PALAIS DE L’ELYSEE

QUESTION - Monsieur le Président, merci de nous recevoir alors que nous vivons les heures les plus brûlantes de l’affrontement diplomatique et que nous sommes peut-être à quelques jours d’une intervention militaire annoncée en Iraq. Alors, chacun, et pas seulement en France, veut savoir ce que fera la France, ce que vous ferez, si vous irez personnellement à New-York, aux Nations-Unies, si la France utilisera son droit de veto et si les relations franco-américaines ne tournent pas au divorce. Mais, d’abord, puisque c’est votre première intervention depuis le début de cette crise, revenons un peu au départ et pouvez-vous nous expliquer pourquoi, depuis le départ, la France s’oppose si fermement à la guerre ? Est-ce pour des raisons stratégiques, parce que cette guerre ne vous semble pas opportune, pour des raisons politiques, parce que l’opinion y est opposée, ou pour des raisons morales, parce que la guerre serait un mal quelle qu’elle soit ?

LE PRESIDENT - D’abord, bonsoir et merci d’être ici tous les deux.

Il faut voir dans quel monde nous voulons vivre. Nous voulons vivre dans un monde multipolaire, c’est-à-dire avec quelques grands groupes qui aient entre eux des relations aussi harmonieuses que possible, un monde dans lequel l’Europe, notamment, aura toute sa place, un monde où la démocratie progresse, d’où l’importance à nos yeux capitale de l’Organisation des Nations Unies pour donner un cadre et une impulsion à cette démocratie et à cette harmonie, un monde où les crises inévitables puissent être gérées aussi bien que possible, qu’il s’agisse des crises régionales ou des crises que l’on appelle de prolifération, c’est-à-dire face à des pays qui, tout d’un coup, se mettent à construire ou à fabriquer des armes ou à acheter des armes de destruction massive, et enfin un monde qui privilégie le respect de l’autre, le dialogue des cultures, le dialogue des civilisations, et qui essaie d’éviter les affrontements.

Alors, dans ce contexte, nous nous sommes trouvés dès l’origine face à un problème, un Iraq qui, à l’évidence, possédait des armes de destruction massive, entre les mains d’un régime indiscutablement dangereux et qui présentaient par conséquent un risque certain pour le monde. Il était donc essentiel de désarmer ce régime, ce pays, d’éliminer ses armes de destruction massive.

QUESTION - Est-ce que l’Iraq a bien coopéré, justement, sur ce sujet ?

LE PRESIDENT - Pour le désarmer, il y avait deux voies. La voie de la guerre, naturellement, mais aussi la voie du contrôle et de la contrainte, celle qui consistait à aller sur place, avec l’autorité de l’ONU, pour maîtriser ces armements, les trouver et les détruire. Et la communauté internationale, à l’unanimité, en votant au Conseil de Sécurité la résolution 1441, a pris une décision qui consistait à dire : "nous allons désarmer l’Iraq de manière pacifique, c’est-à-dire par les inspections. Nous allons nommer des inspecteurs, et eux nous diront si cette voie est possible ou si elle ne l’est pas".

QUESTION - Mais, après cette résolution 1441, est-ce que l’on peut dire que l’Iraq reste un pays dangereux, ce soir par exemple ?

LE PRESIDENT - Un pays qui a le passé et la structure politique de l’Iraq est toujours un pays dangereux. Mais le pays n’est véritablement dangereux que s’il a les moyens d’agresser, que s’il a les moyens d’attaquer.

QUESTION - Et, pour vous, il ne les a pas aujourd’hui ?

LE PRESIDENT - Le problème était de s’assurer qu’il n’avait plus ces moyens ou en tous les cas que ces moyens pouvaient être maîtrisés et détruits. L’ONU a donc envoyé les inspecteurs. Je voudrais vous rappeler que c’est une technique qui n’est pas à son coup d’essai. Jusqu’en 1998, depuis 1991, il y a eu un régime d’inspections qui, hélas, a été interrompu par maladresse. Il y a eu un régime d’inspections qui a détruit plus d’armes en Iraq que toute la guerre du Golfe et qui, notamment, a permis d’éradiquer complètement, pratiquement complètement, vraisemblablement, selon les dires en tous les cas des inspecteurs, le programme nucléaire de l’Iraq….

QUESTION - On retrouve encore des armes, aujourd’hui….

LE PRESIDENT - Il y en a certainement. On est en train de détruire des missiles à portée excessive. Il y a probablement d’autres armes.

QUESTION - A partir du moment où l’on ne peut pas faire confiance à Saddam HUSSEIN, est-ce que ce n’est pas une quête sans fin, le désarmement par l’inspection ? C’est ce que disent les Etats-Unis.

LE PRESIDENT - Premièrement, je ne le crois pas. Je pense que les inspecteurs, qui sont des experts compétents et en qui nous pouvons avoir toute confiance, considèrent aujourd’hui qu’en leur donnant le temps et les moyens nécessaires, c’est ce que M. BLIX a dit lors de la dernière réunion du Conseil de Sécurité, c’est ce qu’il estime aujourd’hui, avec un renforcement de la coopération de l’Iraq, qui n’est jamais suffisante, naturellement, mais qui s’est améliorée, on pouvait atteindre l’objectif fixé, c’est-à-dire l’élimination des armes de destruction massive.

QUESTION - Mais est-ce qu’une coopération à 100 % n’est pas une condition sine qua non ?

LE PRESIDENT - Certainement.

QUESTION - Or elle n’est pas aujourd’hui à 100%.

LE PRESIDENT - Vous le dites. C’est intéressant.

QUESTION - Les inspecteurs le disent.

LE PRESIDENT - Non, les inspecteurs disent que la coopération s’est améliorée et qu’ils sont en mesure aujourd’hui de poursuivre leur travail. Et c’est ça qui est capital. Ce n’est pas à vous ou à moi de dire si les inspections sont efficaces, si l’Iraq est suffisamment coopératif. Il ne l’est pas, d’ailleurs, je vous le dis tout de suite.

QUESTION - Pas suffisamment.

LE PRESIDENT - Pas suffisamment. Mais ce n’est pas à vous ou à moi de le décréter, c’est aux inspecteurs à qui l’ONU a confié la charge de désarmer l’Iraq de le dire. Il faut que les inspecteurs nous disent : "nous pouvons continuer et, dans un délai que nous estimons à quelques mois, je dis quelques mois parce que c’est ce qu’ils ont dit, nous aurons achevé notre travail et l’Iraq sera désarmé". Ou alors, qu’ils disent et qu’ils viennent dire au Conseil de Sécurité : "nous sommes désolés, mais l’Iraq ne coopère pas, les progrès ne sont pas suffisants, nous ne sommes pas en mesure d’atteindre notre objectif, nous ne pourrons pas garantir le désarmement de l’Iraq". Cas auquel il appartiendra au Conseil de Sécurité et à lui seul de décider ce qu’il convient de faire. Mais dans ce cas, naturellement, hélas, la guerre deviendrait inévitable. Elle ne l’est pas aujourd’hui.

QUESTION - Il y a un argument : plutôt que de le désarmer, est-ce que l’on ne pourrait pas carrément le renverser parce que c’est quand même un dictateur qui a été cruel pour son peuple, on l’a vu ?

LE PRESIDENT - Oui, ça, c’est un autre problème. Il y a d’autres régimes qui pourraient également être mis dans la même situation.

QUESTION - Vous voulez dire que la liste est trop longue ?

LE PRESIDENT - Je ne vais pas aujourd’hui établir une liste mais, enfin, naturellement, vient à l’esprit le régime de la Corée du Nord qui n’est en rien meilleur que celui de l’Iraq et qui a des armes de destruction massive, notamment nucléaires, qui, elles, ne sont pas une possibilité, qui sont hélas une certitude.

QUESTION - Certains disent : "il n’est jamais trop tard pour commencer, pourquoi ne pas commencer par l’Iraq ?", en évoquant ces dictatures qui seraient dangereuses….

LE PRESIDENT - Qu’est-ce que nous voulons ? Il faut dire ce que l’on veut. Sinon, on aurait pu dire : "on veut d’abord et avant tout changer le régime iraquien". Ca, c’était une autre discussion, un autre problème, qui aurait mérité tout de même, vous le reconnaîtrez, une concertation, notamment au niveau des Nations Unies.

Ce que l’on a dit, c’est : "on veut désarmer l’Iraq". On veut désarmer l’Iraq. On a choisi à l’unanimité une voie pour le désarmer. Aujourd’hui, rien, rien ne nous dit que cette voie est sans issue et, par conséquent, il faut la poursuivre dans la mesure où la guerre, c’est toujours un ultime recours, c’est toujours un constat d’échec, c’est toujours la pire des solutions, parce qu’elle amène la mort et la misère. Et nous n’en sommes pas là, de notre point de vue. C’est la raison pour laquelle nous refusons de nous engager sur une voie qui conduirait automatiquement à la guerre tant que les inspecteurs ne nous aurons pas dit : "nous ne pouvons plus rien faire". Or ils nous disent le contraire.

QUESTION - Alors, précisément, évoquons ces discussions diplomatiques au Conseil de Sécurité et évoquons d’abord la façon dont elles vont se dérouler. La France a proposé que les chefs d’Etat y participent directement, demain ou après demain, au moment du vote. Est-ce que vous-même vous irez à New York exprimer, défendre la position française au Conseil de Sécurité ?

LE PRESIDENT - C’est moi qui ai proposé que la prochaine réunion du Conseil de Sécurité se tienne au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement. Pourquoi ?
D’abord pour une raison essentielle. C’est que, s’agissant de décider de la guerre ou de la paix, avec toutes les conséquences que cela comporte sur le plan humain, sur le plan économique, sur le plan politique, et avec tous les risques que cela fait courir à la fois aux hommes, aux femmes, aux enfants, à la région, il me paraissait légitime que la décision soit prise par les chefs d’Etat et de gouvernement eux-mêmes. Cela me semblait dans leur responsabilité. C’est une proposition que j’ai faite.

Nous verrons bien, il y a des discussions qui sont en cours et nous verrons bien la décision qui sera prise.

Il y avait une deuxième raison qui, à mon avis, sera de toute façon inévitable, en ce qui concerne une discussion au Conseil de Sécurité au sommet, c’est que, je vous l’ai dit tout à l’heure, il y a d’autres crises dans le monde. Des crises régionales, comme le Moyen-Orient, enfin je veux dire le problème israélo-palestinien, ou des crises de prolifération comme celle de la Corée du Nord. Et il y en a hélas d’autres. Il me paraît important et utile que ce problème de la maîtrise des crises soit évalué au plus haut niveau de la responsabilité démocratique des pays.

QUESTION - Et quel que soit le jour de la discussion de la résolution, que ce soit demain, après-demain ou un peu plus tard, vous irez vous-même ?

LE PRESIDENT - J’irai dans la mesure où on prendra la décision, collectivement, de faire une réunion de ce niveau.

QUESTION - C’est à dire avec le Président POUTINE ? Mais, pour l’instant, George BUSH dit qu’il n’ira pas quoi qu’il arrive. Cela vous empêche d’y aller vous-même ?

LE PRESIDENT - Nous verrons en fonction des discussions qui ont lieu actuellement pour savoir si, finalement, il y a intérêt pour une majorité de chefs d’Etat ou de gouvernement d’être présents.

QUESTION - Votre décision n’est pas prise ?

LE PRESIDENT - Non, ma décision n’est naturellement pas prise. Je n’ai pas à imposer ma volonté en matière de procédure. J’ai fait une proposition qui me paraissait justifiée par l’importance de l’enjeu. Je comprends très bien que d’autres aient d’autres convictions. Je vous l’ai dit, je suis pour la concertation et pour le dialogue et pour l’élaboration en commun des solutions les plus conformes à la démocratie et à la dignité de l’Homme. Je ne suis pas pour imposer un point de vue.

QUESTION - Donc, autrement dit, vous n’irez pas seul ?

LE PRESIDENT - Non, je n’irai pas seul, bien sûr. Mais en fonction…

QUESTION - Et si vous y allez, c’est pour dire quoi ? C’est pour voter non, pour utiliser éventuellement votre droit de veto ou pour vous abstenir ?

LE PRESIDENT - De quoi s’agit-il ? Aujourd’hui, nous sommes dans un système qui est celui de la résolution 1441. C’est-à-dire que la communauté internationale, s’exprimant par le Conseil de sécurité à l’unanimité des quinze membres du Conseil, notamment sur proposition de la France qui a été très active dans l’élaboration de cette résolution, a décidé de désarmer, d’atteindre l’objectif qui est commun à tous, le désarmement de l’Iraq, par des moyens d’inspection, de détection puis de destruction des armements de destruction massive…

QUESTION - Là, on arrive à une deuxième résolution…

LE PRESIDENT - … Là, on est dans ce contexte et, de notre point de vue, les rapports des inspecteurs confirment qu’il n’y a pas lieu de changer, qu’il faut poursuivre sur cette voie et que l’objectif peut être atteint en poursuivant cette voie. Certains de nos partenaires, qui ont leurs raisons, considèrent qu’il faut en réalité en terminer vite et par une autre approche, celle de la guerre.

QUESTION - Avec un ultimatum ?

LE PRESIDENT - Cela avait conduit à proposer une nouvelle résolution qui fixe un ultimatum. On a d’abord parlé du 17 mars, ensuite on a évoqué une possibilité d’amendement des Anglais pour reculer un peu la date de l’ultimatum, peu importe. Autrement dit, on passe d’un système qui était celui de la poursuite des inspections pour désarmer l’Irak à un autre système qui consiste à dire : "dans tant de jours, on fait la guerre".

QUESTION - Et cela, vous n’en voulez pas ?

LE PRESIDENT - La France ne l’acceptera pas et donc refusera cette solution.

QUESTION - Elle brandira, s’il le faut, son droit de veto ?

LE PRESIDENT - Qu’est-ce que cela veut dire, le droit de veto ?

QUESTION - Cela veut dire que vous empêchez, vous faites capoter la résolution.

LE PRESIDENT - D’abord, il faut savoir ce que cela veut dire. Je répète : la France s’opposera à cette résolution. Alors, maintenant, qu’est-ce que cela veut dire ? Il y a quinze membres au Conseil de sécurité. Cinq membres permanents et dix membres qui changent tous les deux ans. Pour qu’une résolution soit adoptée, il faut qu’elle ait une majorité de neuf membres.

Alors, première hypothèse, qui est aujourd’hui, ce soir, la plus probable, cette résolution n’a pas une majorité de neuf membres.

QUESTION - Les Américains disent le contraire. Colin POWELL pense qu’il l’aura.

LE PRESIDENT - Moi, je vous donne mon sentiment. Ma conviction, c’est que ce soir cette résolution comportant un ultimatum, et donc donnant le feu vert international à la guerre, n’a pas une majorité de neuf voix.

QUESTION - Autrement dit, la France n’aurait pas besoin d’utiliser son droit de veto ?

LE PRESIDENT - A partir de là, c’est exactement cela. A partir de là, naturellement, la France prendra parti. Il y aura des nations qui voteront non, dont la France. Il y en aura qui s’abstiendront. Mais, en tous les cas, il n’y aura pas, dans cette hypothèse, une majorité. Donc, à ce moment-là, il n’y a pas de problème de veto.

QUESTION - Et si c’est le contraire ?

LE PRESIDENT - Alors, deuxième hypothèse, un certain nombre de gens changent d’avis par rapport à ce que je crois être leur sentiment ce soir. A ce moment-là, il peut y avoir effectivement une majorité de neuf voix ou plus qui sont pour la nouvelle résolution, celle qui autorise la guerre pour dire les choses simplement. A ce moment-là, la France votera non. Mais il y a une caractéristique, c’est cela que l’on appelle en réalité le veto, c’est que, lorsque l’un des cinq membres permanents, les Etats-Unis, l’Angleterre, la Russie, la Chine, la France, votent non, même s’il y a une majorité, la résolution n’est pas adoptée. C’est ce que l’on appelle le droit de veto.

QUESTION - Et c’est pour l’instant votre position de principe, ce soir ?

LE PRESIDENT - Ma position, c’est que, quelles que soient les circonstances, la France votera non parce qu’elle considère ce soir qu’il n’y a pas lieu de faire une guerre pour atteindre l’objectif que nous nous sommes fixé, c’est-à-dire le désarmement de l’Iraq.

QUESTION - Alors, Monsieur le Président, ce droit de veto, de fait, certains l’appellent la bombe atomique diplomatique. Et, y compris dans les rangs de la majorité, certains ont dit que ce serait tirer une balle dans le dos de nos alliés...

LE PRESIDENT - Ne vous laissez pas influencer par les polémiques. Je le répète : la guerre est toujours la pire des solutions. Et la France, qui n’est pas un pays pacifiste, qui ne refuse pas la guerre par principe, qui le prouve d’ailleurs en étant le premier contributeur de forces de l’OTAN actuellement, notamment dans les Balkans, la France n’est pas un pays pacifiste. La France considère que la guerre, c’est la dernière étape d’un processus, que tous les moyens doivent être utilisés pour l’éviter en raison de ses conséquences dramatiques. C’est le droit de vie et de mort…

QUESTION - Le droit de veto, ce ne serait pas commettre un acte, finalement, pratiquement sans précédent vis-à-vis des Etats-Unis ?

LE PRESIDENT - Tout d’abord, le droit de veto a été très souvent utilisé.

QUESTION - Mais pas contre eux, sauf en 1956.

LE PRESIDENT - Le droit de veto a été très souvent utilisé. La France l’a utilisé depuis l’origine dix-huit fois, la dernière en 1989, il s’agissait à l’époque de la crise du Panama. L’Angleterre a dû l’utiliser trente-deux fois et les Etats-Unis soixante dix-sept fois. Donc, ce que vous appelez le droit de veto, c’est-à-dire le non s’opposant à une majorité, ce n’est pas un phénomène exceptionnel, c’est dans la nature des choses, c’est dans la règle internationale, c’est dans le droit international.

QUESTION - Ce droit de veto, vous l’utiliserez quelle que soit la position des Russes ou des Chinois, qui eux aussi peuvent l’utiliser ? Ce sera une position commune ?

LE PRESIDENT - J’ai le sentiment qu’aujourd’hui les Russes et les Chinois, qui sont dans la même situation que la France pour ce qui concerne la possibilité de dire un non définitif, sont disposés, si les choses se présentent de cette façon-là, c’est-à-dire avec une résolution ouvrant droit à la guerre, sont disposés, je le pense, à avoir la même attitude que la France.

QUESTION - Alors, vous parlez de polémique sur la position que j’évoquais, mais Colin POWELL lui-même, le Secrétaire d’Etat américain, indiquait que ce veto aurait des conséquences très graves, des effets sérieux sur les relations bilatérales entre la France et les Etats-Unis. Est-ce que ce ne serait pas ouvrir une crise avec nos alliés ?

LE PRESIDENT - Vous savez, là aussi, on est dans la polémique ou dans l’instant. Je vous ai dit que la France n’était pas un pays pacifiste. Elle n’est pas non plus un pays anti-américain, c’est absurde d’imaginer cela. Nous avons deux siècles d’histoire commune, de partage des mêmes valeurs. Nous nous sommes toujours trouvés ensemble dans les moments difficiles, la main dans la main, et nos relations et notre amitié ont des racines profondes dans les peuples, bien au-delà des situations événementielles. Donc, aucun risque que les Etats-Unis et la France, que le peuple américain et le peuple français se disputent ou se fâchent.

QUESTION - Mais vous ne craignez pas des mesures de rétorsion, par exemple un embargo économique sur un certain nombre de nos produits ?

LE PRESIDENT - Monsieur POIVRE d’ARVOR, cela n’a pas de sens. D’abord parce que je connais trop les Américains pour imaginer qu’ils puissent utiliser ce genre de méthode…

QUESTION - Ils l’ont déjà fait par le passé …

LE PRESIDENT - Sur des détails. Ils sont un pays libéral, ce n’est pas l’Etat qui décide d’un embargo économique. C’est un pays libéral et, surtout, nous ne sommes plus dans les années 1960-1970, nous sommes dans un monde mondialisé, globalisé, avec des organisations internationales. Le commerce, aujourd’hui, cela relève de l’Organisation Mondiale du Commerce, cela relève de l’Union européenne. Si les Américains voulaient prendre des dispositions à l’égard de la France, il faudrait qu’ils les prennent à l’égard de toute l’Europe, y compris l’Angleterre. Donc tout cela n’est pas sérieux. Alors, je ne dis pas qu’il n’y a pas de conséquences épidermiques…

QUESTION - …Les relations franco-américaines en seront, quand même, durablement affectées …

LE PRESIDENT - Je suis tout à fait convaincu du contraire. D’ailleurs, je note que le Président George BUSH l’a dit de façon très claire, et à mon avis du fond du cœur. Il y a deux jours, en évoquant sa divergence de vues sur le problème iraquien avec les Français et les Allemands, il a dit de la façon la plus claire : "les Français et les Allemands sont nos amis et le resteront". Naturellement ! Nous avons une divergence de vues, ne nous laissons pas aveugler par l’instant. Ne sacrifions pas nos principes et nos valeurs parce que, dans un instant donné, il y a un élément de crise.

QUESTION - Et si les Américains n’ont pas cette majorité, d’une manière ou d’une autre, au Conseil de sécurité, est-ce qu’à votre avis, ils iront quand même à la guerre ?

LE PRESIDENT - Je ne peux pas me prononcer sur ce point car je n’ai pas à me substituer à la décision, ou à interférer dans la décision, que prendront les Américains. Nous avons des contacts téléphoniques presque quotidiens, soit au niveau de nos conseillers diplomatiques, de nos ministres, à notre niveau…

QUESTION - Avec George Bush ?

LE PRESIDENT - Naturellement, Nous leur avons dit de faire attention, qu’on ne pouvait pas être porteur de valeurs de démocratie, de dialogue et ne pas utiliser tous les moyens pour éviter une guerre. Et que si la communauté internationale ne donnait pas son aval, ce serait un précédent dangereux pour les Etats-Unis que de passer outre. Vous me direz : "ils ont déplacé 200 000 hommes". Mais ils ont gagné, déjà ! J’ai eu l’occasion de le dire il n’y a pas longtemps au Président BUSH. Il est hautement probable que, si les Américains et les Anglais n’avaient pas déployé ces forces, aussi importantes, il est hautement probable que l’Iraq n’aurait pas donné cette coopération plus active qu’exigeaient les inspecteurs, qu’ils ont constatée et que, probablement, elle a été obtenue à cause de cette pression. Donc, on peut dire qu’en réalité, dans leur stratégie de désarmement de l’Iraq, les Américains ont atteint leur objectif, ils ont gagné.

QUESTION - Donc ils ne perdraient pas la face ?

LE PRESIDENT - Je ne vois pas comment ils la perdraient. Vous savez, atteindre son objectif sans faire la guerre, cela ne peut pas conduire à perdre la face.

QUESTION - Si guerre il y a, si les Etats-Unis décident de faire la guerre avec ou sans mandat de l’ONU, si c’est sans mandat de l’ONU, est-ce que la France s’associera d’une manière ou d’une autre à cette guerre ? Est-ce que nos soldats y seront engagés, est-ce que des moyens militaires y seront engagés ?

LE PRESIDENT - ous ne sommes pas engagés et nous ne le serons pas s’il n’y a pas une décision de l’ONU, naturellement.

QUESTION - Ni porte-avions, ni base, ni utilisation d’hommes ou de soldats ?

LE PRESIDENT - Aucun moyen militaire.

QUESTION - Survol du territoire, si la demande en est faite ?

LE PRESIDENT - Cela va de soi. Cela fait partie des relations normales qui existent entre pays alliés. Les Américains sont nos alliés. Nous ne sommes pas d’accord avec eux sur une guerre immédiate dans cette région du monde, en Iraq, cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas des alliés. Si les Américains ont besoin de survoler notre territoire, il va de soi qu’entre alliés ce sont des choses qui se font.

QUESTION - Ils n’y avaient pas eu droit lorsqu’ils avaient voulu bombarder Tripoli et la Libye…

LE PRESIDENT - Il n’y avait pas de rapport. Cela, c’était un coup de main ou un coup de force sur un pays étranger, parfaitement ciblé, pour une opération. Et, à l’époque, je n’avais pas cru, et le Président MITTERRAND non plus j’étais Premier Ministre, mais François MITTERRAND était Président de la République- nous n’avions pas cru devoir donner notre autorisation. Mais cela, c’était un problème très particulier.

QUESTION - Dans l’hypothèse où une guerre serait déclenchée sans mandat de l’ONU, la France, ne s’associant pas aux opérations armées, pourrait-elle être associée à la reconstruction de l’Iraq ?

LE PRESIDENT - Personne ne peut dire à l’avance quels sont les résultats d’une guerre. Il est rare qu’ils soient positifs. Il y a d’abord des femmes, des hommes, des enfants morts et il y a ensuite, dans le cas particulier, le risque d’éclatement du pays, avec tout ce que cela comporte comme incertitudes. Ensuite, il faut recréer un peu le calme dans une région qui est hélas traumatisée depuis longtemps, qui est fragile et qui n’a vraiment pas besoin d’une guerre supplémentaire. Donc, on ne sait pas quelles sont exactement les conséquences d’une guerre. Mais ce qui est sûr, c’est qu’après une guerre, il faut effectivement réparer les choses.

QUESTION - Et la France demandera à participer à cette reconstruction ?

LE PRESIDENT - C’est-à-dire qu’on le lui demandera ! Il faut reconstruire, à la fois matériellement et aussi politiquement. Et cette reconstruction, elle, alors, elle ne peut se faire que par l’ONU. On n’imagine pas quelqu’un assumant seul le rétablissement d’une situation viable dans ce pays et dans cette région, y compris les Etats-Unis.

QUESTION - Même avec un protectorat américain ?

LE PRESIDENT - Cela, c’est une hypothèse hasardeuse.

QUESTION - Vous n’y croyez pas ?

LE PRESIDENT - Je ne sais pas ce que veulent faire les Américains, mais je dis que c’est une hypothèse hasardeuse. En revanche, ce qui est sûr, c’est qu’il faudra que l’on s’associe tous pour réparer, si j’ose dire, les dégâts. La France, bien évidemment, y aura sa place et assumera ses responsabilités. Mais nous préférerions, je le répète une fois de plus, atteindre l’objectif que s’est fixé la communauté internationale, c’est-à-dire le désarmement de l’Iraq. Et, à partir du désarmement de l’Iraq, ne vous y trompez pas, la fin du régime. Car le désarmement suppose une transparence. Et les dictatures ne résistent pas longtemps à la transparence.

Nous préférons le faire par la voie de la paix plutôt que par la voie de la guerre, si tant est qu’elle puisse être efficace. Je voudrais vous rappeler sur ce point que c’est une position constante de la part de la France depuis le début de cette crise. Nous avons été très actifs pour l’élaboration de la décision du Conseil de Sécurité quand il a adopté, à l’unanimité, la résolution 1441.

QUESTION - Monsieur le Président, aux Etats-Unis, Richard PERLE disait finalement que, dans cette crise, la France cherche à exister en s’opposant à Washington. Est-ce qu’à l’inverse, vous-même, vous avez l’impression que cette crise révèle des visées hégémoniques des Etats-Unis sur l’organisation du monde ?

LE PRESIDENT - Cela, c’est la polémique, et moi, je n’entre pas dans la polémique. Je ne souhaite surtout pas polémiquer avec les Américains. Mais là, nous arrivons à un problème de principe. Nous ne sommes pas du tout en conflit avec les Etats-Unis, nous n’avons aucune raison d’avoir un conflit avec les Etats-Unis. Mais là, nous sommes sur un problème de principe, je dirais, un problème moral. Est-ce que l’on va faire la guerre alors qu’il y a peut-être un moyen de l’éviter ? La France, conformément à sa tradition, dit : "s’il y a un moyen de l’éviter, il faut l’éviter". Et nous ferons tout pour cela.

QUESTION - Mais eux, ils disent que c’est un problème moral et Tony BLAIR aussi, il dit : "il y a l’axe du mal et cet axe du mal doit être détruit"…

LE PRESIDENT - Faisons attention aux excès.

QUESTION - Cette formule vous semble déplacée ?

LE PRESIDENT - Je ne l’ai pas approuvée.

QUESTION - Quoi qu’il arrive, il y aura un vaincu, quand même, dans cette crise : c’est l’Europe.

LE PRESIDENT - Je ne le crois pas.

QUESTION - Quand même, c’est difficile d’avoir une politique étrangère commune, beaucoup plus difficile que la monnaie commune, apparemment ?

LE PRESIDENT - Je ne le crois pas. D’abord parce que je n’ai jamais pensé que l’Europe était un chemin de roses. L’Europe, c’est un chemin difficile, escarpé, semé d’embûches. Et vous observerez que, depuis que nous l’avons emprunté, nous avons toujours progressé. Quelles que soient les difficultés et quelles que soient les embûches. Et chaque fois qu’il y a eu crise, nous sommes sortis renforcés dans le processus européen. Je prends l’exemple qui nous occupe aujourd’hui. Nous avons fait des efforts, après le marché unique, après un certain nombre d’autres réformes et après la monnaie unique, pour nous engager sur la voie de la politique étrangère et de défense commune. Nous savions très bien que nous aurions là-encore des difficultés. Elles sont apparues avec l’affaire iraquienne. Je vous rappelle, pour vous donner un exemple, alors que nous prenions à l’évidence deux positions différentes, que lesAnglaiset nous, nous nous sommes réunis pour notre dernier sommet franco-britannique au Touquet…

QUESTION - Voilà quelques semaines maintenant…

LE PRESIDENT - …Et nous avons constaté notre divergence de vues sur cette affaire iraquienne et progressé très sensiblement sur tout un ensemble de décisions, qui sont passées un peu inaperçues à cause de la crise iraquienne, mais qui nous ont permis de progresser sur la voie de la défense commune.

Ma conviction c’est que la crise -avec un petit "c-" que connaît l’Europe à cause de ces divergences de vues …

QUESTION - … Elle est profondément divisée quand même…

LE PRESIDENT - Non, ne le croyez pas ! Vous savez, j’ai une longue expérience de l’Europe. Je connais bien l’Europe. Je sais comment elle fonctionne. Je suis peut-être l’un de ceux qui savent le mieux comment elle fonctionne. Elle ne sera pas du tout divisée, dès que la crise sera terminée. Et elle trouvera dans ce remords de ne pas avoir pu concevoir une position unique une force nouvelle pour arriver à l’objectif qu’elle s’est fixé. C’est toute l’histoire de l’Europe. L’histoire de l’Europe est jalonnée de crises dont chaque fois, elle est sortie renforcée. Et ce phénomène se produira encore. Tout simplement parce que chacun a conscience que, si nous voulons -c’est ce que je vous disais au début- si nous voulons un monde multipolaire où l’Europe compte et existe, il faut qu’elle soit réellement bien associée. Et elle le sera.

QUESTION - Pour terminer cet entretien, nos compatriotes sont préoccupés de deux ou trois choses. Si guerre il y a, d’abord le risque d’un regain éventuel du terrorisme. Deuxièmement, que les communautés qui fondent ce pays ne soient pas antagonistes, ne s’opposent pas les unes aux autres. Et, troisièmement, aussi, la machine économique qui, finalement, s’est beaucoup ralentie ces derniers temps. Et les gens ont tendance à penser que c’est à cause de ces menaces de guerre. Est-ce que vous pouvez les rassurer sur ces sujets ?

LE PRESIDENT - Sur ces trois points, le terrorisme d’abord. Il est certain que, s’il y a guerre, les premiers vainqueurs seront probablement ceux qui souhaitent l’affrontement, le choc des civilisations, des cultures, des religions, et qu’une guerre de cette nature ne peut à mes yeux que conduire à un développement du terrorisme. C’est en tous les cas hautement probable.

QUESTION - Y compris contre la France ? Par nature, elle est visée ?

LE PRESIDENT - Vous savez, là, on ne sait rien. La France a été douloureusement touchée par le terrorisme, elle en a l’expérience. Et, par conséquent, elle se méfie peut-être plus que d’autres. En tous les cas, ce que je peux vous dire, c’est que, dans ce domaine, il me semble que la guerre est un élément qui fera éclater la coalition mondiale anti-terroriste. Car il ne faut pas oublier tout de même qu’une très grande majorité des pays et des peuples du monde est hostile à cette guerre, une très, très grande majorité. La France n’est pas isolée, beaucoup s’en faut. Donc le terrorisme risque effectivement d’avoir une impulsion nouvelle dans ce contexte. Ce que je peux vous dire, c’est que le gouvernement français a pris un ensemble de dispositions aussi efficaces que possible, face à un phénomène aussi imprévisible, afin que le terrorisme ne puisse pas se développer. Je remarque d’ailleurs que, depuis deux ou trois mois, un certain nombre d’opérations spectaculaires, et dont la plupart ont été publiques, d’ailleurs, ont permis de neutraliser des réseaux terroristes qui étaient réellement dangereux. Au moins ceux-ci ont été neutralisés.

QUESTION - Sur les tensions entre communautés ?

LE PRESIDENT - Vous dites les tensions…

QUESTION - …Qui ne sont pour l’instant pas perceptibles ?

LE PRESIDENT - La France est un pays qui a toujours eu pour vocation d’intégrer ses enfants et qui ne veut pas accepter le communautarisme. Et donc, tout ce qui peut développer ce mal doit être combattu. Nous essayons de faire le maximum pour que la compréhension, le respect de l’autre -hélas trop souvent ignoré- le dialogue, notamment entre les religions, entre les communautés, entre les cultures, en France et dans le monde, permettent d’éviter ces affrontements stériles, dangereux et cruels.

Enfin, vous me parlez de l’économie, à juste titre. Il est certain que ce bruit de bottes, si j’ose dire, n’est pas favorable à l’économie. Et nous voyons bien que la croissance diminue, avec les conséquences que cela comporte, dramatiques, sur l’emploi, que les investissements attendent, sont différés, que la confiance n’est pas présente, que la consommation en souffre et que, par conséquent, c’est vrai, la machine économique a du mal actuellement, et c’est lié pour une large part à la situation internationale et aux perspectives de guerre.

Alors, là encore, il faut essayer d’agir de la façon le plus efficace possible. Et je crois que le gouvernement, de ce point de vue, a pris non seulement la bonne voie mais la seule voie possible, c’est-à-dire celle qui consiste à associer une politique en faveur de l’emploi, pour des raisons sociales, et une politique de libération des énergies, pour encourager l’économie et notamment l’investissement ou la consommation.

Je crois que le gouvernement le fait avec détermination. Le Premier Ministre a dans ce domaine, incontestablement, une espèce de détermination, de volonté, et je crois qu’il fait de ce point de vue tout ce qui peut être fait.

QUESTION - Juste un mot sur vous-même, Monsieur le Président. On parle beaucoup de posture gaullienne. Est-ce que cela vous fait plaisir ? Est-ce que vous y puisez de l’inspiration, notamment dans l’opposition aux Etats-Unis ?

LE PRESIDENT - Attendez, le Général de GAULLE n’a jamais fait de l’opposition aux Etats Unis. Le Général de GAULLE a même été présent, aux côtés des Etats-Unis, le premier, chaque fois qu’il y a eu une crise.

QUESTION - Disons qu’il n’a pas hésité à s’opposer, si l’on veut ?

LE PRESIDENT - Non, il ne s’est pas opposé pour s’opposer aux Etats Unis.

QUESTION - Il a claqué la porte de l’OTAN, par exemple.

LE PRESIDENT - Oui, il a affirmé les intérêts de la France.

QUESTION - Vous y pensez dans ces moments-là ? Vous sentez cette filiation ? Ou cela ne fait pas partie de vos réflexions ?

LE PRESIDENT - Je ne peux être que flatté, en tous les cas, de cette comparaison que vous voulez bien faire. Mais j’essaie de prendre mon inspiration propre.

QUESTION - J’ai une toute dernière question à vous poser. A quel pourcentage de chances vous pensez que l’on peut échapper aujourd’hui à la guerre ? On la sent inévitable.

LE PRESIDENT - Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que, même si c’était un pour mille ou un pour un million, ça ne diminuerait en rien ma détermination à tout faire pour que l’on puisse régler le problème iraquien sans faire la guerre.

QUESTION - Je vous remercie, Monsieur le Président, et j’imagine que l’on aura l’occasion de vous retrouver, à New York ou ailleurs.

LE PRESIDENT - Je vous remercie.

Retranscription provenant du site de l’Élysée