(jeudi 26 avril 2001)
Présidence de M. François Loncle, Président
Le Président François Loncle : J’accueille aujourd’hui M. Charles Millon, ancien Ministre de la Défense du 17 mai 1995 au 4 juin 1997, sous le Gouvernement d’Alain Juppé.
M. Charles Millon : Je vous remercie de m’avoir invité à m’exprimer devant cette Mission d’information, car le travail que vous avez à fournir et le rapport que vous devrez établir sont importants pour l’approche de la vie politique et sur le plan éthique. Ce sont les points sur lesquels j’aimerais, en tout premier lieu, intervenir.
Il me paraît tout à fait préoccupant qu’un certain nombre d’organismes ou de personnalités puissent mettre en cause une action quelle qu’elle soit, gouvernementale dans le cas précis, en s’appuyant sur des assertions qui ne sont pas confirmées et une chronologie malheureusement erronée.
Ma deuxième remarque concerne ces événements qui ont été dramatiques, et je voudrais là rendre un hommage particulier à l’armée française qui a enregistré 70 morts et plus de 600 blessés parmi ses rangs et qui, tout au cours de cette période, a montré combien elle était capable d’être à la hauteur de ses responsabilités.
J’insisterai d’ailleurs sur cet aspect en indiquant que toute la hiérarchie militaire avait conscience de l’importance de l’engagement de la France dans ces opérations. Tout au cours de ces années, nous avons pu voir des officiers supérieurs venir expliquer aux responsables politiques quels étaient les enjeux et les engagements qu’il convenait de prendre non seulement pour pouvoir mener les opérations militaires, mais aussi pour pouvoir poursuivre l’objectif qui était celui de la France, c’est-à-dire le rétablissement de la paix et la lutte contre une purification ethnique que nous sommes unanimes à condamner.
Je voudrais également rendre un hommage particulier au Président de la République qui a montré une très grande détermination, dès son entrée en fonction, pour que la France tienne son rang dans ces opérations et cette partie du monde. Le Président de la République ainsi que le Premier ministre et l’ensemble du Gouvernement ont toujours fait preuve de détermination pour que la France puisse être, dans sa grande tradition, apte à lutter contre ces dérives que sont les atteintes à la liberté et les atteintes à la dignité de la personne humaine et pour qu’il y ait, dans cette région, un rétablissement de la paix respectueux de chacun. Nous savons tous que la situation, dans cette partie du monde, est complexe et qu’il est difficile de porter des jugements à brûle-pourpoint.
Je voudrais, avant de répondre à vos questions, vous indiquer que j’ai peu d’éléments à apporter suite aux auditions de MM. Alain Juppé, Premier ministre, et Jean-David Levitte, à l’époque conseiller diplomatique du Président de la République, aujourd’hui représentant de la France au Conseil de sécurité. Ces deux auditions ont été très complètes. Pour ma part, je ne ferai que soit répéter leurs propos, soit préciser tel ou tel point qui aurait pu être omis du fait qu’il était connu du ministère de la Défense, sans pour autant être connu ou noté par le Premier ministre ou le conseiller diplomatique du Président de la République.
Je reviendrai sur un certain nombre de points, notamment celui concernant le calendrier. Il est pour le moins choquant de voir que l’on utilise une date, à savoir le 4 juin, date à laquelle a eu lieu un entretien entre le général Janvier et le général Mladic, pour pouvoir en tirer des conclusions. Je rappelle que la première crise des otages s’est déroulée du 24 mai au 18 juin et qu’elle a été résolue grâce à la détermination du Président de la République.
C’est en effet ce dernier qui a décidé l’opération du pont de Vrbanja. Je peux m’en porter témoin, c’est lui-même qui a pris la décision d’aller à l’encontre de la procédure traditionnellement suivie. En effet, il est passé outre la chaîne de commandement de l’ONU et a utilisé la chaîne de commandement français pour que le pont de Vrbanja soit repris, afin de montrer aux Serbes la détermination française face à la prise d’otages qu’ils avaient faite à l’époque.
Or le 4 juin, le problème des otages ne se posait pas ainsi. J’ai vu, dans les relations qui ont été faites, qu’il y aurait eu une transaction entre le général Mladic et le général Janvier, ce dernier prenant l’engagement de suspendre ou d’interdire toute opération aérienne contre la libération des otages. C’est faux, cela relève en réalité de contrevérités.
Par ailleurs, la deuxième affaire des otages n’a commencé que le 30 août et s’est terminée le 12 décembre. Le 4 juin, il était évidemment impossible pour le général Janvier d’envisager que le 30 août, il y aurait deux pilotes français pris en otage. Ce point me parait très important, car toute la démonstration repose en partie sur ces assertions qui sont fausses. J’en porte témoignage.
Quant au drame de Srebrenica, il est le résultat, à mes yeux, d’hésitations ; or l’hésitation n’est pas bonne conseillère en politique. Je confirme que, lors du sommet franco-allemand du 11 juillet à Strasbourg, il y a eu une intervention du Ministre des Affaires étrangères néerlandais pour supplier Klaus Kinkel de tout faire afin qu’il n’y ait pas d’intervention et que le contingent néerlandais ne puisse être menacé par un massacre ou un écrasement.
Il y a eu deux coups de téléphone durant ce sommet franco-allemand, auquel j’assistais aux cotés du Président de la République et du Premier ministre. A cette occasion, il est exact qu’il y a eu une intervention du Ministre néerlandais des Affaires étrangères et je suis très étonné de sa prise de position actuelle qui nie ce fait. Ont été témoins de cette intervention le Chancelier Kohl, le Président Chirac, les Ministres de la Défense et des Affaires étrangères allemands et français, ainsi que l’amiral Lanxade.
Il est bien évident que si aujourd’hui des responsabilités sont à rechercher, ce n’est pas auprès du général Bernard Janvier, mais dans le fait qu’il y a sans doute eu, non pas une volonté affirmée, mais au moins des hésitations de la part des Néerlandais pour qu’une intervention puisse être effectuée. Je dois préciser que, jusqu’au massacre de Srebrenica, l’ensemble des participants avaient sous-estimé le drame qui pourrait intervenir.
Il serait malhonnête de dire que ce drame avait été envisagé et évalué. Au contraire, nous n’avions pas anticipé, ni évalué l’ampleur des massacres aujourd’hui constatés. Je dois également ajouter que la France a toujours été très déterminée pour intervenir lorsque les enclaves protégées faisaient l’objet de ce type de menace.
Je parle sous le contrôle de mon prédécesseur qui est aujourd’hui votre Rapporteur. Je crois que tout au cours de ces opérations la France a fait preuve de détermination. Pour Gorazde comme pour Srebrenica, la France était prête à prendre ses responsabilités, mais pas de n’importe quelle manière. Il est exact qu’un débat s’est tenu sur la manière dont on pouvait intervenir. Nous avions fait un certain nombre de propositions qui n’ont pas toujours été suivies car il y avait un nombre insuffisant, à nos yeux, de troupes pour pouvoir intervenir de manière efficace, mais nous étions prêts à intervenir en prenant certains risques. Nous l’avons d’ailleurs montré à l’occasion de la reprise du pont de Vrbanja, opération qui a malheureusement coûté la vie à deux de nos soldats qui ont honoré le drapeau français, car ils ont permis aux otages d’être libérés.
Je précise que la détermination de la France apparaît dans le fait que c’est elle qui a pris l’initiative de la conférence du 3 juin 1995, qui a permis la mise sur pied de la Force de réaction rapide. Nous étions alors arrivés au terme d’une étape, et il était nécessaire de franchir un nouvel échelon. C’est la France qui a pris l’initiative de la mise sur pied de cette conférence internationale qui s’est tenue avenue Kléber. C’est lors de cette conférence que trois pays - les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et la France - ont pris la décision de construire cette Force de réaction rapide, avec un soutien logistique qui pouvait être apporté par l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne.
Ensuite, s’est tenue la conférence de Londres qui a vu une coordination s’établir entre l’intervention de l’OTAN, dans le cadre de l’ONU, et la mise en _uvre d’une autre politique d’intervention qui elle aussi soulignait la détermination française. Je rappelle que c’est sur la décision du Président de la République qu’ont été installés des canons de 155 mm sur le mont Igman afin de faire pression sur les Serbes et leur montrer que nous n’étions pas disposés à céder à leurs ultimatums.
Je voudrais enfin revenir sur un dernier point. Dans les auditions qui ont été faites et les réflexions qui ont pu être rapportées ici et là dans la presse, il est fait état du fait que la France aurait hésité à engager une procédure pour provoquer l’arrestation de MM. Mladic et Karadzic. Je m’inscris en faux contre ces assertions. C’est le Président de la République lui-même qui, un jour, a convoqué les officiers supérieurs chargés de cette opération pour leur demander de tout mettre en _uvre pour que MM. Mladic et Karadzic soient arrêtés le plus vite possible. Il est vrai que le résultat a été quelque peu négatif, mais je ne peux m’empêcher de relever qu’à ce jour, personne n’a pu faire mieux. A la lecture des rapports confidentiels, j’ai pu constater que tout a été mis en _uvre pour leur arrestation, mais il est évident qu’ils bénéficient d’une protection réellement extraordinaire. Cela explique sans doute pourquoi, aujourd’hui, ces deux personnes qui relèvent du Tribunal pénal international ne sont pas encore arrêtées.
Le Président François Loncle : Avant de donner la parole à notre co-Rapporteur, je vous " taquinerai " sur votre déclaration qui pourrait être résumée de la façon suivante. La France n’a aucune responsabilité dans cette affaire, le Gouvernement était formidable, le Président de la République magnifique, les militaires, notamment les soldats, héroïques, les chefs géniaux. Ce sont, en réalité, ces malheureux Hollandais qui sont responsables de cette tragédie de par leurs hésitations.
Au-delà de toutes ces remarques, j’aimerais connaître votre appréciation sur l’ONU, la manière dont vous travailliez à l’époque avec les responsables de l’ONU, et la raison pour laquelle la chaîne de commandement ou de décision politique a été défaillante. Bref, cela me semble quelque peu plus compliqué que de dire qu’il y a eu les bons et quelques méchants.
M. Charles Millon : Je n’ai jamais dit cela. Je pense que vous m’auditionnez en ma qualité d’ancien Ministre de la Défense, afin de savoir ce qui s’est passé dans le cadre de la mission qui m’était confiée. J’ai suivi les dossiers avec une relative conscience professionnelle et je vous rapporte simplement ce que j’ai pu constater, suivre et surveiller. Je le dis d’une manière très claire car, aujourd’hui, il faut arrêter les contrevérités et voir qu’il y a en fait des choses évidentes.
Qu’ensuite on me dise que le problème de la chaîne de commandement se pose, je pense que M. Akashi que vous venez d’auditionner a dû en faire l’analyse en détail. La chaîne de commandement est celle de l’ONU. Si nous avons été obligés de la " violer " pour pouvoir intervenir à Vrbanja, c’est parce qu’elle ne fonctionnait pas bien.
Lorsqu’il a fallu prendre une décision parce qu’un certain nombre de nos soldats, attachés à des poteaux, étaient laissés à griller au soleil, on aurait espéré la prendre dans le cadre de la chaîne de commandement de l’ONU, à savoir une intervention non seulement pour libérer ces otages mais aussi rendre l’honneur aux armées qui se battaient là-bas. Mais en l’absence de résultat, il a fallu pour intervenir l’autorité du Président de la République qui a demandé à la hiérarchie française d’obéir à la chaîne de commandement français.
Il est donc bien évident que l’affaire de Srebrenica a sans doute eu comme élément de cause, une chaîne de commandement qui, par certains aspects, était beaucoup trop lente pour réagir à des événements militaires qui eux sont parfois foudroyants dans leur rapidité. La tragédie de Srebrenica relève de cette approche.
Dans les auditions précédentes, vous avez abordé le problème du renseignement qui se pose dans le cadre d’opérations de type ONU ou international. Il est clair que, dans un tel cadre, on ne dispose pas des éléments pour pouvoir apprécier une situation de manière suffisamment précise.
Le Président François Loncle : Comment avez-vous apprécié l’état des renseignements français ?
M. Charles Millon : A plusieurs reprises, les renseignements français ont attiré l’attention de la chaîne de commandement de l’ONU sur un certain nombre d’événements qui se déroulaient, mais la réactivité de l’ONU était relativement lente. C’est le problème qui est posé.
Un autre problème, auquel il conviendra de réfléchir pour l’avenir, est celui du renseignement qui se pose dans le cadre des opérations internationales. En effet, si plusieurs services de renseignement parallèles sont actifs, cela entraîne, à un moment donné, dans la chaîne de commandement, un problème d’appréciation. C’est l’une des questions plus générales qui est posée par les affaires de Bosnie et sans doute du Kosovo.
M. François Lamy, Rapporteur : Vous nous indiquez que c’est le Président de la République qui a pris la décision de l’attaque du pont de Vrbanja. Or le général Gobilliard, lors de son audition, a mentionné qu’il avait pris seul la décision, sans demander l’avis de quiconque. L’amiral Lanxade lui-même nous a précisé que cela s’était passé à son niveau. Nous avons du mal à déterminer à quel niveau cette décision a réellement été prise.
M. Charles Millon : Je peux vous dire exactement où cette décision a été prise. Cela s’est passé à l’Elysée dans le salon où se tiennent les conseils de défense. Au terme d’un conseil de défense ou d’une réunion spécifique sur la Bosnie, le Président de la République, après avoir analysé la situation, m’a demandé d’appeler l’amiral Lanxade, qui était à l’époque le chef d’état-major général des armées, pour pouvoir mettre au point l’opération du pont de Vrbanja.
M. François Lamy, Rapporteur : Concernant la réunion du 4 juin, le général Janvier nous a effectivement mentionné que, selon lui, il n’y avait pas eu d’accord, mais qu’en revanche, le général Mladic lui avait remis un document qui était une proposition dont le contenu, en résumé, était de trouver un accord. En contrepartie de l’arrêt des frappes aériennes, les Serbes prenaient des engagements.
Le général Janvier nous a dit avoir transmis ce document à l’ONU. J’aimerais savoir s’il l’avait également transmis au Gouvernement français et si vous en aviez été destinataire.
M. Charles Millon : Je n’ai pas eu connaissance de ce document, mais la transaction que proposait le général Mladic était un secret de polichinelle. Si on revient sur tout ce qui se disait à l’époque, on savait que les Serbes n’avaient qu’une seule obsession, celle de faire cesser toutes les opérations aériennes. Que le général Mladic ait proposé au général Janvier, soit par écrit, soit par oral, ce type de transaction, n’a rien d’étonnant. Mais ce qui aurait été pour le moins scandaleux aurait été que le général Janvier ait donné son accord, mais il n’en a rien été.
Dans ce type de négociations ou de réunion secrète, il est difficile d’extrapoler la teneur des discussions qui se tiennent entre deux interlocuteurs. La seule chose dont je peux me porter garant, c’est qu’il n’a jamais été question pour le Président de la République, le Premier ministre, les Ministres des Affaires étrangères et de la Défense, le chef d’état-major général des armées, d’autoriser directement ou indirectement ou de couvrir directement ou indirectement un général français qui aurait pris cette décision, même s’il relevait de la chaîne de commandement de l’ONU.
Le Premier ministre, Alain Juppé, s’est exprimé de façon très claire sur ce point. Adopter une telle attitude aurait été rentrer dans le jeu des Serbes. D’ailleurs, lorsque les deux otages français ont été pris au mois d’août, le même type de transaction a été proposé. Les Serbes recherchaient toujours à éviter les opérations aériennes.
M. François Lamy, Rapporteur : Vous avez fait référence à l’audition de M. Levitte que j’ai sous les yeux. Il explique que, lorsque la nouvelle de la chute de Srebrenica est communiquée pendant le conseil franco-allemand, " le Président de la République a littéralement explosé. Il s’est tourné vers les militaires français et allemands en disant qu’on ne pouvait pas continuer à travailler comme ça et qu’il était impensable d’apprendre, par un coup de téléphone, la chute de Srebrenica. Le Président a souhaité une suspension de séance. Il a demandé aux généraux français et allemands d’aller s’informer et de revenir avec des plans soit pour arrêter la chute de Srebrenica, soit pour reprendre Srebrenica ".
Cela m’amène à deux questions. Comment se fait-il que le Président de la République ne soit informé que le 11 juillet alors que les opérations militaires ont commencé dès le 6 et qu’elles se sont accentuées entre-temps ? N’y a-t-il pas là une défaillance de la chaîne de commandement français ?
M. Charles Millon : Il n’y a pas de chaîne de commandement français.
M. François Lamy, Rapporteur : Si, il existe une chaîne de commandement de l’ONU sur place qui transmet des informations à une chaîne de commandement français. Chaque jour, la chaîne de commandement français, qui comprend le chef d’état-major des armées, le Ministre de la Défense, le chef d’état-major particulier du Président de la République, reçoit des informations. Comment se fait-il que le Président de la République n’apprend la prise de Srebrenica que le 11 juillet ?
M. Charles Millon : Il a appris la chute de Srebrenica le 11 juillet car c’est précisément ce jour-là qu’elle est intervenue. Mais avant, c’est vrai qu’il y a eu une précipitation des événements. Personne n’avait envisagé, en réalité, l’accélération telle qu’on a pu la constater. C’est une opinion partagée par tous. Que ce soit la chaîne de commandement de l’ONU ou les officiers français engagés dans le cadre de l’ONU, aucun n’avait évalué la précipitation des événements. Il y a une opération montée par le général Mladic, avec du côté des Bosniaques, une non-volonté de résistance.
M. François Lamy, Rapporteur : Au-delà de l’éventuelle sous-estimation des militaires français, on constate effectivement, dans les documents, que le commandement militaire français estime simplement que les Serbes veulent prendre la route du Sud sans reprendre l’enclave. Mais pourquoi ne pas estimer également que Srebrenica ne constitue pas la priorité ? A l’examen des documents émanant de la hiérarchie militaire, on a le sentiment que la ville de Sarajevo est importante, car les troupes françaises y sont stationnées. De ce fait, Srebrenica est sous-estimée ou oubliée, car elle ne fait pas partie des priorités de la hiérarchie française.
M. Charles Millon : Je m’inscris totalement en faux. La France a proposé à moult reprises, d’une part, un renforcement des troupes et une augmentation des contingents, d’autre part la préparation d’interventions en vue de protéger les enclaves. Le général Quesnot a d’ailleurs rappelé, lors de son audition, que certains proposaient des opérations aéroportées, d’autres un déploiement de chars. L’état-major a étudié un certain nombre de possibilités. Par conséquent, notre attention portait aussi fortement sur Srebrenica, Gorazde, Zepa, etc. que sur Sarajevo.
Mais il faut garder à l’esprit qu’il y avait une répartition des contingents sur le terrain. Srebrenica était protégée par un contingent néerlandais. Le contingent français était posté sur le mont Igman. Dès lors, il est certain que nos renseignements ne pouvaient être que meilleurs sur le mont Igman que sur Srebrenica.
M. François Lamy, Rapporteur : S’agissant du fameux plan du général Quesnot, selon l’audition de M. Levitte, le Président de la République a demandé que l’on étudie des plans de reprise éventuelle de l’enclave. Le général Quesnot indique qu’il a lui-même proposé un plan précis. Quant au général Germanos, il nous a dit que cela avait été envisagé, mais assez rapidement balayé car militairement, cela ne semblait pas possible.
Comment cela s’est-il passé exactement ? Quelles ont été les demandes faites par la France à d’autres puissances étrangères ? Pourquoi au final n’y a-t-il pas eu d’action militaire alors que le général Quesnot semble affirmer que cela était techniquement possible, notamment par une opération aéromobile, d’autant que la France disposait alors d’une trentaine d’hélicoptères sur le porte-avions Foch ?
M. Charles Millon : Cette proposition du général Quesnot a été évoquée lors d’un conseil de défense, sans pour autant être d’une opération préparée et avoir fait l’objet d’un dossier. C’est à partir de ce moment-là que le Président de la République, qui essayait d’envisager toutes les solutions possibles pour pouvoir parvenir au rétablissement de la paix, a demandé que l’on étudie sommairement la possibilité d’une telle opération.
Toutefois, une telle opération, qui ne pouvait être qu’internationale, allait provoquer un changement de nature du conflit. Sous l’angle international, la France était totalement isolée pour pouvoir envisager ce type d’opération. Nous étions les seuls à étudier et évoquer ce type d’opération. Par ailleurs, suite à une étude rapide effectuée par l’état-major, il est apparu que techniquement il était impossible de la mener à bien seuls, car se posait le problème de la chaîne de commandement de l’ONU. Autant l’opération du pont de Verbanja était une opération limitée, autant une opération aussi lourde allait provoquer une vraie crise diplomatique. De plus, sous l’angle de la technique militaire, la proposition du général Quesnot n’a pas reçu l’approbation de la majorité des officiers d’état-major qui se sont penchés sur la question.
M. Pierre Brana : Lorsque nous avons auditionné M. Akashi, il nous a précisé qu’il n’avait pas été informé de ce dont le colonel Karremans nous avait dit, à savoir que dès début juin, la concentration des troupes serbes autour de la zone de sécurité laissait prévoir une attaque imminente. Notre service de renseignement militaire français, même si c’était le contingent néerlandais qui se trouvait dans cette zone de sécurité, avait-il été informé de cette concentration de troupes début juin et donc de cette menace imminente sur la sécurité de la zone de sécurité ?
M. Charles Millon : Je ne peux pas vous répondre de mémoire.
M. Pierre Brana : La France a-t-elle mis sur pied, pour la première prise d’otages, un dispositif de négociation ou une cellule de crise pour négocier leur libération ?
M. Charles Millon : Non. Quand j’ai pris mes fonctions, le problème des otages devenait crucial. La France entière avait été scandalisée par cet officier sorti d’une cave avec un drapeau blanc au bout d’un balai, ainsi que par des photos parues dans les journaux montrant des soldats français, sous uniforme de l’ONU, ligotés à des poteaux. Le Président de la République a alors estimé que cela était intolérable, qu’il n’y aurait pas de négociations et qu’il fallait montrer que nous étions capables de réagir, d’où la prise de décision de l’opération de Vrbanja.
Le Président François Loncle : Tout à l’heure, par rapport à certaines accusations quant à la première prise d’otages, vous insistiez sur votre vision du calendrier que vous fixiez du 24 mai au 18 juin.
Un des entretiens entre le général Janvier et le général Mladic a eu lieu le 4 juin, soit en plein milieu de la crise des otages. Lorsque vous dites qu’il n’y a pas eu la moindre tentation de négocier sur ce point, avez-vous des éléments ou des preuves qui vous permettent de l’affirmer ?
M. Charles Millon : C’est la parole d’un Ministre. Le général Janvier était sous mes ordres. J’avais des contacts périodiques avec lui. Il n’a jamais reçu, de ma part, l’autorisation de négocier ce type de transaction. Jamais le Président de la République ou le Premier ministre n’auraient accepté ce type de transaction.
M. Pierre Brana : Le général de La Presle nous a confirmé qu’il avait été envoyé en Bosnie pour diriger les négociations au niveau français. Il a indiqué avoir reçu des instructions du Président Chirac et de vous-même. Quelles étaient ces instructions ?
M. Charles Millon : Il s’agissait de voir à quelles conditions on pouvait passer du stade de la confrontation militaire à celui de la négociation. Le général de La Presle s’est révélé, à cette occasion, comme un chef militaire qui comprenait les choses militaires et un grand diplomate, car il avait parfaitement appréhendé le fait que les deux domaines étaient totalement imbriqués.
Il a tout mis en _uvre pour évaluer comment passer du stade de la confrontation, où il n’y avait aucun dialogue, à celui de la négociation qui pouvait permettre une intervention. A titre personnel, je pense que si nous avons pu arriver aux accords de Dayton, c’est grâce au travail préalable engagé par le général de La Presle.
M. Pierre Brana : S’agissant de la libération les otages, il n’y a donc eu, selon vous, aucune contrepartie. Le général Mladic a simplement pris la décision de libérer les otages.
M. Charles Millon : C’était un rapport de force type. C’est pourquoi je crois que l’opération du pont de Vrbanja a été essentielle dans le déroulement des événements de Bosnie, car elle a montré que nous étions capables de réagir à une opération militaire menée par les Serbes.
Puis la constitution, le 3 juin 1995, de la Force de réaction rapide a constitué une deuxième montée en puissance, car on a vu les pays européens prendre cette décision, avec le soutien du secrétariat à la Défense américain. C’est ce jour-là que les Serbes ont compris qu’il y aurait une troisième montée en puissance. Ce fut la décision personnelle du Président de la République d’installer sur le mont Igman les canons de 155 mm, avec toutes les difficultés techniques et pratiques que cette opération a pu comporter.
M. Pierre Brana : Puisque vous évoquez ce rapport de force, deux choses me viennent spontanément à l’esprit. D’une part, vous avez indiqué tout à l’heure que les Serbes avaient une obsession, à savoir celle des frappes aériennes. D’autre part, vous dites que vous avez réussi à obtenir la libération des otages grâce à un rapport de force classique. Pourquoi ne pas avoir alors joué sur la force aérienne pour établir un rapport de force par rapport à Srebrenica ?
M. Charles Millon : Le Président de la République n’était pas défavorable à une intervention aérienne, mais nous avons eu la demande pressante, le jour du sommet franco-allemand à Strasbourg, du Ministre des Affaires étrangères néerlandais de ne pas intervenir. Cela relevait de la chaîne de commandement de l’ONU ; il aurait donc fallu que la France déclare la guerre à la Serbie.
M. Pierre Brana : Cette demande de non-intervention a été faite le 11 juillet, lors du sommet franco-allemand. Pour ma part, je vous parle dès la date du 6 juillet. Les officiers néerlandais, que nous avons auditionnés, nous disent avoir demandé, dès le 6 juillet, l’intervention de la force aérienne. Si la force aérienne était alors intervenue, peut-être que la tragédie de Srebrenica aurait été évitée. Votre déclaration est quand même grave.
M. Charles Millon : La force aérienne était prête à intervenir. Il lui restait à recevoir l’ordre d’intervention. Quand, au sommet franco-allemand, le Président de la République et le Chancelier Kohl se sont posé la question de l’intervention aérienne, il y a eu la demande du Ministre des Affaires étrangères néerlandais.
M. Pierre Brana : C’était trop tard à ce moment-là. Pourquoi le 6 juillet n’y a-t-il pas eu de demande d’intervention aérienne ?
M. Charles Millon : Je n’ai pas souvenir, le 6 juillet, d’une demande officielle à moins qu’elle ait été faite à l’ONU.
M. Pierre Brana : En ce qui concerne l’intervention de la force aérienne, vos souvenirs vous reviennent à partir du 11 juillet.
M. Charles Millon : Tout à fait.
M. Pierre Brana : Avez-vous une explication sur le fait que le général Janvier, suite à sa rencontre du 4 juin avec le général Mladic, n’a communiqué au siège de l’ONU un compte rendu de l’entretien que onze jours après et sur la demande expresse du Secrétariat général de l’ONU ?
Par ailleurs, comment expliquez-vous que le Secrétaire général de l’OTAN ait demandé, par un courrier en date du 21 juin 1995 adressé au Secrétaire général de l’ONU, s’il n’y avait pas eu un marché sur les otages ? Il fallait que cela ait pris de l’ampleur pour que le Secrétaire général de l’OTAN saisisse par écrit le Secrétaire général de l’ONU sur ce sujet.
M. Charles Millon : Je répondrai à titre totalement personnel. Vous êtes en état de guerre et vous avez en face de vous un homme - Mladic - qui est loin d’être sot. Certains le considèrent peut-être comme fou, mais il n’est pas sot, il est même à mon avis d’une intelligence supérieure. L’objectif du général Mladic est de semer le trouble chez l’adversaire, c’est-à-dire l’ONU, la France, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne.
Pour ce faire, la meilleure technique, en état de guerre, c’est de mettre ses adversaires en contradiction et de provoquer le trouble parmi eux. A cette époque, j’ai suivi la deuxième crise des otages et leur libération. Le général Mladic est un homme qui souffle constamment le froid et le chaud. Un jour, il se présente comme un homme tout à fait agréable et fréquentable, le lendemain, sous un air de brute sauvage qui a envie de mettre à genoux tout le monde et d’éliminer ces Musulmans qui viennent embarrasser le c_ur de l’Europe.
Si je me mets à la place du général Mladic, vu son caractère, j’aurais fait lancer par mes services un certain nombre de rumeurs attestant que le général Janvier était prêt à accepter la transaction que les Serbes lui proposaient. La man_uvre a bien réussi puisque aujourd’hui, tout le monde essaie de démontrer qu’un général français aurait pris de lui-même cette initiative. Or ce n’est pas vrai.
M. Pierre Brana : Qu’en est-il du retard du compte rendu ?
M. Charles Millon : C’est la chaîne de commandement de l’ONU. Je crois que le général Janvier a estimé que son compte rendu n’était pas pressant, du fait que son entretien était totalement négatif du point de vue de ses conclusions.
Le Président François Loncle : C’est un autre général français qui remplace, dans le cadre du dispositif de l’ONU, le général Rupert Smith quand celui-ci part en vacances. Ce départ en vacances ne vous semble-t-il pas bizarre ? J’avoue que les bras m’en sont tombés tout à l’heure quand j’ai entendu M. Akashi dire que les militaires avaient besoin de vacances, qu’ils sont stressés. Certes les vacances sont nécessaires, mais il y a des moments plus propices pour les prendre.
M. Charles Millon : Je ne vous dirai certainement pas que nous avons apprécié la situation avec toute la gravité qu’elle comportait. Si le général Smith est parti en vacances, c’est parce qu’à mon avis, il n’avait pas conscience de la dimension du drame qui allait se produire.
Le Président François Loncle : Ne serait-ce pas plutôt le contraire ?
M. Pierre Brana : Sur ce point, nos interlocuteurs à plusieurs reprises ont mentionné une divergence de fond entre le général Smith et le général Janvier, le général Smith étant pour des interventions plus dures et notamment pour l’appui aérien. Ses propositions ont été refusées conjointement tant par le général Janvier que M. Akashi. Le refus de ses propositions pourrait-il constituer une raison de son départ en vacances à ce moment-là ?
M. Charles Millon : J’ai été Ministre de la Défense pendant deux ans, je n’ai jamais vu un officier prendre une telle décision. Peut-être est-ce le cas dans l’armée britannique, mais pas dans l’armée française.
M. Pierre Brana : Etiez-vous au fait des divergences entre le général Smith et le général Janvier ?
M. Charles Millon : Il n’y a pas eu de divergences en tant que telles, mais des débats constants entre tous les états-majors, d’où la difficulté de monter des opérations internationales. C’est pourquoi les Américains jouent sur du velours quand ils arrivent, car ils installent leur hiérarchie, leur chaîne de commandement parallèle. Dès lors, ce sont eux qui dirigent tout. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé quand l’OTAN est intervenue. Lorsque vous menez une opération internationale avec des états-majors quasi parallèles, vous avez un débat constant.
M. François Lamy, Rapporteur : Je voudrais revenir sur la période du 6 au 11 juillet. Vous mentionnez une sous-estimation de la situation, mais il y a néanmoins une remontée des informations. On peut supposer que l’on sous-estime la situation le 6 juillet, mais au fur et à mesure, les événements montent crescendo. N’est-ce vraiment qu’une erreur d’appréciation ? Pour ma part, je voudrais vous soumettre une hypothèse, à savoir que l’on commence alors à réfléchir à la sortie diplomatique.
M. Charles Millon : Non.
M. François Lamy, Rapporteur : Si, car à cette époque, il y a déjà eu plusieurs propositions. Les diplomates et les Gouvernements réfléchissent à la sortie politique de cette crise dont chacun sait qu’elle n’a pas de solution militaire. Selon vos souvenirs, que devenait la poche de Srebrenica dans la solution politique du Gouvernement français à cette époque ?
M. Charles Millon : Tout d’abord, je n’ai pas souvenir, à ce moment-là, d’un engagement de négociation sous l’angle diplomatique. Certes des réflexions étaient menées pour la sortie de la crise, mais il n’y avait aucun projet établi de sortie diplomatique. En tant que Ministre de la Défense, je n’étais pas associé à la définition de ces projets à cette époque, mais je l’ai été par la suite.
Par ailleurs, l’art militaire est un art, donc pas une science, et cela peut donner lieu à des appréciations inexactes. Si les appréciations étaient exactes, vous pourriez alors mener une guerre zéro mort. Dans le cas présent, il y a eu sans doute une sous-appréciation d’un certain nombre de phénomènes, mais jamais il n’a été envisagé, par des responsables politiques et militaires, de provoquer ou laisser faire un massacre de cette ampleur pour des raisons diplomatiques ou militaires. Dire l’inverse relève du goût du drame. Aucun homme politique et aucun chef militaire, s’il avait perçu la dimension du drame, ne l’aurait laissé perpétrer. C’est impossible. Peut-être suis-je naïf, mais je ne le crois pas.
M. François Lamy, Rapporteur : Je ne vous considère pas naïf, mais nous avons vu aussi que certaines opérations militaires, y compris au mois d’août, ont été favorisées parce qu’elles permettaient de rectifier la carte en fonction d’objectifs politiques que l’on voulait faire accepter.
M. Charles Millon : Faire des opérations militaires afin de garantir un couloir et l’établissement d’une paix me paraît être une décision sage. Laisser faire un drame tel que celui-là est une décision folle.
M. François Lamy, Rapporteur : Je suis tout à fait d’accord avec vous.
Aujourd’hui, il n’y a pas de mission d’information sur la chute de Zepa, car cette zone n’a pas connu des massacres de l’ampleur de ceux de Srebrenica. Je m’interroge de savoir si, en fait, la chute de Srebrenica, dans l’esprit des responsables politiques européens et américains, n’était pas la moins pire des solutions pour parvenir à un accord politique.
Je ne vous dis pas, pour autant, que cela était programmé et que tel était l’objectif. Mais n’y a-t-il pas eu, dans cette sous-estimation, le fait de considérer qu’après tout, si la poche de Srebrenica tombe, cela arrange bien les affaires des Européens et des Américains, car ils savent qu’à la sortie, un accord politique sera nécessaire et que ces enclaves seront difficiles à défendre.
Le Président François Loncle : Dans le même ordre, il y a aussi la thèse de l’abandon de l’enclave par les autorités bosniaques.
M. Charles Millon : Il est vrai que certains mouvements de troupes bosniaques ont surpris les observateurs. Reste à savoir si les Bosniaques avaient également établi une stratégie. Le problème découle de deux éléments : une absence de chaîne de commandement unique et une confrontation à des alliances sur le terrain. A cet égard, il suffit de se rappeler notre opération d’installation des canons de 155 mm sur le mont Igman. Tout au long du transport de ces canons pour les amener à Sarajevo en partant de Split, nous avons rencontré des problèmes, non pas avec les troupes serbes, mais avec les troupes bosniaques et croates qui n’appréciaient pas cette opération. En effet, certains estimaient que les bombardements aériens étaient plus efficaces que les bombardements terrestres. On s’aperçoit qu’en fait, les bombardements terrestres du mont Igman étaient très précis et qu’on pouvait alors éviter les objectifs civils et ne toucher que les objectifs militaires. C’est pourquoi je trouve qu’il est difficile de porter des jugements a posteriori.
Pour ma part, j’aurais souhaité que le sommet franco-allemand ait été filmé. On aurait vu alors, à la réaction du Président de la République, du Premier ministre et des Ministres de la Défense et des Affaires étrangères, qu’il n’y avait aucune volonté tactique à abandonner Srebrenica. Si la France avait été seule à prendre la décision, nous serions intervenus à Srebrenica.
M. Pierre Brana : Concernant vos propos sur les troupes bosniaques, il faut quand même intégrer l’idée qu’elles avaient été désarmées en armements lourds. De ce fait, face à une armée serbe très bien équipée, leurs capacités étaient très faibles. On ne peut pas les mettre sur le même plan.
M. Charles Millon : C’est bien pourquoi je n’ai pas porté de jugement.
M. Pierre Brana : Un article du journal La Croix, paru le 10 juillet 1996, révèle qu’à l’issue de plusieurs mois d’investigation de ses journalistes, les services de renseignement français et américain auraient intercepté, dès le 17 juin 1995, c’est-à-dire quasiment un mois avant la tragédie de Srebrenica, des communications entre le général Perisic, chef d’état-major de l’armée fédérale yougoslave, et le général Mladic, les deux hommes préparant l’attaque contre Srebrenica. Avez-vous eu des informations, dans l’exercice de vos fonctions, sur cette communication ou vous élevez-vous en faux contre cet article ?
M. Charles Millon : Je ne m’élève pas en faux car je n’ai pas en mémoire cette communication. Tous les jours, je recevais une cinquantaine de télégrammes diplomatiques ou de renseignements militaires.
M. Pierre Brana : C’est un renseignement militaire lourd puisque c’était le lien entre Mladic et Perisic, c’est-à-dire entre l’armée serbe de Bosnie et l’armée fédérale de Yougoslavie, se préparant à l’attaque de Srebrenica.
M. Charles Millon : Le lien entre les deux armées était un secret de polichinelle. Je n’ai pas en mémoire ce renseignement.
Le Président François Loncle : Préparer une attaque contre une zone de sécurité est quand même un renseignement lourd.
M. Charles Millon : C’était la même chose pour Gorazde et Zepa. L’objectif des Serbes était de faire sauter toutes les enclaves. Si j’avais un jugement à porter, ce serait sur la chaîne de commandement et la coordination. Il me paraît extrêmement difficile d’aborder ce type de problèmes opérationnels avec une chaîne de commandement ONU, des troupes qui reçoivent des renseignements divers dont il est difficile de faire la synthèse, des traditions militaires différentes.
Si l’on se réfère à la guerre du Kosovo, elle a été totalement différente de celle de Bosnie. La guerre du Kosovo a été prise en main par les Américains qui ont décidé de faire des bombardements zéro mort, alors que la guerre de Bosnie a été prise en main au départ par les Européens, qui ont eu, à mes yeux, une attitude plus noble, c’est-à-dire d’intervenir sur le terrain pour essayer d’établir une paix et ne pas favoriser une épuration ethnique massive.
Le Président François Loncle : L’un des points d’accrochage, hélas, a été marqué de manière très forte par vous-même, c’est cette divergence sur l’approche de la vérité entre Néerlandais et Français.
M. Charles Millon : Sur ce point, je donne ma parole d’honneur.
Le Président François Loncle : Avouez que cela peut choquer beaucoup d’entre nous qui connaissent la capacité de ces deux pays et de leurs équipes de dirigeants à se mettre d’accord et à s’entendre. Comment expliquez-vous ce fossé dans l’approche de la vérité entre les deux thèses ?
M. Charles Millon : Je crois qu’il n’y a aucun fossé. Actuellement, la campagne politique, menée sur l’affaire de Srebrenica par des organismes et des personnes, commence à agir sur les opinions politiques. Je ne reproche pas aux Néerlandais d’avoir pris cette décision à l’époque. On ne peut juger un événement d’hier avec les yeux d’aujourd’hui. Quand les Néerlandais ont pris la décision de demander officiellement au Président Chirac et au Chancelier Kohl de ne pas provoquer une opération de frappe aérienne, c’est parce qu’ils voulaient empêcher le massacre de leurs soldats.
Je ne pense pas qu’à l’époque, le Ministre des Affaires étrangères néerlandais ait pu imaginer les massacres qui ont eu lieu soit concomitamment, soit par la suite, et qui ont été perpétrés par Mladic sur les forces bosniaques. Aujourd’hui, si vous avez une telle pression, c’est parce que la vérité est parfois difficile à porter. Pour ma part, j’étais présent au sommet franco-allemand et je peux témoigner que cela s’est passé ainsi. J’étais à côté de M. Klaus Kinkel lorsque le coup de téléphone a été passé.
Le Président François Loncle : Par rapport à cette démarche qui vous choque de vouloir accuser à tout prix la France, c’est une démarche que les Néerlandais n’ont pas suivie à l’égard de la France, alors que vous avez tendance à le faire à leur égard.
M. Charles Millon : Je ne porte aucune accusation. Si nous avions pu prévoir le drame, nous n’aurions pas eu cette position militaire et politique. L’objectif du Gouvernement néerlandais était d’éviter le massacre de son contingent. C’est pourquoi il a demandé qu’il n’y ait pas de frappe aérienne qui aurait provoqué la furie des Serbes qui se seraient probablement retournés contre le contingent hollandais. Je ne porte aucun jugement, c’est une analyse froide de la situation. Le Gouvernement néerlandais a demandé, car il ne voulait pas voir ses soldats massacrés, aux Gouvernements responsables, dont le Gouvernement français, de tout faire pour qu’il n’y ait pas de frappe aérienne.
Le Président François Loncle : Lorsque vous évoquez le refus des Néerlandais d’utiliser la force aérienne, même si vous n’aviez pas connaissance de la gravité de la situation et de l’horreur qui allait suivre, cela signifie-t-il qu’à un moment donné - les 6, 7, 8, 9, 10 ou 11 juillet - vous étiez vous-même, en tant que Ministre de la Défense et responsable français en coordination avec le Premier ministre et le Président de la République, favorable à l’intervention aérienne ?
M. Charles Millon : Je répondrai oui.
Le Président François Loncle : L’avez-vous fait savoir ?
M. Charles Millon : Bien sûr.
Le Président François Loncle : Lorsque vous l’avez vous-même fait savoir personnellement, quelles ont été les réactions ?
M. Charles Millon : Comme le Gouvernement néerlandais y était défavorable, cela ne pouvait donc pas aboutir.
Le Président François Loncle : Mais le Gouvernement néerlandais n’était pas en charge des décisions suprêmes en la matière.
M. Charles Millon : La France non plus.
Le Président François Loncle : Vous pouviez, compte tenu de la position de la France au Conseil de sécurité de l’ONU, imposer, ou du moins inspirer, une décision de manière plus haut placée.
M. Charles Millon : Le Président de la République française était favorable à une intervention.
Le Président François Loncle : A partir de quand ?
M. Charles Millon : Du sommet franco-allemand. Je l’étais d’ailleurs moi aussi à partir de ce moment-là.
Le Président François Loncle : Je vous ai cité le calendrier jour par jour. En fait, vous étiez favorable à l’intervention aérienne à partir du 11 juillet.
M. Charles Millon : Je n’y étais pas favorable avant.
Le Président François Loncle : Vous aviez donc aussi mesuré tous les risques ?
M. Charles Millon : Bien sûr. Il y a toujours des risques dans les opérations. Quand j’ai pris la décision du pont de Vrbanja avec le Président de la République, il y avait un risque évident.
Le Président François Loncle : C’est donc le 11 juillet que vous êtes favorable à une intervention aérienne, mais pas avant cette date.
M. Charles Millon : Non, pas avant, car je n’en avais pas la connaissance. Mais cela n’empêche que l’opération avait déjà été préparée par l’ONU, mais pas à la demande du Gouvernement français.
M. Pierre Brana : L’intervention aérienne aurait pu éventuellement changer le cours des choses à partir du 6 juillet, mais pas après. Le 11 juillet, c’était déjà trop tard.
M. François Lamy, Rapporteur : Les interrogations que nous nous posons concernent cette période entre le 6 et le 11 juillet. J’ai ici une note, en date du 11 juillet, de la Direction des Affaires stratégiques (DAS), qui est chargée d’étudier des options. Pour l’une d’entre elles, la DAS indique :
" L’engagement de la Force de réaction rapide sur la poche de Srebrenica ne se justifie pas d’une part, parce que la situation militaire examinée plus haut ne l’impose pas - c’est une sous-estimation de la situation - d’autre part, parce qu’il reviendrait également à disperser les moyens des forces des Nations unies sur une opération secondaire, au bénéfice stratégique de Pale et de Sarajevo. "
Je reviens à mes commentaires précédents. Il y a là une sous-appréciation de la situation de Srebrenica qui, de toute façon, ne constitue pas une priorité. C’est certes l’option d’un analyste de la Direction des Affaires stratégiques, mais n’est-ce pas en fait l’état d’esprit que l’on retrouve au niveau du ministère de la Défense et du Gouvernement français jusqu’au 11 juillet ?
M. Charles Millon : Je vous ai déjà répondu sur ce point. Effectivement nous avions plus les yeux fixés sur Sarajevo, où le contingent français était stationné, que sur Srebrenica, où il y avait le contingent néerlandais.
Source : Assemblée nationale (France)
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