" L’action de la France au Rwanda est guidée par une volonté de stabilisation et un souci d’apaisement. Elle comporte un volet diplomatique et un volet militaire. Le premier nous a amenés à encourager le processus d’ouverture au Rwanda et à soutenir les efforts régionaux de paix ainsi que le dialogue entre les parties en conflit (...) Le second, complétant le premier, nous a conduits à dépêcher des militaires sur place, afin de protéger nos ressortissants, et à intensifier notre coopération auprès de l’armée rwandaise. La déstabilisation du Rwanda, si elle se produisait, sonnerait en effet le glas du processus de démocratisation, dans un contexte d’exacerbation des tensions communautaires ". Cette note de la direction africaine et malgache, signée Dominique de Villepin, est datée du 24 juillet 1992. Nous avons examiné ci-dessus en détail le volet militaire de cette politique. Il nous reste à étudier le volet diplomatique.

Divers intervenants ont tenté d’en résumer devant la Mission le contenu principal.

M. Bruno Delaye a précisé que " la France n’avait pas soutenu un homme ni un clan, mais des principes et une politique ". Il a ensuite décrit la politique suivie par la France à l’égard du Rwanda comme " une politique du juste milieu ".

Pour sa part, M. Hubert Védrine a indiqué que " la diplomatie française a consisté à se mettre " les mains dans le cambouis " " et que " cette politique se traduisait à l’époque, non par un soutien au régime en place, mais au contraire par une pression continue et opiniâtre de la France sur le Président Juvénal Habyarimana pour que celui-ci partage son pouvoir et que les autres partis y accèdent ".

Enfin, M. Paul Dijoud a estimé que " la politique française était nécessairement compliquée puisqu’elle s’inscrivait dans une démarche qui se voulait globale et entendait traiter non seulement les causes immédiates mais aussi ses causes plus lointaines, en posant les bases d’un processus à plus long terme ".

Si l’on en croit tous ces jugements formulés par ceux-là mêmes qui ont contribué à la définir, la politique française à l’égard du Rwanda fut à la fois équilibrée, subtile et compliquée.

Trois axes sont néanmoins clairement identifiés :

Encourager les négociations entre le Gouvernement rwandais et le FPR

La diplomatie française a beaucoup oeuvré pour encourager les négociations de paix entre le Gouvernement rwandais et le FPR. C’est ce qu’a exprimé M. Bruno Delaye devant la Mission : " une véritable course contre la montre s’est engagée entre la logique de paix et celle des armes, entre la survie du dialogue et le basculement dans le chaos ".

Cette politique s’est essentiellement organisée autour de deux actions : assurer un respect du cessez-le-feu ; contribuer au rapprochement entre le FPR et le régime Habyarimana.

( A la suite de discussions entre les Ministres des Affaires étrangères ougandais et rwandais, organisées à Paris le 14 août 1991 sous l’égide du Quai d’Orsay, la France a accepté d’envoyer sur la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, une Mission d’observateurs français (MOF).

Opérationnelle du 26 novembre 1991 au 10 mars 1992, cette MOF avait pour mission d’enquêter sur les violations de la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, dans le contexte de guérilla menée par le FPR contre le Gouvernement rwandais. Chacun des deux pays renvoyait sur l’autre la responsabilité de ces violations. Cette MOF fut constituée d’un diplomate, M. François Gendreau, et de sept observateurs mis à disposition par le ministère de la Défense.

La France attendait de cette mission, selon une note de la direction des affaires africaines et malgaches en date du 22 octobre 1991, " que, par sa présence, elle incite les parties à la modération et mette fin aux plaintes non fondées qui auraient pu jusqu’alors être émises " et qu’elle informe chacune des parties et les tiers, sur le comportement de l’autre partie. Le but recherché, toujours selon la note précitée, était double : " d’une part, que le Gouvernement ougandais modère son appui au FPR -qui serait peut-être plus enclin à négocier-, d’autre part, que le Président Juvénal Habyarimana soit davantage incité à poursuivre son ouverture ".

Dans les faits malheureusement, ces espoirs ont été plutôt déçus car la MOF n’a pu apporter d’éléments probants sur la responsabilité des incidents, faute de moyens adaptés et alors même que la reprise des combats l’empêchait d’opérer à proximité immédiate de la frontière. Son rapport final a toutefois fait apparaître que le FPR ne pouvait opérer que s’il disposait de nombreuses facilités en territoire ougandais : ravitaillement en munitions, sites d’entraînement et centres de soins pour blessés.

Le Ministre des affaires étrangères ougandais, auquel a été communiqué le rapport final de la MOF lors d’une nouvelle réunion à Paris le 20 juin 1992 avec son homologue rwandais, s’est contenté de répondre que ce document ne contenait que " des suppositions transformées en présomptions ".

( La France a par ailleurs contribué à nouer le dialogue entre le Gouvernement Habyarimana et le FPR en les réunissant à Paris à diverses reprises : en octobre 1991, janvier 1992 et juin 1992. Ces discussions, la lecture des dépêches diplomatiques en témoigne, ont apporté peu d’éléments sur le fond mais ont eu néanmoins pour principal avantage d’engager véritablement un dialogue direct entre les parties.

La France a également apporté son soutien aux négociations d’Arusha.

Elle a ainsi contribué à la mise en place du Groupe des observateurs militaires neutres (GOMN) par l’Organisation de l’unité africaine, dont la création avait été décidée par l’accord de cessez-le-feu d’Arusha du 12 juillet 1992. Cette aide s’est notamment matérialisée par la prise en charge du transport des observateurs et par la fourniture de matériel de transmission.

Les dépêches diplomatiques montrent également que l’Ambassadeur est intervenu à plusieurs reprises auprès du Président Juvénal Habyarimana pour calmer ses inquiétudes et contribuer à ce qu’il accepte le compromis d’Arusha, ce qui montre bien les réticences de celui-ci. Par exemple, M. Georges Martres rend compte, par un télégramme en date du 3 novembre 1992, d’un entretien avec le Président Juvénal Habyarimana faisant suite à la signature du protocole du 30 octobre 1992 sur le partage du pouvoir : " J’ai également insisté sur les dangers d’une remise en cause des acquis auxquels la délégation de M. Ngulinzira étaient parvenue. Le transfert des pouvoirs du Président au Conseil des Ministres conduisait à une diminution du rôle du chef de l’Etat, mais si celui-ci ne l’acceptait pas, il apparaîtrait à l’opinion publique intérieure et extérieure comme seul responsable de la rupture de l’accord, avec toutes les conséquences que cette rupture pourrait avoir sur le maintien du cessez-le-feu. Il valait mieux, lui ai-je fait valoir, porter maintenant son effort sur le mode de partage des portefeuilles ministériels et sur la désignation de l’Assemblée nationale de transition. C’est à travers le nombre de ses partisans qui figurerait dans ces deux organismes que s’affirmeraient en effet désormais les véritables pouvoirs du Président ".

A la lecture des dépêches diplomatiques, la critique formulée devant la Mission par M. James Gasana selon laquelle l’attitude de la France durant les négociations d’Arusha auraient été " une politique de réaction et non d’initiative " apparaît particulièrement sévère.

Il existe des instructions écrites du ministère des Affaires étrangères à la délégation chargée de représenter la France aux négociations d’Arusha, qui définissent clairement les lignes générales défendues sur les différents points en discussion. L’extrait du télégramme du 3 novembre 1992 cité plus haut confirme davantage le témoignage devant la Mission de M. Jean-Christophe Belliard selon lequel " son travail quotidien était de répéter aux Rwandais qu’ils allaient devoir partager le pouvoir donc faire des concessions, mais qu’en revanche, ces concessions devaient avoir des limites et rester raisonnables ".

Toutefois, la diplomatie française n’a pas fait une analyse suffisante des arguments, des méthodes et de l’idéologie de ceux qui, dans le Gouvernement rwandais et dans l’Akazu, refusaient a priori tout accord avec le FPR et poussaient au massacre des Tutsis et des Hutus modérés. La menace d’un possible génocide a été sous-estimée alors que se multipliaient, dans la plupart des partis politiques, des branches extrémistes ouvertement racistes.

Il est à noter par ailleurs que le FPR a remercié la France, par lettre, du rôle qui fut le sien lors des négociations des accords d’Arusha.

Refuser toute solution militaire

Le deuxième élément de la politique diplomatique de la France est d’affirmer clairement, selon les termes mêmes d’une note de la direction des affaires africaines et malgaches, " le caractère inacceptable (...) d’une solution militaire à la crise rwandaise ".

Début mars 1992, M. Daniel Bernard, directeur de cabinet du Ministre des Affaires étrangères, signe une note à l’attention du cabinet du Ministre de la Défense, qu’il conclut, après avoir rappelé les insuffisances des forces militaires rwandaises, ainsi : " dans ce contexte, la France ne semble avoir d’autre solution que d’accentuer son appui, en particulier militaire, au Gouvernement du Rwanda ". Le 21 mai 1992, M. Paul Dijoud, directeur des affaires africaines et malgaches, reprend cette analyse dans une note interne au Quai d’Orsay : " Pour l’équilibre de la région et dans la perspective des négociations, il est impératif que le Rwanda ne se trouve pas en situation de faiblesse militaire ".

Cette aide militaire que l’on présente comme un " appui indirect à l’armée rwandaise (conseils, équipements, munitions) " (note de la direction des affaires africaines et malgaches du 25 février 1993) poursuit un double objectif : d’une part, amener le FPR à une certaine souplesse dans les négociations en lui exprimant fermement que toute tentative militaire est dès le départ vouée à l’échec car la France s’y opposera, d’autre part renforcer le Président Juvénal Habyarimana vis-à-vis des éléments les plus durs du régime.

L’appui militaire de la France à l’armée rwandaise est perçu, comme l’explique M. Paul Dijoud dans une note du 11 mars 1992 au Ministre des Affaires étrangères, comme le seul moyen de sortir d’une contradiction qualifiée " d’évidente " : " seule l’ouverture politique intérieure permettra de trouver une solution durable à la guerre avec le Front populaire rwandais, mais cette ouverture est difficilement possible dans un pays que la guerre déstabilise et radicalise de plus en plus ".

La France estime que le renforcement de son aide militaire au Gouvernement rwandais est le seul moyen d’échapper à la logique de guerre en obligeant le FPR à s’asseoir à la table des négociations. Malheureusement, et c’est la faille du raisonnement, la volonté de paix du Gouvernement rwandais a été supposée acquise. La situation était plus complexe et la France s’est retrouvée à aider un Gouvernement à préparer la guerre qu’il désirait.

Certes, il semble y avoir eu çà et là quelques tentations pour clarifier la situation au profit du Président Juvénal Habyarimana. C’est ainsi que le 25 octobre 1990, M. Georges Martres écrit dans un télégramme : " La situation serait beaucoup plus simple et beaucoup plus facile si le nord-est du pays était nettoyé avant la poursuite de l’action diplomatique ". Mais de tels propos semblent refléter davantage l’opinion personnelle d’un homme que celle de la diplomatie officielle de la France. Dans une note du 19 avril 1991, la direction des affaires africaines et malgaches suggère en vue de la préparation d’une rencontre entre MM. François Mitterrand et Juvénal Habyarimana : " Le Président de la République pourrait (...) encourager vivement son interlocuteur à adopter une attitude de modération. Les troupes rwandaises disposent en effet aujourd’hui d’un avantage certain sur le terrain ; une nouvelle offensive de leur part ne s’impose pas ; elle risquerait au contraire d’altérer l’image du Rwanda, aussi bien aux yeux des pays africains que de l’opinion internationale. Un message appuyé sera adressé dans le même sens, et par les canaux appropriés, au FPR ". Témoignent également de cette action les nombreux refus, opposés au Gouvernement rwandais pour la livraison de certaines armes, que nous avons largement évoqués dans la partie consacrée au volet militaire de notre action.

Contribuer à l’évolution politique des parties en présence

Le troisième axe de l’action diplomatique a consisté à contribuer à l’évolution politique des parties en présence pour faciliter la conclusion d’un accord.

Au Rwanda, la France a encouragé une politique d’ouverture, de démocratisation. C’est sous son impulsion qu’en 1991 et 1992, comme nous l’avons évoqué ci-dessus, le Président Juvénal Habyarimana a pris certaines mesures allant dans ce sens : réforme de la constitution, abandon du parti unique, formation d’un Gouvernement de coalition avec à sa tête un premier Ministre appartenant à l’opposition.

Expliquant cette politique devant la Mission, M. Hubert Védrine a déclaré que " l’idée directrice était que le Rwanda, bien que le régime en place y soit l’émanation d’une immense majorité, ne pourrait échapper au cycle des massacres si n’intervenait pas un accord politique pour un partage du pouvoir entre les partisans du Président, qui représentait d’abord les Hutus du nord, l’opposition, représentée par les Hutus du Sud, d’autres opposants internes, notamment les Tutsis de l’intérieur et même l’opposition armée des Tutsis de l’extérieur exprimée par le FPR ".

Réciproquement, des pressions similaires étaient exercées sur le FPR. M. Jean-Christophe Mitterrand a ainsi indiqué devant la Mission qu’il avait rencontré confidentiellement des représentants du FPR, M. Pasteur Bizimungu et le Major Paul Kagame, respectivement en janvier et septembre 1991, notamment pour leur " faire partager la vision réconciliatrice de la France ".

Consciente toutefois des limites de ses capacités à influencer directement le FPR, la France s’est employée à convaincre le Président Yoweri Museveni, directement, ou indirectement par l’intermédiaire des Etats-Unis ou du Royaume-Uni, à servir de relais à ses conseils de conciliation. A titre d’exemple, dans une note du 11 mars 1992, le directeur des affaires africaines et malgaches, M. Paul Dijoud, estime souhaitable que le Président Yoweri Museveni joue un rôle plus positif dans la recherche de la paix et émet l’hypothèse que peut-être " la promesse de faire entrer l’Ouganda dans la liste des pays du champ pourrait y contribuer ".

Le Secrétaire d’Etat adjoint américain pour les affaires africaines, M. Herman Cohen, est ainsi convié à la réunion le 20 juin 1992 au cours de laquelle est remis aux Ministres des affaires étrangères rwandais et ougandais le rapport de la MOF, ce qui lui permet, selon le compte rendu du 22 juin 1992 de la direction des affaires malgaches et africaines, de signifier " clairement au Ministre ougandais que les services américains disposaient de renseignements précis sur l’implantation du FPR en Ouganda et que, si le cessez-le-feu n’était pas effectif d’ici au mois d’octobre, les Etats-Unis pourraient reconsidérer leur assistance à ce pays ".

La France s’est engagée si avant dans le processus de démocratisation rwandais qu’elle en est venue à estimer que sa crédibilité serait compromise sur le continent africain, dès lors qu’il apparaîtrait que le pouvoir à Kigali pouvait toujours se conquérir par les armes. Le Président Juvénal Habyarimana avait beau jeu de rappeler que c’était la France qui l’avait engagé dans la voie de la démocratie et du multipartisme et que dès lors, elle devait l’aider à accompagner et maîtriser le processus, notamment en l’assurant contre toutes les tentatives de conquête militaire du pouvoir entreprises par le FPR. La France a accepté elle-même de se laisser piéger. M. Hubert Védrine a ainsi reconnu devant la Mission que l’on pouvait " se demander si la France (...) avait été bien inspirée de s’engager à ce point (...) et estimer maladroite une politique aussi interventionniste ".

C’est ce constat, rendu encore plus évident après l’offensive généralisée du FPR le 8 février 1993, qui a incité la France à internationaliser la solution du conflit et à passer le relais aux Nations Unies.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr