(jeudi 14 juin 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Monsieur Mérimée, après avoir été ambassadeur de France en Australie, en Inde et au Maroc, vous avez représenté la France au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies, du 13 mars 1991 au 23 août 1995. Vous avez ensuite représenté la France en Italie et vous êtes ambassadeur de France.

Je vous remercie de votre présence. Comme de coutume, je vous demanderai de nous dire d’abord tout ce dont vous souhaitez nous faire part concernant la chute de Srebrenica et les événements qui se sont déroulés dans l’ex-Yougoslavie durant cette période mai-juin-juillet 1995.

M. Jean-Bernard Mérimée : Je suis heureux d’être devant vous afin de répondre à vos questions et d’essayer, dans la mesure de mes informations et de mes souvenirs, de jeter un peu plus de lumière sur un des événements les plus atroces d’une guerre qui en a vu beaucoup.

Mais auparavant, je souhaiterais faire quelques observations préliminaires. La première concerne le degré d’information dont disposait, quand j’y étais, le représentant permanent de la France auprès du Conseil de sécurité. Ces informations découlent essentiellement de trois chaînes. La première est celle de ses autorités. Le Quai d’Orsay envoie à l’ambassadeur en charge du dossier tout ce qui lui est utile de savoir. L’ambassadeur, à son tour, envoie des informations sur ce qui se passe à New York au Conseil de sécurité, et ses informations sont complétées par celles que les autres postes transmettent. Quelquefois, ces postes transmettent directement aux Nations unies à New York. Par exemple, Bruxelles, Bonn ou La Haye, en même temps qu’ils envoient leurs télégrammes au Quai d’Orsay, envoient au même instant ces mêmes télégrammes à New York. Par conséquent, on est prévenu très vite.

Parfois, cela ne se passe pas ainsi, c’est le Quai d’Orsay qui retransmet des télégrammes qui n’ont pas été envoyés directement par les postes. Cette retransmission, de temps en temps, prend quelques heures ou un jour, ce qui représente des délais importants lorsqu’on est en plein débat au Conseil de sécurité.

Il y a aussi le phénomène qui est celui de la diplomatie directe, surtout en période de crise. C’est le fait que les chefs d’Etat, les chefs de Gouvernement, les ministres, voire les hauts fonctionnaires, se téléphonent directement pour insister sur tel ou tel point, régler avec le poids politique qui est le leur telle ou telle question. Des comptes rendus existent de ces entretiens, mais ils ne sont pas toujours mis à la disposition des ambassadeurs que cela pourrait intéresser. Il y a là aussi parfois des défauts d’information.

La seconde source d’information est le Secrétariat général des Nations unies qui, lorsqu’il s’agit de dossiers brûlants comme celui des Balkans, est en contacts très étroits avec les ambassadeurs concernés, c’est-à-dire essentiellement les membres permanents du Conseil de sécurité et ceux des pays contributeurs de troupes.

Mais là nous nous heurtons à ce handicap qu’ont les Nations unies, qu’avait le Secrétariat général à l’époque - j’espère que les choses se sont améliorées -, à savoir l’absence de réel service de renseignement.

Les Nations unies ont des troupes sur place, le HCR et des observateurs qui peuvent rendre compte, mais il n’y a pas de possibilité d’écoutes radiophoniques des différents ordres d’une armée, ni d’observations satellitaires, ce qui est très important. A l’époque, il n’y avait guère que les Etats-Unis qui pouvaient disposer de ces informations par satellite. Mais vous savez que les Etats-Unis donnent ces informations à leurs alliés au moment et de la façon dont ils estiment que c’est utile, c’est-à-dire plus ou moins complètement. C’est la règle du jeu, mais là aussi, de temps à autre, il y a des déficits d’information, en tout cas au niveau du Secrétariat général.

La troisième source d’information, ce sont les collègues, les autres ambassadeurs qui ont des informations et se les communiquent. A force de travailler ensemble, il existe entre les ambassadeurs, notamment des pays membres permanents du Conseil de sécurité, un certain degré de confiance, par conséquent on se transmet des informations. J’en recevais beaucoup de l’ambassadeur d’Angleterre, les diplomates anglais ayant l’avantage sur nous, diplomates français, que l’information circule beaucoup plus vite chez eux car elle circule non seulement verticalement, mais aussi latéralement. A titre d’exemple, lorsqu’il y a un compte rendu suite à une conversation entre ministres, le preneur de notes transmet le compte rendu directement, immédiatement et sous sa responsabilité, sans le soumettre aux différents interlocuteurs. Ainsi, dans l’heure qui suit, la plupart des ambassadeurs concernés, dont l’ambassadeur d’Angleterre, reçoivent l’information, ce qui leur assure un avantage certain.

Je vous ai expliqué cela avec quelques longueurs, ce dont je vous prie de m’excuser, pour préciser exactement la situation du représentant permanent à New York. Il est bien informé, mais il y a des lacunes. C’est la raison pour laquelle je répondrai aux questions qui, essentiellement, porteront sur New York, sur ce qui s’est passé à New York, l’environnement de New York, ce que l’on pouvait savoir étant à New York.

La seconde observation, c’est que pour la mission permanente de la France à New York, Srebrenica n’était pas, et de loin, au premier plan des préoccupations parce que c’était essentiellement Sarajevo, la zone où étaient localisés les soldats français. C’est là qu’ils essayaient d’accomplir leur mission, qu’éventuellement ils étaient tués. C’est donc la situation que je suivais en priorité, en liaison avec Kofi Annan, alors chef du Département des opérations de maintien de la paix.

La chute de Srebrenica a eu, au Conseil de sécurité, un grand retentissement car c’était la première fois qu’une zone de sécurité était envahie par l’armée serbe, au mépris de toutes les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, et tombait. L’existence de massacres ne sera connue qu’un certain temps après, le 10 août. Madeleine Albright, alors représentante des Etats-Unis auprès du Conseil de sécurité, fait état, devant le Conseil de sécurité mais en réunion informelle, dans la petite salle, d’indications, tirées notamment de photographies de satellites, montrant qu’il y a des charniers et que quelque chose s’est passé.

Au début de septembre, dans un rapport au Conseil de sécurité, le Secrétaire général évoque la possibilité de massacres à Srebrenica, et une enquête est ouverte. Le 11 octobre, le Secrétariat général rend compte de l’absence de progrès dans cette enquête, portant sur le sort des 8 000 hommes. Enfin, le 29 novembre - c’est vous dire à quel point les choses vont lentement - un rapport du Secrétaire général confirme l’existence de massacres sur une grande échelle.

A New York, au moment où j’y étais et où cela se passait, à mon niveau, il était difficile d’avoir des informations officielles, voire officieuses, sur l’existence de massacres. La question immédiate qui se pose est la suivante : Pouvait-on prévoir ces massacres ? Selon moi et dans l’état actuel de ce que je connais, la réponse est négative.

Je voudrais faire une digression, à ce sujet. La notion de nettoyage ethnique est la traduction d’un concept anglo-saxon " Ethnic Cleansing " qui, comme un certain nombre de concepts anglo-saxons, est ambigu et vague. Nettoyage ethnique peut vouloir dire plusieurs choses. Cela peut vouloir dire déplacement de population. On crée des ensembles ethniquement homogènes, on envoie une minorité rejoindre, au-delà des frontières, le groupement principal de son ethnie ou de son peuple. Ce sont des procédés dont le XXe siècle n’a pas été avare.

Nettoyage ethnique peut aussi vouloir dire déplacement de population avec, ce que l’on appelle pudiquement, des exactions, c’est-à-dire des meurtres et des viols. Cela peut vouloir dire déplacement de population avec des massacres, c’est-à-dire des meurtres sur une grande échelle. Cela peut enfin vouloir dire des massacres, c’est-à-dire la solution définitive, on tue les gens sur place, on ne les déplace pas.

Au début de l’assaut contre Srebrenica, je vous rappelle qu’on ne savait pas si les Serbes allaient vraiment continuer, c’est-à-dire prendre toute la zone de sécurité ou bien s’ils menaient une opération ponctuelle destinée, par exemple, à nettoyer le secteur des troupes bosniaques qui s’y trouvaient. Au début de l’opération, il me semble qu’il était difficile de prévoir qu’il y aurait des massacres de cette ampleur. Il était logique et cohérent de penser qu’il y aurait des déplacements de population, accompagnés de meurtres et de viols, parce que c’était généralement ce que les Serbes faisaient. Mais aller plus loin, il aurait fallu, à ce moment-là, disposer d’interceptions d’ordres, de quelque chose de concret, évidemment pas d’ordres écrits parce que, dans ces circonstances, il n’y a jamais d’ordre écrit, mais de quelque chose d’assez tangible permettant de penser que les Serbes avaient décidé d’aller plus loin que ce qu’ils faisaient généralement.

En d’autres termes, Monsieur le Président, et ce sera ma conclusion, je pense qu’il faut se garder de la tentation de reconstruire la marche des événements a posteriori, c’est-à-dire que sachant comment l’opération a tourné et quelles ont été ses conséquences, en déduire qu’on pouvait prévoir ces conséquences dès le début. Je crois encore une fois qu’à moins d’avoir ces éléments précis que j’évoquais, il n’était pas possible de le faire. Voilà ce que je souhaitais dire dans mon introduction. Je suis prêt maintenant à répondre à vos questions.

Le Président François Loncle : Merci beaucoup, Monsieur l’Ambassadeur. Je vais donner la parole immédiatement à notre co-Rapporteur.

M. François Léotard, Rapporteur : J’ai quatre questions à vous poser. La première porte sur la réunion du Conseil de sécurité du 24 mai, réunion au cours de laquelle le général Janvier est venu déposer. Nous sommes là environ deux mois avant le drame. Le général Janvier a évoqué notamment deux hypothèses, le durcissement du mandat et l’éventuel abandon des zones de sécurité. Etes-vous intervenu vous-même ce jour-là et sur quelles instructions ? Pouvez-vous vous souvenir de ce qu’était la position du Quai d’Orsay et de sa liaison avec le ministère de la Défense et l’ONU, pour savoir si ces deux hypothèses - le durcissement du mandat et l’abandon éventuel des zones de sécurité - avaient votre assentiment et celui de la diplomatie française ?

La deuxième question est plus vaste. Dans tous les débats qui ont eu lieu au Conseil de sécurité sur les zones de sécurité, la protection des civils a-t-elle été une des interrogations ? Nous avons été très étonnés de voir que, dans un télégramme du général Janvier ainsi que de Kofi Annan, l’adjectif " secondary " est utilisé pour parler de la protection des civils. Il dit explicitement que le rôle des forces intervenant sur le terrain est d’abord de se protéger elles-mêmes, la protection des civils étant qualifiée de secondaire. Avez-vous eu des débats sur ce sujet ? C’est quand même quelque chose d’assez préoccupant, car le message donné par la zone de sécurité à ces populations était un message de protection.

La troisième question concerne votre jugement sur le mélange très complexe chapitre VI et chapitre VII, tout au long de la crise. En d’autres termes, on fait des résolutions chapitre VI, mais la situation sur le terrain est chapitre VII et, quelquefois, certaines résolutions sont chapitre VII. En votre qualité de diplomate et d’expert de l’Organisation des Nations unies, et au travers du rapport de Kofi Annan qui reconnaît aussi cette complexité, quelle est votre analyse ? Etiez-vous plutôt pour l’application du chapitre VII ? Par ailleurs, ne pensez-vous pas qu’une confusion est née dans les instructions données aux uns et aux autres ?

Enfin dernière question, elle vient de votre propos liminaire, je suis très frappé que vous n’ayez eu connaissance que le 10 août, soit un mois après, de la réalité des massacres. Vous le dites, c’est bien sûr pour nous argent comptant, mais je suis très frappé de cela. N’y avait-il aucun élément d’information, entre le 11 juillet et le 10 août, parvenant à New York sur l’assassinat de plusieurs milliers de civils ? C’est tout à fait inquiétant.

M. Jean-Bernard Mérimée : Sur la première question, c’est-à-dire la réunion du Conseil de sécurité du 24 mai devant laquelle le général Janvier a rendu compte de ce qui se passait et de ce qu’il proposait de faire, étant donné les difficultés auxquelles se heurtait la mission qui avait été confiée aux troupes des Nations unies par le Conseil de sécurité, le général Janvier a effectivement proposé les deux options dont vous faisiez état.

Pour autant que je me souvienne, j’ai pris la parole pour, en tout cas, soutenir le général Janvier dans le propos qui était le sien, à savoir de dire que cela ne pouvait pas continuer ainsi. Il était clair que ce général et les troupes qu’il commandait étaient dans une situation intenable, impossible : un mandat relativement vague et des moyens très limités.

Je rappelle qu’à ce moment-là et sous le Gouvernement de l’époque, il n’était pas question de faire la guerre aux Serbes. D’ailleurs, ce n’était pas uniquement pour le Gouvernement français que cette limite était posée. D’une façon générale, tous les Gouvernements qui avaient des troupes sur place ne souhaitaient pas s’engager dans une véritable guerre, avec une armée serbe bien équipée et bien entraînée. On n’était pas là pour cela.

De leur côté, les Américains étaient effectivement tout à fait d’accord pour se battre jusqu’au dernier soldat de l’ONU et jusqu’au dernier centime des contributions qu’ils ne payaient pas. Mais les pays contributeurs de troupes qui étaient sur place - et nous avions à l’époque un contingent très important - ne tenaient pas tellement à s’engager dans des actions qui auraient été des actions de guerre et qui, inévitablement, auraient été dirigées contre les Serbes.

Cet entraînement était souhaité par le côté bosniaque. En effet, tout le jeu du Gouvernement bosniaque - jeu légitime d’ailleurs - était d’entraîner et les Nations unies et l’OTAN à prendre partie, sinon ils ne pouvaient pas vaincre les Serbes. D’ailleurs, la suite de l’histoire l’a montré. A partir du moment où l’état d’esprit et le Gouvernement français ayant changé, il y a eu volonté d’en découdre, ce que traduisait l’envoi des canons de 155, les fortes ripostes et les bombardements, la situation a fondamentalement changé, et les Serbes ont dû reconnaître leur défaite.

Mais ce n’était pas le moment où commandait le général Janvier. Le général Janvier était ligoté par un certain nombre de considérations, ses mandats imprécis, les recommandations des Gouvernements dont les troupes étaient sur place et qui souhaitaient assurer la sécurité de leur personnel. Il était donc venu devant le Conseil de sécurité pour indiquer que cela ne pouvait pas durer. Il me semble me souvenir qu’à ce moment-là, je l’avais appuyé pour dire qu’effectivement il convenait de faire quelque chose, d’y réfléchir. Les deux hypothèses sont également peu agréables : difficile de se retirer et, avec un mandat plus dur, on franchit un pas. Néanmoins, on ne pouvait pas rester dans la situation actuelle.

Concernant la protection des civils, à savoir si elle a été considérée, au niveau du Conseil de sécurité, comme secondaire, je crois qu’on ne peut pas dire que cela a été le cas, en tout cas au niveau du Conseil de sécurité. La meilleure preuve en est que des zones de sécurité ont été créées par le Conseil de sécurité, sur l’initiative de l’Ambassadeur du Venezuela. Tous les pays non-alignés voulaient absolument intervenir, faire quelque chose pour protéger les Bosniaques, etc.

M. François Léotard, Rapporteur : Plus qu’à l’initiative de la France ?

M. Jean-Bernard Mérimée : Je vous parle de tout à fait au début. C’est une idée qui a été lancée et que la France a repris. Ce n’était pas l’ambassadeur du Venezuela qui pouvait la faire aboutir. Ce concept des zones de sécurité était destiné à protéger les civils. Il est évident que les différents Gouvernements n’y sont allés qu’avec réticence, car tout le monde se rendait bien compte que ces zones de sécurité étaient là aussi une formule ambiguë, difficile à mettre en _uvre.

Si c’étaient des zones qu’il fallait défendre à tout prix, isolées de toute opération militaire, cela demandait des moyens, que tout simplement les différents Gouvernements ne voulaient pas fournir.

Il me semble que Boutros Boutros-Ghali avait demandé 36 000 hommes de plus, à l’époque. C’était donc un effort très important qu’encore une fois, tout le monde n’était pas prêt à faire, surtout ceux qui faisaient déjà l’essentiel de l’effort, c’est-à-dire les Français et les Anglais. Les zones de sécurité ont donc été décidées un peu à contrecoeur par le Conseil de sécurité, mais précisément parce qu’on pensait, au Conseil de sécurité, qu’on ne pouvait pas faire abstraction de la sécurité de la protection des civils, et qu’il fallait faire quelque chose, même si c’était très imparfait.

Je ne savais pas que le général Janvier avait utilisé cet adjectif " secondary ", c’est possible, mais il ne m’a jamais donné, dans ses dépositions, l’impression que pour lui, cela n’avait pas d’importance. Cela étant, pour un chef militaire sur le terrain, une des préoccupations essentielles est la sécurité de ses hommes.

S’agissant du mélange des résolutions sous chapitres VI et VII, il y a eu effectivement là une incohérence assez remarquable. Les résolutions 819 et 824 sur la création des zones de sécurité ne sont, sous le chapitre VII, que pour ce qui concerne la sécurité des personnels de l’ONU et pas la sécurité des civils. En d’autres termes, il n’y avait pas de concept d’imposition de la force pour la protection des zones de sécurité lorsque ces zones de sécurité ont été créées par le Conseil de sécurité.

Toutes les résolutions du Conseil de sécurité ont force obligatoire, mais simplement celles sous le chapitre VI ne peuvent pas être appliquées par la force s’il y a réticence à les appliquer et celles du chapitre VII peuvent l’être, d’où la gravité de l’invocation du chapitre VII devant le Conseil de sécurité. Cela signifie que, si les parties en question ne veulent pas obéir au Conseil de sécurité, on peut prendre tous les moyens -coercition, blocus, moyens militaires, etc.- pour les amener à résipiscence. Mais la plupart des résolutions passées à l’époque étaient effectivement sous chapitre VI, ou chapitre VII lorsqu’il s’agissait de la sécurité des personnels. Il est exact que cela entraînait un certain flou sur le mandat et ne rendait pas les choses très faciles à gérer.

Votre dernière question est de savoir si, de juillet à août, on n’a vraiment eu aucune information précise sur les massacres. Je peux dire qu’à mon niveau, non. Pour être totalement exact, j’étais parti en vacances quelque temps, à partir du 5 ou 6 août, mais non, il n’y avait aucune information précise. J’essaie de me rappeler mes conversations avec Madeleine Albright. Il y avait quelques soupçons, bien entendu, parce qu’on voyait qu’étaient arrivés les femmes et les enfants, mais pas les hommes en état de porter les armes. Il devait donc se passer quelque chose. Mais ces hommes étaient-ils dans des camps, prisonniers quelque part, ou étaient-ils tués ? En tout cas, je précise de nouveau, pour ce qui me concerne, je ne le savais pas.

M. François Lamy, Rapporteur : J’aurais également quatre questions, la première question d’ordre général. Vous avez évoqué le changement de Gouvernement et de Président de la République. A votre niveau, avez-vous senti un véritable changement d’orientation, en ce qui concerne le conflit yougoslave, et comment cela s’est-il traduit, y compris en termes de demandes du Quai d’Orsay vis-à-vis de vous ? Concrètement, avez-vous senti un changement net entre la période que vous avez vécue de mars 1991 à mai 1995 et la période mai et août 1995 ?

Ma deuxième question concerne cette fameuse rencontre entre le général Janvier et le général Mladic, le 4 juin 1995. Le général Janvier a envoyé un fax de compte rendu au Secrétariat général des Nations unies. Je voulais savoir si vous en aviez eu connaissance et si vous aviez eu l’occasion d’en discuter, soit avec les autres ambassadeurs du Conseil de sécurité ou avec le Secrétariat général de l’ONU.

Troisième question, vous avez parlé des nombreuses exactions et de la politique de nettoyage ethnique en Yougoslavie, en disant fort justement qu’il était logique, à partir du moment où il y avait action militaire, qu’il y ait eu forcément des déplacements de population. J’ai déjà posé plusieurs fois cette question, notamment aux responsables politiques. Quel était l’état d’esprit de vos homologues aux Nations unies concernant la chute de Srebrenica ? En d’autres termes, on ne pouvait pas prévoir qu’il y aurait un massacre organisé ; en revanche, on pouvait bien prévoir qu’il y aurait des déplacements de population. Est-ce qu’en fait cela n’arrangeait pas tout le monde ? On savait très bien que ces enclaves étaient peu défendables et qu’en plus, elles étaient un obstacle à un aboutissement d’une négociation politique avec les Serbes et que, après tout, la chute de Srebrenica pouvait finalement un peu arranger tout le monde.

Quatrième question. A votre niveau, y a-t-il eu, sur instruction du quai d’Orsay, des discussions avec vos partenaires sur une éventuelle reprise de l’enclave, après le 11 juillet ?

M. Jean-Bernard Mérimée : Je vais essayer de répondre à vos questions. Pour ce qui est du changement d’orientation, après le changement du Président de la République, la réponse est oui. Il y a eu un changement d’orientation très net. Le nouveau Président, M. Chirac, a immédiatement fait connaître sa volonté de ne pas laisser humilier l’armée française et les troupes de l’ONU, et donc de riposter énergiquement. Cela a été la fameuse reprise du pont, à un moment donné, puis surtout la création de la Force de réaction rapide, après le sommet de Halifax.

J’ai constaté, à partir de ce moment-là, que les choses avaient changé. C’était très clair. Il fallait répondre et ne pas hésiter à engager le combat si on était provoqué. Il fallait mettre en action tous les moyens militaires dont on pouvait disposer pour accomplir le mandat de l’ONU. C’est l’état d’esprit qui a changé d’une façon importante.

Je vous ai dit auparavant que, jusque-là, il ne s’agissait pas de faire la guerre aux Serbes. Après, dans la mesure où les Serbes provoquaient, on pouvait faire la guerre aux Serbes, non pas engager une guerre au sens plein du terme, mais s’il y avait action militaire des Serbes, répondre de la même façon et répondre même avec beaucoup d’énergie et des moyens ultra-puissants. Cela est clair. J’en ai eu tout de suite la répercussion, ne serait-ce que par le genre de résolutions qu’on m’a demandé de faire adopter, la première étant celle qui a créé la Force de réaction rapide.

Pour ce qui est de la rencontre entre le général Janvier et le général Mladic et le fax qui a été envoyé au Secrétaire général des Nations unies, je n’ai pas souvenir. Je ne peux pas témoigner en disant qu’on n’en a pas parlé. Je dis simplement que je n’en ai pas de souvenir pour l’instant, mais cela me reviendra peut-être. Autant je vois bien le général Janvier devant le Conseil de sécurité, autant là cela ne me dit rien.

Le Président François Loncle : Je vous interromps. Que vous ne vous souveniez pas du télégramme du général Janvier, on peut le comprendre. Mais aviez-vous entendu parler à un moment quelconque, et par d’autres, d’une éventuelle négociation otages contre absence de frappes ?

M. Jean-Bernard Mérimée : Pas au niveau du Conseil de sécurité. Je n’en ai pas entendu parler à ce moment-là.

Le Président François Loncle : Mais n’aviez-vous pas des informations venant de France ?

M. Jean-Bernard Mérimée : Je n’avais pas d’informations venant de France à ce sujet. Je ne dis pas que cela s’est déroulé ou pas déroulé, je n’en sais rien. Je dis simplement que, pour ce qui est de moi-même au Conseil de sécurité, je n’en avais pas connaissance.

La chute de Srebrenica a eu un grand retentissement, car c’était la première fois qu’une zone de sécurité tombait. C’était un défi aux Nations unies, donc au Conseil de sécurité qui avait adopté les résolutions créant ces zones de sécurité.

Concernant les déplacements de population et le fait de savoir s’ils n’arrangeaient pas tout le monde, encore une fois, il faut distinguer ce qui se passe avant et après, et le résultat de ce qui s’est passé. Ce qui se passe avant, là non plus, dans mes conversations avec les ambassadeurs d’Angleterre, des Etats-Unis, et même M. Sacirbey, l’ambassadeur de Bosnie, qui était extraordinairement actif, il n’en est pas question. Mais il est vrai que Sacirbey disait tellement de choses qu’on en prenait et qu’on en laissait. Il faisait flèche de tout bois, c’était un excellent représentant de son pays, mais très souvent, il en rajoutait. Donc on attendait confirmation de ce qu’il disait.

Les déplacements de population, une fois qu’ils ont été faits, ont peut-être arrangé les gens, mais était-ce un élément de certaines négociations qui aurait amené au fait que Srebrenica devait être abandonnée sans combat, pour ma part, je ne le pense absolument pas. Il est certainement curieux - et on s’est posé la question - de savoir pourquoi le Gouvernement bosniaque, qui avait des forces sur place, n’a pas défendu Srebrenica. C’était une question que l’on pouvait se poser. Mais la disproportion des forces en présence, néerlandaises d’une part, serbes de l’autre, était telle que l’on ne pouvait pas songer à blâmer les gens de ne pas s’être battu jusqu’au dernier soldat.

Y a-t-il eu des discussions sur la reprise de l’enclave ? Oui, je me souviens très bien de consultations avec Madeleine Albright notamment, les principaux ambassadeurs concernés, le Groupe de contact plus l’Italie. Là, il y a eu une grosse discussion, et le résultat unanime, après la discussion, était qu’il n’était pas possible de reprendre Srebrenica par la force. Même le représentant américain, Madeleine Albright, qui à l’époque était très allante - qui l’a toujours été d’ailleurs - et préconisait des solutions de vigueur, robustes comme elle disait, a fini par admettre qu’il n’était pas possible de reprendre Srebrenica.

M. François Lamy, Rapporteur : Quelles étaient vos instructions à ce moment-là du Quai d’Orsay ? Quel est le point de vue que vous avez défendu ?

M. Jean-Bernard Mérimée : C’était qu’on ne pouvait pas laisser faire les choses et que la France était disposée à mettre tous les moyens à sa disposition pour, si l’ensemble des Gouvernements concernés en décidaient ainsi, faire une action militaire visant éventuellement à reprendre Srebrenica. Mais le consensus général a été qu’il n’était pas possible de le faire. La France avait aussi une position très allante. J’ai dit, mais je ne me souviens plus des termes exacts : La France, pour sa part, est disposée à mettre tous les moyens dont elle dispose si une telle action devait être décidée.

Le Président François Loncle : Vous avez, à juste titre, évoqué le virage dans la politique française, survenu au moment de mai 1995. N’y a-t-il pas un paradoxe entre le fait de dire qu’on va faire la guerre aux Serbes et que la catastrophe se produise deux mois plus tard ?

Par ailleurs, tout au long des discussions que vous avez eues sur le concept de zone de sécurité aux Nations unies -le terme même d’enclave est évocateur de beaucoup de dangers- ces zones de sécurité voulues par la France, suggérées par d’autres, n’étaient-elles pas finalement une fausse bonne idée ? Au long de cette période, ne s’est-on pas posé la question des pièges que pouvaient constituer ces zones de sécurité ?

M. Jean-Bernard Mérimée : Vous avez parlé de paradoxe entre l’attitude vigoureuse du Gouvernement français et le fait que Srebrenica soit tombée. Il n’y a pas de paradoxe si l’on considère le déroulement des opérations, c’est-à-dire que les choses se sont passées très vite. Il n’y a presque pas eu de temps pour réagir. Les théâtres d’opération n’étaient quand même pas immenses. Srebrenica est tombée très vite, et ensuite il a fallu savoir ce qu’il fallait faire pour réagir à cette action.

C’est alors que la France s’est, comme je l’ai indiqué, dite disposée à mettre en _uvre tous les éléments qu’elle pouvait avoir pour une action militaire destinée à reprendre Srebrenica. Mais encore une fois, si mes souvenirs sont exacts, la Force de réaction rapide n’était pas, à l’époque, totalement opérationnelle. Elle n’était pas parvenue sur le théâtre des opérations, il y a eu beaucoup de difficultés pour traverser le territoire croate. La zone de sécurité se trouvait réduite, pour sa défense, aux forces néerlandaises. Cela s’est passé très vite, et il n’y a eu pas le temps de concentrer les troupes et d’essayer de défendre la zone de sécurité.

Vous dites que ce concept de zone de sécurité pouvait apparaître comme une bonne fausse idée. Je suis tout à fait de votre avis. C’est d’ailleurs ce que le Conseil de sécurité a ressenti parce que si on fait quelque chose pour protéger les opérations civiles, si on crée des enclaves afin d’assurer une certaine sécurité, afin que la guerre ne pénètre pas jusque là, il faut avoir les moyens de faire appliquer ces dispositions prises. Or cela a toujours été le grand drame, au cours de ce conflit. On a demandé aux Nations unies de faire beaucoup plus que ce que ne permettaient les moyens qu’on mettait à leur disposition.

Vous savez très bien que lorsqu’on dit que les Nations unies ont fait ceci ou cela, ou qu’il y a vraiment une déficience des Nations unies dans telle ou telle affaire, ce ne sont pas les Nations unies, ce sont essentiellement les Gouvernements composant les Nations unies qui veulent ou qui ne veulent pas mettre à leur disposition des moyens financiers ou militaires. Ensuite, l’opération peut être menée avec quelques imperfections par le Secrétariat général et le système militaire des Nations unies, mais essentiellement les Nations unies, qu’est-ce que c’est sinon l’agglomération des Etats qui les composent.

Mme Marie-Hélène Aubert : Je souhaitais revenir sur la réunion du 24 mai du Conseil de sécurité, devant laquelle le général Janvier s’est exprimé. Vous avez évoqué, de façon assez floue, ce qui a été dit à ce moment-là. Existe-t-il un compte rendu de cette réunion du Conseil de sécurité et est-il possible de l’obtenir ? Par ailleurs, pouvez-vous être plus précis sur ce qu’a dit et proposé le général Janvier et ce que vous, vous aviez comme instructions ? Quelle était la position de la France sur l’avenir des zones de sécurité, le regroupement des forces de la FORPRONU, le renforcement du mandat ? A l’issue de cette réunion, des décisions ou des perspectives de décision ont-elles été prises ? J’aurais aimé avoir des précisions sur cette réunion.

Le Président François Loncle : Je souhaite intervenir. Nous sommes demandeurs de ce compte rendu, et les lettres que nous adressons, par l’intermédiaire de M. Guéhenno, aux Nations unies sont en cours. Nous avons reçu des documents hier, mais nous ne sommes pas satisfaits de l’ensemble, c’est-à-dire qu’il nous manque encore des pièces et qu’il faut réécrire sur un ton plus ferme. Nous avons reçu les documents suivants : rapport de la mission du Conseil de sécurité d’avril 1993, mémorandum de la France du 19 mai 1993, rapports du Secrétaire général en date du 9 mai 1994 et du 30 mai 1995, procès-verbal de la réunion du Conseil de sécurité du 12 juillet 1995 et lettre du 13 juillet 1995 du chargé d’affaires de Bosnie-Herzégovine. Mais nous n’avons pas le compte rendu du 24 mai par exemple, et il nous manque d’autres pièces.

Ce matin même, j’ai signé une lettre pour demander à nos interlocuteurs des Nations unies, en particulier nos interlocuteurs français, d’essayer d’être plus généreux. Nous sommes confiants.

Mme Marie-Hélène Aubert : Ma deuxième question concerne un mémorandum que la France a remis au Groupe de contact le 26 mai, là aussi en faisant un certain nombre de propositions sur le regroupement de la FORPRONU, sur l’avenir des deux zones de sécurité, en particulier celle de Srebrenica. Pouvez-vous nous donner des précisions sur ce point ? Globalement, quelles étaient les instructions officielles que vous aviez de la France sur ces questions ?

Enfin, lors de la chute de Srebrenica, si je me réfère à un compte rendu d’une réunion du Conseil de sécurité du 12 juillet, je suis étonnée qu’il n’y ait eu aucune discussion ou inquiétude sur le sort des populations civiles et de ces milliers d’hommes disparus. Notamment les représentants hollandais nous ont fait part d’envois d’observateurs, de propositions. Il y avait tout de même une inquiétude. Il y avait aussi des témoignages manifestes qui remontaient de militaires, d’ONG ou de civils, faisant état de massacres et d’exactions. Je ne comprends pas que personne n’en ait parlé au Conseil de sécurité, que cela n’ait pas été évoqué et qu’aucune initiative n’ait été prise. Cela paraît difficilement imaginable.

M. Jean-Bernard Mérimée : Je voudrais faire une incidente. Vous parliez de la réunion du 12 juillet du Conseil de sécurité. Cela me revient en mémoire, le 12 juillet, la résolution 1004 a été adoptée. Au cours de cette séance, j’ai pris, au nom de la France, une position qui était que nous préconisions de reprendre la zone par la force et nous étions prêts à le faire, si le Conseil de sécurité nous en donnait le mandat. C’est la position qu’a prise la France, au cours de cette réunion du 12 juillet du Conseil de sécurité.

Pour ce qui est du compte rendu de la séance du Conseil de sécurité devant lequel s’est exprimé le général Janvier, ce compte rendu existe et vous le recevrez sûrement, mais ce n’est pas en mon pouvoir de vous le donner.

Quels ont été les propos du général Janvier lors de cette réunion ? Ai-je des souvenirs plus précis que ce que j’ai dit ? Le général Janvier a essentiellement fait un constat d’échec : " Il n’y pas de progrès politique parce qu’il n’y a pas de coopération des parties ; les opérations militaires continuent ; la situation de la force de protection des Nations unies se dégrade ; par conséquent, la situation ne peut pas durer. Il faut qu’il y ait retrait -que l’on pouvait envisager- ou bien réduction des forces et redéploiement sur des missions clairement définies. En d’autres termes, on ne peut pas tout faire, on n’a pas suffisamment de moyens. Le Conseil de sécurité doit me dire, d’une façon précise et plus limitée, ce que je dois faire. "

Il y a eu des considérations sur la force de protection des Nations unies. Le général Janvier estimait qu’elle était l’enjeu du combat entre les parties, qu’elle était utilisée par elles comme otage, soit otage potentiel par les Serbes et bouclier par les Bosniaques, que les zones de sécurité servaient de base arrière aux troupes bosniaques qui, a-t-il dit, étaient en nombre suffisant pour les défendre. Il estimait que, dans ces conditions, il était très difficile, aux forces des Nations unies, de défendre militairement les zones de sécurité, car cela n’aurait pas manqué d’apparaître, dans la mesure où elles servaient de base arrière aux troupes bosniaques, comme une intervention en faveur des Bosniaques, comme une prise de position, comme une espèce d’entrée dans la guerre qui, de toute façon, allait excéder le mandat qui avait été donné aux Nations unies par le Conseil de sécurité.

Voilà essentiellement ce qu’a dit le général Janvier. Pour ma part, j’ai insisté, comme je l’ai dit, sur le fait que j’appuyais le général Janvier dans son propos consistant à dire qu’il n’était pas possible de continuer avec une telle situation. Ensuite, la discussion s’est engagée sur le fait de savoir ce qu’il convenait de faire. Il était difficile de se retirer, mais d’un autre côté, beaucoup de Gouvernements concernés n’étaient pas favorables au fait de renforcer le mandat des Nations unies et de changer la disposition des choses sur le terrain. Encore une fois, le Conseil de sécurité, divisé, ne sachant trop que faire, s’est réfugié dans le statu quo.

Mme Marie-Hélène Aubert : Aviez-vous des instructions précises émanant d’institutions politiques de la France sur ce point de défendre soit le renforcement des moyens militaires pour que la protection de l’enclave soit assurée, soit à l’inverse, de prévoir un retrait ?

M. Jean-Bernard Mérimée : Je ne me rappelle pas avoir eu des instructions extrêmement précises sur ce qu’il convenait de faire, sinon d’appuyer l’analyse du général Janvier disant que la situation n’était pas satisfaisante.

Mme Marie-Hélène Aubert : Il n’y avait donc pas de propositions de la France à ce sujet ?

M. Jean-Bernard Mérimée : Il a dû y avoir quelque chose, mais je ne m’en souviens pas précisément parce que, encore une fois, à ce moment-là, la position du Gouvernement français n’était pas une position tranchée. Elle était d’essayer de faire quelque chose, mais de ne pas s’engager dans un conflit. Fatalement, dans ce genre de situation, vous ne pouvez pas procéder par grandes décisions définitives et tranchées.

Pour ce qui est de votre difficulté à croire que le Conseil de sécurité ne pouvait absolument pas se douter de ce qui se passait, c’est-à-dire des massacres, en fait de ce qui s’était passé car les massacres avaient eu lieu, c’est ainsi. Ce n’est pas tellement étonnant quand vous vous replacez dans les conditions de l’époque.

Comme je vous l’ai dit, les ambassadeurs qui composent le Conseil de sécurité ont plusieurs sources d’information, mais étant donné que les Nations unies sont un lieu où courent toutes les rumeurs, où toutes les désinformations sont mises en oeuvre, les ambassadeurs sont obligés de ne se fonder que sur des éléments précis et des informations impartiales.

Je ne dis pas que les informations venant d’ONG ou d’observateurs sur place soient partiales, mais elles doivent être confirmées, à un moment donné, par une enquête d’une institution en laquelle, par définition, nous avons confiance à l’ONU, c’est-à-dire le Secrétariat général. Autrement, on peut croire une personne ou une autre, elles disent des choses différentes. A qui faut-il se fier ? Ce n’est pas évident, et il faut se rendre compte aussi de la confusion sur le terrain.

Comme je l’ai dit, qu’il y ait eu des meurtres et des viols, il était évident que cela devait se faire. Mais s’agissant de massacres systématiques, rassembler les gens dans une enceinte, dans un stade et les massacrer, on ne disposait pas d’éléments réels, on ne le savait pas. Ensuite, petit à petit, cela a commencé à transpirer. Je vous ai parlé de la réunion avec Madeleine Albright, mais elle ne nous a fait part de ces informations qu’un mois après, donc voyez le temps que cela a mis, pour ce qui est des Nations unies, avec tous les moyens d’information dont elles disposent, la possibilité de confirmer les rumeurs ou les informations du terrain par des photos satellites. Cela a pris un mois.

Peut-être des gens sur le terrain, des représentants d’ONG par exemple, ont dit que quelque chose se passait. Ils en ont prévenu leurs autorités ou le quartier général qui auraient dû, alors, en rendre compte au Secrétariat général aux Nations unies. Cela s’est peut-être passé, mais en tout cas, ce n’est pas arrivé au niveau du Conseil de sécurité.

Mme Marie-Hélène Aubert : A propos des photos satellites, pensez-vous que les représentants américains disposaient d’informations au moment où cela s’est passé ? En effet, lorsque vous dites que Madeleine Albright vous a transmis des informations qu’elle avait, cela laisse supposer que les Américains avaient des informations.

M. Jean-Bernard Mérimée : Au moment où cela s’est passé, je n’en sais rien. Ses informations se fondaient sur des photos satellites de charniers. S’il y avait des charniers, on pouvait supposer qu’il y avait eu massacres. C’est ce sur quoi cela se fondait. Les Américains ont peut-être eu des informations dans les quinze jours et les ont gardées pour eux, le temps de les vérifier. Rappelez-vous les soi-disant charniers en Roumanie et qui finalement se sont révélés n’être pas des charniers.

Mme Marie-Hélène Aubert : Il y avait quand même eu des précédents.

M. Jean-Bernard Mérimée : Bien sûr. Encore une fois, personne ne pensait que les Serbes étaient des enfants de choeur. On était sûr qu’ils allaient tuer et violer. Mais dans quelle proportion, personne à l’époque, à moins d’être sur place et d’y assister, ne pouvait réellement le dire. Je sais qu’a posteriori, cela peut paraître difficilement croyable, mais telle était la situation.

Le Président François Loncle : Pour vous donner le degré d’information qui pouvait être celui des responsables à New York, le 12 juillet 1995, Madeleine Albright déclarait en conclusion de son intervention devant le Conseil de sécurité : " En terminant, je saisis l’occasion pour féliciter le contingent hollandais qui était auparavant basé à Srebrenica. Les Casques bleus hollandais ont établi une norme en matière de courage et de dévouement envers les civils en Bosnie. On s’en souviendra longtemps. "

M. François Léotard, Rapporteur : Monsieur l’Ambassadeur, vous êtes incontestablement un témoin très privilégié de tout ce qui s’est passé en Yougoslavie, dans le cadre des Nations unies. Il se trouve que, dans la période de votre mandat, la France a été très active au Cambodge, en Somalie, au Rwanda et en Yougoslavie. C’est probablement le pays qui a eu le maximum de forces et qui est le plus intervenu dans des missions à caractère militaro-humanitaire. Ensuite, ce sont successivement deux Français, sauf erreur de ma part, qui ont succédé à Kofi Annan, à la tête du Département des opérations de maintien de la paix, l’actuel étant un de vos collègues, M. Guéhenno.

Ma question s’adresse à la fois à l’ambassadeur et au citoyen d’aujourd’hui. Existe-t-il une doctrine française, à partir de cette expérience très riche de notre pays en ce domaine, qui pourrait contribuer au travail qu’a engagé M. Brahimi et qu’engagent les Nations unies sur ce type d’opération ? Par ailleurs, plusieurs interventions devant notre commission, y compris des ONG, soulignent que c’est peut-être la fin du militaro-humanitaire. Cette succession d’interventions, qui n’ont pas toutes été couronnées de succès, mais dont certaines l’ont été, est peut-être la fin d’une certaine forme d’intervention qui se traduit, d’ailleurs, par un extraordinaire affaissement du nombre de Casques bleus actuellement dans le monde, notamment français. Est-ce votre sentiment en tant qu’expert puisque vous avez vécu toutes ces crises ? Pensez-vous que la France peut développer, auprès des Nations unies, une sorte de doctrine dans ce domaine qui pourrait être utile à la communauté internationale ?

M. Jean-Bernard Mérimée : La France a été très active pendant les années où j’ai eu l’honneur de la représenter au Conseil de sécurité. C’était, à un moment donné, nous qui, de loin, fournissions le contingent le plus important. Nous sommes montés pratiquement à 10 000 hommes à un moment donné, ce qui est remarquable. La raison en était que les Gouvernements français estimaient, à juste titre, qu’il fallait apporter tout l’appui possible aux Nations unies et parce que les Nations unies étaient à peu près le seul instrument international dont on disposait afin de limiter les effets fâcheux -c’est là une litote- des crises qui se développaient partout, en particulier après l’écroulement de l’empire soviétique.

A un moment donné, devant le Conseil de sécurité, Boutros Boutros-Ghali, qui faisait un rapport chaque mois sur l’état des crises qu’avait à gérer le Conseil, nous décrivait l’état de 22 crises. Il y en avait absolument dans tous les coins du monde. C’est ma conviction que les Nations unies, malgré leurs échecs, ont joué un rôle très utile. Si elles n’étaient pas intervenues, on aurait bien vu, à ce moment-là, de quelle façon les choses se seraient réglées, c’est-à-dire qu’il y aurait eu encore plus de massacres que ceux que nous avons connus.

Quelle est la doctrine française ? J’espère qu’il y en a une. Quand je dis je l’espère, c’est parce que j’ai quitté le Quai d’Orsay depuis maintenant un an et demi et que les choses peuvent avoir changé. J’espère que l’on met au point un certain nombre de lignes directrices destinées à encadrer l’action que la France peut avoir en prêtant ses soldats aux Nations unies.

Je pense, personnellement, qu’il faudrait aller plus loin et passer au niveau européen, pour ce qui est de fournir aux Nations unies les moyens militaires, de police et de gendarmerie dont elles ont besoin dans beaucoup d’endroits du monde. Pourquoi au niveau européen ? Parce qu’il n’y a guère que les Européens qui puissent aider les Nations unies d’une façon à la fois efficace et à peu près impartiale.

Les Etats-Unis pourraient le faire, mais le Congrès américain est hostile aux Nations unies et ne veut pas prêter les boys, ne veut pas de pertes, etc. Donc après la Somalie, on ne peut pas compter sur les Etats-Unis, si ce n’est pour des bombardements à très haute altitude et des missiles de croisière. Encore une fois, il n’y a pas de grand amour, au sein du Congrès américain, pour ce que représentent les Nations unies.

Que reste-t-il alors en matière de troupes efficaces et bien équipées ? En effet, quelle que soit la bonne volonté de beaucoup de pays qui envoient des hommes courageux, ils les envoient sans aucun équipement. Il faut même parfois leur fournir des chaussures. Ne reste que l’Europe. On peut imaginer, dans la force européenne qui se constitue petit à petit, disposer d’un petit nombre d’hommes, prêts à une action rapide pour aider les Nations unies en matière d’urgence, tel que prévenir un massacre. Je suis personnellement certain que, si on avait pu envoyer très rapidement au Rwanda 500 soldats professionnels entraînés, on aurait pu arrêter les massacres, mais cela n’était pas possible de le faire dans l’état des troupes des Nations unies qui étaient sur place. J’en suis absolument persuadé. Regardez ce qu’on a fait avec l’opération Turquoise. Il faut peu de monde, mais il les faut très bien entraînés, très professionnels, disposant de tous les moyens et très rapidement. Voilà ce qui est important pour les Nations unies.

Encore une fois, l’Europe pourrait le fournir dans l’avenir, car si ce sont les troupes nationales qui le font, elles sont, pour ce qui est des Européens, immédiatement soupçonnées d’arrière-pensées. Au Rwanda, nous avons été soupçonnés. L’adoption de la résolution autorisant l’opération Turquoise par le Conseil de sécurité a été la plus difficile qu’il m’ait été demandé de faire passer. Tout le Conseil de sécurité était contre, parce qu’on nous soupçonnait de néocolonialisme, de vouloir, à l’occasion de cette opération, revenir en force au Rwanda, refouler des Tutsis, etc.

Par conséquent, ce genre d’accusation ne pourra plus être porté si cela se passe au niveau européen. Ce sera alors beaucoup plus facile, du point de vue politique, d’aider les Nations unies que de le faire à titre national. Je suis, personnellement, tout à fait en faveur d’un partenariat étroit entre les Nations unies, c’est-à-dire la machinerie des Nations unies, et l’Europe, c’est-à-dire la machinerie européenne, la Commission, les différentes institutions de développement humanitaire. C’est dans ce sens qu’il faut travailler.

Je rappellerai encore une fois que les Nations unies sont indispensables, qu’elles ont le savoir-faire et que, par ailleurs, l’Europe a les moyens. Je crois qu’il est de son intérêt et de celui de la communauté internationale qu’elle aide autant que possible les Nations unies.

Ce sont mes réflexions personnelles. Je ne dis pas que ce sont celles du département et du Gouvernement français.


Source : Assemblée nationale (France)