Les forces irakiennes ont abandonné Bagdad à la Coalition, mais poursuivent les combats dans d’autres régions. Comme le prédisaient les psychologues comportementalistes du Shock and Awe, la population bagdadie, hébétée par vingt jours de bombardements, ne réagit ni à l’invasion étrangère, ni au pillage. Au Nord, les Kurdes, supplétifs de la Coalition, se réjouissent de la victoire sans savoir s’ils obtiendront l’indépendance pour laquelle ils se sont battus. Leurs initiatives sont observées attentivement par les Turcs qui sont prêts à les contrer. Au Sud, les chiites fêtent la chute du tyran et se préparent à se retourner contre les envahisseurs. Déjà ils ont éliminé le leader que la Coalition avait amenée sur ses tanks pour les représenter. Le désordre est si grand que l’on ne sait plus dans quel camp se trouvent certaines forces, comme les Mujahideen de Rajavi. Bref, c’est un moment de chaos. Le retour de l’ordre est suspendu aux décisions de Washington, mais l’administration Bush ne sait que faire de sa victoire. Le Pentagone entend imposer un protectorat militaire alors que le département d’État ne voit pas comment il pourrait faire avaliser un tel dispositif par l’ONU. Donald Rumsfeld veut exploiter l’avantage et attaquer la Syrie sans attendre, puis se tourner contre l’Iran, tandis que Colin Powell s’inquiète de l’isolement croissant des États-Unis.
Dans The Times, le général Wesley Clark laisse percevoir son désarroi en récapitulant les responsabilités que les États-Unis ont endossées : retrouver les armes de destruction massive, administrer l’Irak, réconcilier la communauté internationale, faire pression sur la Syrie et l’Iran, poursuivre la guerre au terrorisme et remodeler le Proche-Orient. Autant d’objectifs où Washington veut se substituer à l’ONU. Rami G. Khouri explique aux lecteurs du Los Angeles Times que les États-Unis ne sont pas crédibles au Proche-Orient où chacun se souvient qu’ils ont soutenu les autocrates qu’ils dénoncent aujourd’hui, et où chacun constate qu’ils ne traitent pas de la même manière Arabes et Israéliens. Le même quotidien publie une longue interview de Colin Powell. Après avoir échoué à faire adopter une résolution explicite du Conseil de sécurité, le général-secrétaire d’État persiste à affirmer que cette guerre était néanmoins légale. Continuant sur cette lancée, il revendique la politique coloniale actuelle et affirme que, contrairement aux déclarations de Jacques Chirac, l’aval du Conseil de sécurité ne sera pas non plus nécessaire pour installer un nouveau gouvernement en Irak. Cependant, il se démarque des faucons en soulignant que les États-Unis peuvent régler leur contentieux avec la Syrie et l’Iran par la voie diplomatique, sans recours à la force.
Face au chantier qu’elle a ouvert, l’administration Bush évalue ses forces avant de fixer ses priorités. Par exemple, on ne sait pas à quels projets seront affectés les 80 milliards de dollars de crédits exceptionnels, votés la semaine dernière par le Congrès pour faire la guerre en Irak, mais inemployés. Dans la même perspective, Joshua Paul s’interroge dans le Washington Times sur la capacité du pays à entretenir des armées assez nombreuses pour faire respecter la Pax Americana sur toute la planète. Vu l’expérience du recrutement de 40 000 soldats étrangers pour la guerre en Irak, il préconise de créer une sorte de légion étrangère, plutôt que de continuer à les intégrer dans des unités classiques. Ils pourraient être payés moins cher et leur engagement dans des conflits lointains ne susciterait pas d’inquiétude dans l’opinion publique états-unienne.
Enfin, Péter Medgyessy, président du Conseil hongrois, se félicite dans Le Monde de la prochaine signature du traité d’admission dans l’Union européenne. Il réfute l’opposition politique entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique et ne voit pas pourquoi son pays devrait choisir quand il pourrait bénéficier à la fois de la prospérité européenne et de la sécurité atlantique.
« Ce qui doit être fait pour compléter une grande victoire »
What must be done to complete a great victory
The Times (Royaume-Uni)
[AUTEUR] Le Général Wesley Clark a été commandant suprême des forces de l’OTAN en Europe (1997-2000). À ce titre, il a dirigé les troupes de l’alliance pendant la guerre du Kosovo. Il songe aujourd’hui à porter les couleurs démocrates lors de la prochaine élection présidentielle.
[RESUME] Les manifestations de joie à Bagdad sont grisantes, mais il nous reste beaucoup à faire pour parvenir au triomphe.
Tout d’abord, notre succès militaire final doit être assuré. Des poches de résistances subsistent. Les villes de Tikrit, Kirkuk et Mossoul sont toujours occupées par les forces loyales au régime de Saddam Hussein. Les membres du parti Ba’as et des forces de sécurité doivent encore être identifiés et désarmés. Ensuite nous devons ramener l’ordre et la sécurité et acheminer l’aide humanitaire. Ces questions à régler ne doivent pas nous faire oublier que le premier objectif de la guerre, le renversement du régime de Saddam Hussein, est atteint puisqu’il semble s’être effondré grâce au plan brillant de Tommy Franks, mais surtout grâce à la valeur de nos troupes qui méritent les honneurs.
D’un point de vue diplomatique, cette guerre nous a coûté beaucoup. Malgré l’énergie déployée par les services diplomatiques états-uniens et britanniques, les deux pays n’ont sans doute jamais été aussi isolés. Une grande partie du monde continue à voir ce conflit comme une guerre d’agression. La victoire aidera à reconstruire les liens avec la communauté internationale, mais cela dépendra aussi grandement de la façon dont nous nous impliquerons dans le processus de paix entre Israéliens et Palestiniens et dans la guerre au terrorisme. Dans ce dernier domaine, il nous faut bien gérer l’occupation de l’Irak pour ne pas créer un sentiment d’humiliation qui permettrait à des groupes terroristes, comme le Hezbollah et Al Qaïda, de recruter plus facilement pour nous attaquer.
L’opération en Irak doit servir de référence afin de mettre la pression sur la Syrie et l’Iran. Nous devons également nous servir de cette victoire pour installer enfin la paix au Proche-Orient. Il ne faut pas non plus oublier que cette guerre avait comme motif la destruction des armes de destruction massive et que nous ne les avons pas encore trouvées.
« A présent, les États-Unis doivent respecter leurs promesses »
Now the U.S. Has to Live Up to Its Promises
Los Angeles Times (États-Unis)
[AUTEUR] Rami G. Khouri est rédacteur exécutif du Daily Star de Beyrouth, un quotidien en langue anglaise appartenant au Groupe New York Times.
[RESUME] La chute de Bagdad ouvre un grand nombre d’options sur la façon dont les Irakiens et les Arabes verront et traiteront les États-Unis à l’avenir. Si la joie est de rigueur dans les rues de Bagdad aujourd’hui, l’attitude arabe à long terme dépendra des actes et des politiques conduites par les États-Unis.
Cela dépendra surtout de deux questions importantes : les États-Unis vont ils vraiment installer une démocratie en Irak ? Et comment vont-ils traiter les autres questions qui préoccupent les Arabes, comme le conflit israélo-arabe ? Vu le manque de confiance des Arabes vis-à-vis de Washington, les actions américaines seront particulièrement étudiées.
Les Arabes veulent que leur droit et leur dignité soient respectés. Si l’occupation militaire se prolonge sans répondre à leurs attentes, une résistance armée se formera rapidement en Irak et ailleurs. Ils savent que Washington a armé et soutenu dans le passé des autocrates dans la région et ils ne font pas confiance à Washington pour apporter la démocratie.
Les Arabes ne font pas confiance à Washington. Ils seront particulièrement attentifs à ses actions. Ils n’acceptent pas la différence de traitement entre l’Irak et Israël quand ces pays ne respectent pas les résolutions de l’ONU. Aussi, les Arabes veulent que Washington fasse pression sur Tel-Aviv pour que le « plan de route » soit enfin appliqué.
La Maison Blanche va devoir prouver qu’elle a changé de politique sur ces deux questions.
« Nous sommes au début d’un processus »
Interview with Secretary of State Colin Powell
Los Angeles Times (États-Unis)
[AUTEUR] Colin L. Powell est secrétaire d’État des États-Unis. Il a été assistant aux affaires de sécurité nationale du président Reagan (1987-1989) et chef d’état-major de l’armée états-unienne (1989-1993) sous la présidence de George Bush père. Le texte ci-dessous résume une interview donnée au Los Angeles Times le 9 avril.
[RESUME] Pour l’instant nous ne pouvons pas encore déterminer quand nous aurons réussi à faire de l’Irak un pays sans armes de destruction massive, avec un gouvernement représentatif respectant les droits des Irakiens et vivant en paix avec ses voisins. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que des tâches difficiles nous attendent et que nous ne partirons pas d’Irak tant que nous ne les aurons pas remplies. Nous ignorons encore quand ce sera, même si nous ne souhaitons pas demeurer longtemps dans le pays.
Notre première tâche consiste à distribuer l’aide humanitaire en Irak. Nous sommes en train de mettre en place une administration provisoire dans les territoires que nous contrôlons, et qui sont pour l’instant sous l’autorité de Tommy Franks, afin qu’ils soient approvisionnés en eau et en nourriture. Pour cela nous allons nous appuyer sur les dirigeants tribaux et religieux, les élites qui ne sont pas du parti Ba’as, dans chaque région, afin de remettre en route également le plus vite possible les administrations civiles.
Dans l’avenir, nous ignorons encore quel sera le rôle exact de l’ONU. Il sera évidement décisif dans le domaine humanitaire, mais la coalition conservera un rôle décisif en raison de notre action en Irak. Il y aura un débat à l’ONU mais, contrairement à ce que dit Jacques Chirac, notre action n’a pas besoin d’être légitimée par l’ONU, car notre action est légale au regard des résolutions précédemment adoptées. Concernant le rôle de chaque instance, nous débattons Donald Rumsfeld et moi, mais nos objectifs sont les mêmes.
Nous ignorons pour l’instant, quels pays participeront à la force de maintien de la paix en Irak, et de quelles manières. Nous savons simplement que si des pays de l’OTAN y participent, l’organisation en elle-même n’y participera sans doute pas. Quoi qu’il en soit, cette guerre n’est pas encore terminée, mais nous pouvons déjà être fiers de nos soldats.
Notre action doit faire comprendre à la Syrie, à l’Iran et aux autres qu’ils n’ont rien à gagner à soutenir le terrorisme et à développer des armes de destruction massive. Cela ne veut pas dire que nous leur ferons la guerre car il y a de nombreuses façons de régler un problème, comme c’est le cas avec la Corée du Nord, où nous voulons installer une négociation multilatérale.
« Une légion étrangère américaine »
An American foreign legion
Washington Times (États-Unis)
[AUTEUR] Joshua Paul est associé chez James Benevuto & Associates Inc. Il travaille en liaison avec le directorat de développement des forces de l’U.S. Army. Le Washington Times a précisé, contrairement à l’habitude, que la thèse présentée ici n’engage que son auteur.
[RESUME] En étant déployées dans plus de 150 pays, les forces états-uniennes atteignent leur limite de dispersion. D’autant plus qu’elles doivent faire pression sur la Corée du Nord, mener une guerre en Irak, lutter contre les trafiquants de drogue en Amérique du Sud, combattre le terrorisme en Asie centrale et conserver des forces de maintien de la paix dans les Balkans, le Sinaï, bientôt en Irak et ailleurs dans le monde.
Cette situation exige que de nouvelles solutions soient trouvées en matière de recrutement d’hommes. Il faut trouver une solution politique qui permette à la fois de ne pas diminuer la qualité de nos troupes au profit de la quantité et qui ne pèsera pas trop lourd sur les budgets de l’armée dont une large partie est allouée au secteur recherche et développement. Certes, des économies pourraient être réalisées si Washington retirait ses troupes des endroits qui ne sont pas vitaux pour sa sécurité nationale comme les Balkans, mais ce retrait serait difficile à assumer politiquement.
La solution pourrait être la création d’un corps composé d’étrangers, similaire à la Légion étrangère française, et à qui l’on confierait les missions que les militaires états-uniens aiment le moins : le maintien de la paix. Ces missions ne nécessitent pas un équipement militaire lourd et cher. Nous pourrions confier à ces militaires étrangers, moins payés que les militaires états-uniens, des opérations qui coûterait moins cher au Pentagone. Il y aurait également moins de pressions sur le Congrès pour qu’il rapatrie nos gars à la maison.
« L’Europe où nous entrons progresse »
L’Europe où nous entrons progresse
Le Monde (France)
[AUTEUR] Péter Medgyessy est président du conseil hongrois et signataire de la lettre « L’Europe et l’Amérique doivent rester unies ».
[RESUME] La troisième République hongroise est une jeune démocratie. Les débats politiques y sont donc plus vifs et animés que dans la partie de l’Europe plus chanceuse, mais le soutien à l’adhésion du pays à l’Union Européenne y est unanime.
Cela fait 13 ans que notre pays se transforme et cela fut dur, mais heureusement nous avons disposé de l’aide de nos nouveaux alliés européens, dont la France. Nous savons que l’UE n’est pas une association de bienfaisance et qu’elle attend de nous un retour. Les nouveaux membres peuvent lui apporter une force et une nouvelle dynamique, bien plus importantes que le respect de critères d’admission. Pour nous, le 16 avril, date de la signature du traité d’admission, sera une fête et une récompense de nos efforts.
Les divisions actuelles de l’Europe paraissent plus grande qu’elles ne le sont réellement et sont génératrices de discussions indispensables. Ce débat permet la naissance d’une Europe plus solide et plus unie. Il n’est pas stérile et a mis en lumière la nécessité de construire une politique de sécurité commune. Dans ce débat, les nouveaux adhérents en ont surpris certains en faisant entendre leur voix comme s’ils étaient déjà des membres souverains de l’UE.
Grâce à cet élargissement, l’Europe sera de nouveau plus qu’une donnée géographique, elle sera à nouveau une communauté économique, spirituelle et intellectuelle.