéral.

Les magistrats savent que la prison est une épreuve très dure ; tout le monde sait que la prison est horrible. Mais il existe une banalisation, car les magistrats prononcent des peines de prison tous les jours ; ils finissent par s’y habituer, comme un médecin s’habitue à la maladie et à la mort. Le barreau attend beaucoup de votre commission sur ce sujet.

Souvenez-vous du témoignage de M. Le Floch-Prigent à sa sortie de prison - publié dans Ouest-France. Il avait suscité une grande émotion, parce qu’il s’agissait d’une personne connue qui racontait simplement ce qu’il avait vécu ; sa parole était audible et a été écoutée.

Nous attendons tous de votre commission qu’elle nous dise la vérité, comme l’a fait Mme Vasseur, dont le livre a suscité un émoi considérable.

M. le Président : Je vous informe à ce sujet que nous allons visiter tous les établissements de France pour constater sur place la situation ; nous serons ainsi capables de mettre en perspectives les différents témoignages reçus.

Mme Frédérique BREDIN : Monsieur le bâtonnier, quel est votre sentiment sur les centres de rétention, notamment celui de Paris ?

M. Francis TEITGEN : Il suffit de s’y rendre pour en avoir une idée ! Il y a 51 centres de rétention à Paris. Afin de vous donner un aperçu des conditions de détention dans ces centres, je me contenterai de vous signaler que les bancs sur lesquels les détenus se reposent mesurent 1,65 m et n’ont pas de matelas.

M. le Président : Monsieur le bâtonnier, nous entendons souvent un discours qui met en cause des avocats qui ne respecteraient pas le droit et qui, parfois, introduiraient des substances interdites ou transmettraient des messages en prison.

Avez-vous connaissance de ces difficultés, ou sont-elles tout à fait exceptionnelles ?

M. Francis TEITGEN : Il s’agit de cas tout à fait exceptionnels. J’ai connu 2 exemples en 15 ans, dont un véritablement dramatique.

La transmission de lettres constitue une des vraies difficultés. De jeunes avocats ont parfois été tentés de prendre en charge des lettres pour les expédier eux-mêmes afin d’éviter la censure. Nous rappelons constamment, à l’école de formation du barreau, mais également pendant la durée du stage, qu’il s’agit là d’infractions extrêmement graves qui, portées à la connaissance de l’ordre des avocats, seraient disciplinairement sanctionnées.

Très honnêtement, je crois que les cas sont extrêmement rares. Je suis de près depuis 5 ans les affaires du Conseil de l’Ordre de Paris, qui comprend 15 000 avocats, et je n’ai jamais été saisi d’une quelconque difficulté en ce sens.

Mme Martine AURILLAC : Monsieur le bâtonnier, je voudrais revenir sur la détention provisoire. Vous avez évoqué les difficultés qu’elle pose et les propositions alternatives qui existent ; vous avez à ce sujet abordé la question de la surveillance par bracelet électronique, que nous avons introduite dans la loi.

Quel est votre sentiment sur le système anglo-saxon des cautions ?

M. Francis TEITGEN : Le système des cautions est un système de riches. Cet argument suffit pour le condamner.

Une des idées - certes délicate - que nous avions développées au sein du barreau est la suivante : " Tu es puni par là où tu as pêché " ; dans une hypothèse de fraude qui aurait rapporté des sommes importantes à l’auteur, il pourrait être imaginé de substituer à une peine de détention provisoire une peine de caution. Il faut convenir que ce système a ses limites.

Si nous supprimions la détention provisoire pour les atteintes aux biens, le problème de la caution se poserait assez rapidement ; cela ne susciterait pas de difficulté pour la grande délinquance financière, mais poserait une difficulté sociale importante pour toute la délinquance d’atteinte aux biens qui ne s’inscrit pas dans la grande délinquance financière.

M. Hervé MORIN : Monsieur le bâtonnier, vous n’avez pas évoqué le travail du personnel de l’administration pénitentiaire. Quelle est votre opinion sur le travail qu’il effectue ? Les carences qui sont souvent dénoncées sont-elles liées à des insuffisances d’effectifs, ou à l’organisation de cette administration ?

M. Francis TEITGEN : Nous ne sommes pas bien placés pour apprécier le travail de l’administration pénitentiaire, car nous ne la voyons fonctionner que dans un secteur tout à fait réduit de son activité. Quand un avocat pénètre dans une maison d’arrêt, il se soumet à un certain nombre de contrôles ; des parties bien spécifiques de la prison sont affectées à l’accueil des avocats et à la rencontre avec leurs clients. Par conséquent, nous ne voyons que très peu de choses du fonctionnement de l’administration pénitentiaire.

Les personnels de cette administration, et notamment les syndicalistes, ont une attitude quelque peu paradoxale : ils voudraient faire savoir que le travail réalisé est de bonne qualité, et, en même temps, entretiennent avec la prison des relations détestables. La situation qui en résulte est quelque peu difficile.

Mme Nicole FEIDT : Monsieur le bâtonnier, en premier lieu, que pensez-vous des femmes gardiennes dans les prisons, notamment dans les prisons d’hommes ?

Ma seconde question concerne le suicide en prison. Que peuvent faire les avocats, en particulier pour les récidivistes ?

M. Francis TEITGEN : Les gardiens des maisons d’arrêt n’accueillant que des femmes sont des femmes. Il faut savoir qu’en prison, les fouilles à corps sont courantes. Elles ne peuvent être réalisées que par un surveillant du même sexe que la personne détenue - d’autant que ces fouilles sont difficilement vécues par les détenus.

En ce qui concerne votre question relative au suicide dans les prisons, j’ai été très impressionné, à l’occasion du colloque que nous avons organisé il y a une quinzaine de jours en présence de Mme Vasseur, par les propos d’un médecin psychiatre qui indiquait qu’un grand nombre de personnes gravement malades, au lieu d’être orientées vers un institut psychiatrique, étaient mises en prison. Or dans les prisons, le traitement psychiatrique n’est pas pensable. Cet accroissement des pathologies psychiatriques en prison tient sans doute, et pour partie, à la modification de l’article 64 du code pénal concernant l’irresponsabilité.

Par ailleurs, ce médecin a précisé que certains suicides étaient des suicides de désespérance personnelle, alors que d’autres étaient prévisibles, certains et parfaitement inévitables aussi longtemps que la prison ne sera pas équipée pour mener à bien un traitement psychiatrique. Cette psychiatre ajoutait qu’il était impossible, en milieu carcéral, de suivre un détenu se trouvant dans un état mental grave.

Nous avons, collectivement, pour ce deuxième type de suicide des possibilités de prises en charge, en évitant notamment des orientations totalement erronées vers un établissement pénitentiaire. Pour nous, avocats, il est très difficile d’intervenir dans la prévention du suicide. Bien entendu, lorsqu’un détenu prévient son avocat que son désespoir est trop insupportable et qu’il envisage le suicide, l’avocat avertit le directeur de la maison d’arrêt qui essaie de prendre en charge ce détenu.

M. Michel HUNAULT : Je voudrais tout d’abord saluer l’initiative de M. le bâtonnier concernant la permanence d’avocats au sein de la prison de la Santé, ainsi que l’humanité qui ressort de ses propos.

Ma question concerne les moyens donnés aux avocats. Monsieur le bâtonnier, vous êtes à la tête d’un barreau qui compte 15 000 avocats, vous savez que s’occuper des questions pénales n’est pas toujours l’activité la plus rémunératrice pour un avocat - notamment pour les jeunes. Ne pensez-vous pas qu’il s’agit là d’un problème important ?

Vous parliez du temps perdu par les familles lorsqu’elles viennent rendre visite aux détenus, mais cela est également vrai pour les avocats. Ne conviendrait-il pas de revaloriser l’aide juridictionnelle, notamment pour les jeunes avocats à qui l’on confie souvent des dossiers très difficiles ?

M. Francis TEITGEN : Je ne parlerai que de l’aide juridictionnelle, la question des orientations choisies par les avocats relevant, s’agissant d’une profession libérale, de la responsabilité de l’avocat lui-même.

L’indemnisation versée par l’Etat au titre de l’aide juridictionnelle, dans le cadre d’affaires pénales avec une instruction, est dérisoire. Objectivement, elle ne permet pas d’assurer une bonne défense, sauf si l’avocat a la volonté de le faire.

Je prendrai l’exemple des procès de nombre qui sont extrêmement difficiles à gérer pour les avocats. Un avocat commis d’office touchera, pour un procès dans sa totalité, y compris le mois et demi consacré à l’audience, l’indemnité d’aide juridictionnelle d’un seul dossier. La chancellerie a décidé néanmoins de doubler cette indemnité, ce qui revient, pour un procès comme celui du " réseau Chalabi " qui a demandé deux ans d’instruction et un mois et demi d’audience, à une rémunération totale de 2 750 francs ! Le chiffre se suffit à lui-même !

Je voudrais ici saluer les 53 volontaires présents tous les jours - y compris le dimanche et les jours fériés - dans les juridictions parisiennes. Le barreau de Paris paye de ses deniers un certain nombre d’interventions d’avocats qui ne sont pas prises en charge par l’aide juridictionnelle - je pense notamment au débat contradictoire organisé avant une éventuelle mise en détention provisoire. Ce budget représente 5 millions de francs pour le barreau de Paris pour l’an 2000.

La difficulté de défendre au pénal les plus démunis est une réalité, et, pour l’instant, si leur défense est assurée, c’est exclusivement grâce à l’effort de mes confrères, et notamment celui des jeunes avocats qui sont volontaires pour la défense pénale.

Je terminerai mon propos en vous disant à nouveau l’espoir que nous mettons dans les travaux de votre commission dans laquelle nous avons une immense confiance.

M. le Président : Monsieur le bâtonnier, je vous remercie infiniment.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr