(vendredi 29 juin 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

M. François Lamy, Rapporteur : La Mission d’information française sur les événements de Srebrenica a, depuis six mois, auditionné en France de nombreuses personnalités militaires et politiques et étudié de nombreux documents. Depuis deux jours, elle est en Bosnie-Herzégovine où elle tâche de comprendre grâce aux témoins, ce qui s’est passé durant cette période.

Cette rencontre avec vous est importante puisque vous étiez sur place à ce moment-là. Tout ce que vous pourrez nous dire sur ce qui s’est passé, la façon dont vous l’avez vécu et ce que vous pensez de ces événements est pour nous essentiel.

Mme Schehida Abdurahmanovic : C’est très difficile car on ne sait par quoi commencer, il y a tant de choses à dire qu’on ne pourra jamais tout expliquer et écrire. Même si on rassemblait les 40 000 personnes qui étaient à Srebrenica à cette époque, on ne pourrait pas tout raconter car il s’agit d’un crime que nous n’avions jamais vu. Je pensais que la civilisation avait atteint un niveau tel que de telles tragédies n’auraient plus lieu. Mais ce que nous avons vécu à Srebrenica montre que ce n’est pas encore le cas et que les hommes sont toujours capables de faire ce que l’on nous a fait. Je n’aurais jamais pensé qu’un être humain puisse faire subir de telles atrocités à un autre, à des innocents, simplement parce qu’ils portent un nom différent. Je n’ai jamais cru que quelqu’un voudrait me tuer parce que je porte un nom différent. Mais voilà c’est arrivé.

Pour nous, tous ces événements sont encore très douloureux. Cela fait six ans que nous les racontons, sans cesse, mais rien ne se passe. Notre souhait ne se réalise pas. On voit que les criminels de guerre se promènent toujours en liberté. Certes, nous avons été heureuses d’apprendre hier que Milosevic avait été transféré à La Haye. Mais nous, les familles des victimes, savons que tous ces criminels vivent des conditions confortables à La Haye, même si cela nous fait plaisir de les voir sur le banc des accusés et obligés de raconter leurs crimes.

En mon nom personnel, je voudrais dire que maintenant, et je crois que ce sentiment est partagé par nombre de familles de victimes, même si on tuait tous les Serbes, cela ne pourrait me satisfaire, car cela ne me rendrait pas tous les membres de ma famille que j’ai perdus. Malgré tout ce que j’ai vécu et bien que je sois la victime de cette guerre, je suis fière d’être ce que je suis et d’appartenir à la nationalité à laquelle j’appartiens, la nationalité qui n’a pas commis de crimes. Tout ce que nous avons fait, c’est essayer de nous défendre. J’ai tenté d’évoquer ces événements avec mes voisines serbes de Srebrenica mais elles ne veulent pas en parler. A leur place, j’aurais honte d’être encore de ce monde,.

Je vous raconte mon histoire. Je suis de Srebrenica. Dès le début de la guerre, en 1992, les troupes d’Arkan ont commencé à tuer. Nous savions que cela se passait à Zvornik et à Bratunac donc tout près de Srebrenica où je suis restée en me disant qu’on ne me tuerait pas. Nous savions ce qui se passait autour de nous, mais nous n’avions pas vraiment conscience de ce qui pouvait nous arriver. Ce n’est que lorsque les troupes d’Arkan sont rentrées chez moi le 8 mai 1992 et qu’elles ont tué mon mari sous les yeux de mes enfants, que j’ai vraiment pris conscience du danger. A ce moment-là, je suis restée enfermée, je ne pouvais plus partir. J’ai lutté pour sauvegarder les enfants et leur trouver à manger. Nous avons quand même réussi à survivre.

En 1995, quand Srebrenica est tombée, nous sommes allés à Potocari car nous pensions que c’était un endroit sûr. J’avais encore alors un peu d’espoir. Pendant huit mois, j’ai travaillé pour le bataillon hollandais, je connaissais donc les militaires, je lavais leur linge. C’est lorsqu’un des soldats hollandais, qui m’a alors reconnue, m’a donné en cachette une bouteille d’eau à travers la grille que j’ai vraiment réalisé que j’étais dans un camp.

M. François Lamy, Rapporteur : Etes-vous allée à Potocari pour vous sentir en sécurité, puisque c’est le bataillon hollandais qui devait assurer la sécurité ?

Mme Schehida Abdurahmanovic : Oui, ce sont les Hollandais qui garantissaient notre sécurité, selon l’accord celle des civils qui venaient à Potocari, parce que les Tchetniks sont arrivés tout de suite. Je vous donne un exemple. Mon beau-frère nous a laissés à un endroit pour aller voir ce qui se passait. A son retour, il n’a raconté qu’à ma soeur ce qu’il avait vu et dans la nuit, il s’est pendu. Il avait trois grandes filles. Il a dit à ma s_ur qu’il ne pourrait pas supporter de voir égorger ses filles et de les voir maltraiter. Il a trouvé une barre en fer et s’est pendu. Il n’avait rien d’autre pour se tuer. Pour ma part, à ce moment-là, je m’occupais de ma fille qui faisait une crise de nerfs et je n’ai pas vu grand-chose autour de moi. Tout ce qui me préoccupait, c’était ma fille.

Mme Marie-Hélène Aubert : A quel moment le 11 juillet êtes-vous arrivée à Potocari ?

Mme Schehida Abdurahmanovic : Dans l’après-midi, mais je suis incapable de vous dire l’heure, parce que dès le matin les gens commençaient à partir. Mon fils est parti vers la forêt. Je ne pouvais pas partir avant d’être sûre qu’il soit parti. Je suis une des rares mères heureuses dont le fils a réussi à traverser la forêt et à nous rejoindre, mais il a toujours des traumatismes, il ne veut pas en parler. Si je racontais cela devant lui, il ne me le permettrait pas. Il est arrivé ici, a fini la quatrième année d’école secondaire. A la fin de l’année scolaire, pour la fête, dans sa classe à Srebrenica, il y avait 40 élèves et seuls 7 y sont allés.

M. Pierre Brana : Dans les soldats serbes qui vous entouraient, avez-vous reconnu des anciens voisins ou des personnes de la région que vous connaissiez ?

Mme Schehida Abdurahmanovic : Oui, j’ai vu mes voisins. Je suis née à Potocari. J’ai vu un de mes proches voisins, qui s’appelle Radic, aux côtés de Mladic, sur les images que l’on voit de Srebrenica. Personnellement, je n’ai même pas essayé de m’adresser à eux parce que je savais qu’ils ne m’aideraient pas.

M. Pierre Brana : Avant ces événements, aviez-vous des tensions avec vos voisins ?

Mme Schehida Abdurahmanovic : Avant 1992, jamais, nous avions toujours vécu ensemble. Je n’aurais jamais pu croire qu’il y aurait des raisons de faire une guerre.

M. Pierre Brana : Quand vous dites que vous ne pouviez pas vous adresser à eux parce qu’ils ne vous aideraient pas, c’était donc par suite des événements qui étaient intervenus après 1992 ?

Mme Schehida Abdurahmanovic : Oui, en 1995.

M. François Lamy, Rapporteur : Pourquoi les hommes sont-ils partis le 11 juillet au matin ? Pensaient-ils qu’ils risquaient plus que les femmes et les enfants ?

Mme Schehida Abdurahmanovic : Nous étions là depuis le début de la guerre, nous savions très bien ce qui était arrivé aux autres et ce qui pouvait nous arriver. Parmi ceux qui ont décidé de passer par la forêt, il n’y avait pas que des hommes, mais aussi des jeunes filles, des femmes et même des enfants. En ce qui concerne les hommes, on a pu constater qu’ils avaient beaucoup plus de chance de s’en sortir que ceux qui sont allés à Potocari, car une partie d’entre eux s’en est sortie. A Potocari, aucun. A Potocari, on séparait les garçons de douze ans et personne ne les a jamais revus. S’ils avaient décidé de passer par la forêt, il y aurait eu un pourcentage de survivants plus important.

Je considère que les Hollandais sont autant responsables pour tous ces morts que les Tchetniks, ou alors qu’ils nous disent qui l’est. Mais nous, nous ne renoncerons jamais et nous continuerons à chercher la vérité sur nos disparus. Nous voulons que les responsabilités soient reconnues.

Mme Izeta Suljic : Mon amie vous a raconté ce qui s’est passé à Srebrenica. Tout le monde sait que depuis 1992, il y a eu une agression et un occupant que l’on peut appeler " l’armée yougoslave populaire ". Nous avons tous payé, mes parents et les parents de ceux qui ont disparu, pour que l’ex-Yougoslavie soit en sécurité. Toutes les armes ont été utilisées contre la population bosniaque en Bosnie-Herzégovine. Cela doit être clair pour vous.

Ils ont attaqué la population qui ne voulait pas la guerre, et qui était surprise. Imaginez dans ce camp comment se battre quand vos voisins ou des mercenaires venus d’ailleurs rentrent chez vous quand vous êtes endormis, et qu’ils tirent sur votre porte, armés jusqu’aux dents. Comment pouvions-nous nous défendre ? Ceux qui disent que c’était une guerre civile commettent une erreur, il n’y a jamais eu de guerre civile, ce sont les Bosniaques qui ont été attaqués. En tant que mère de deux petits enfants, je peux vous dire que de 1992 jusqu’à 1993, quand on a attaqué la Bosnie-Herzégovine, on a compris ce que nos voisins serbes projetaient. Grâce à l’armée yougoslave venant de Serbie, commandée par Milosevic, et grâce à la chute de toutes les villes jusqu’en 1993, on créait à Srebrenica un camp de Bosniaques qui avaient faim et soif. C’étaient des familles avec des enfants qui étaient à Srebrenica. On attendait le général Morillon avec beaucoup d’espoir.

Pour vous montrer à quel point on voulait la paix et continuer à vivre ensemble malgré ce qui s’était passé dans d’autres villes le long de la Drina, malgré les témoignages des réfugiés qui venaient à Srebrenica, nous étions prêts à rendre nos armes dont la plupart avaient été prises à l’armée yougoslave. Mais malheureusement, lorsque le général Morillon est arrivé à Srebrenica, nous avons été trahis par la communauté internationale et les généraux français. De 1993 jusqu’à 1995, nous avons vécu comme des chiens dans ce camp, en espérant que les occupants allaient rentrer chez eux. Mais la pression était chaque jour plus forte. Et le pire est arrivé, que personne n’aurait jamais imaginé.

La communauté internationale, le général Janvier, M. Akashi, le bataillon hollandais, au lieu de nous aider et de repousser l’occupant, l’ont laissé rentrer. Ceux qui sont rentrés n’étaient pas des soldats car de vrais soldats ne tirent pas sur des femmes et des enfants. C’est comme si nous regardions à la télévision, avec le général Janvier, la chute de Srebrenica et le massacre à Potocari, car il a regardé cela. On ne peut pas nous donner l’excuse qu’on n’a pas eu le temps de réagir, car ce génocide sur les Bosniaques à Srebrenica n’a pas duré cinq minutes, mais une semaine. Tout le monde a vu et su que les Serbes resserraient l’étau autour de Srebrenica. S’ils n’ont pas pu intervenir le 11 juillet, ils auraient pu le 12 juillet. Peut-être y a-t-il encore des survivants de Srebrenica dans un camp. L’image honteuse du général Mladic arrivant à cheval et distribuant du pain visait à tromper le monde. Car une heure après avoir distribué ce pain, les garçons de douze ans que vous pouvez voir sur ces images étaient morts. Mon père et mon mari ont été tués, et j’ai perdu beaucoup de membres de ma famille. Tout le monde a regardé ce qui se produisait. Je ne comprends pas que de telles atrocités puissent arriver au XXème siècle. La communauté internationale n’aurait pas dû être surprise, car les Bosniaques n’ont pas été attaqués en 1995, mais dès 1992.

J’insiste encore une fois, il est honteux de dire qu’il y avait ici une guerre civile, ce n’est pas vrai, nous avons été attaqués. En effet, si cela avait été une vraie guerre civile voulue par les Bosniaques, il n’y aurait pas eu autant de morts de leur côté. En outre en Bosnie il n’y a pas de république islamique, et pas davantage de Republika Srpska. Tous mes ancêtres sont nés en Bosnie de l’Est. comment cela se fait-il que cela s’appelle maintenant République " Sprska ", c’est honteux ! Cela n’a jamais été Istanbul, on sait qu’Istanbul est en Turquie, on sait où se trouvent Belgrade, Paris, et La Haye.

Le général Morillon, M. Akashi, le général Janvier et les Hollandais avaient les clefs de la communauté internationale et ont créé la Republika Srpska. Pendant que les mères attendent leurs proches à Dubra, l’aéroport à côté de Tuzla, qui est en train de faire la fête ? Le Président Izetbegovic ou Mladic ? Qui est en train de bâtir le centre mémorial et qui va y être enterré ? Des Hollandais, des Français, le fils de Milosevic, ou bien des milliers de nos proches ?

Vous êtes les bienvenus ici, mais sachez que les généraux Morillon ou Janvier, dans la mémoire de mes enfants, seront comme Milosevic. S’ils n’étaient pas capables de nous défendre, pourquoi ne pas nous avoir laissé mourir avec nos maris ? Les mères de Srebrenica et toutes les mères de la Bosnie-Herzégovine, les Bosniaques vivent dans une grande incertitude. Mes enfants vivront ainsi, de même que leurs enfants.

M. Pierre Brana : Où habitez-vous actuellement ?

Mme Izeta Suljic : Dans un village qui s’appelle Spijunce, à Srebrenik, près de Tuzla.

Le Président François Loncle : La création de la Republika Srpska est une conséquence de l’application des accords de Dayton, initiés par les Américains, M. Akashi, ni le général Morillon ne l’ont pas créée.

Mme Izeta Suljic : S’il y avait eu des frappes aériennes les 11, 12 ou 13 juillet, on n’aurait pas créé de Republika Srpska. Nous serions là où nous vivions et la Republika Srpska n’existerait pas.

Le Président François Loncle : Estimez-vous avoir été protégés par vos dirigeants bosniaques comme le Président Izetbegovic ou par les responsables qui se trouvaient à Srebrenica comme M. Naser Oric, qui est parti avant le drame ?

Mme Izeta Suljic : Nous aurions pu être protégés, mais avec des armes. Or nous n’en avions pas.

Le Président François Loncle : Quelle est la part de responsabilité des dirigeants bosniaques ?

Mme Izeta Suljic : Par exemple, M. Naser Oric est parti à Tuzla. C’est lui qui a négocié avec le général Morillon, et a cru ce qu’on lui promettait. Quand il est parti, il a cru que nous étions en sécurité parce que nous étions protégés. Il est parti pour revenir, mais pas au moment où cela tirait. Il n’a pas abandonné la ligne de front. Le Président Alija Izetbegovic a essayé de protéger la population bosniaque, il fallait bien que quelqu’un le fasse. Il a toujours essayé de négocier et non pas de prouver sa force par les armes. Je suis très fière de notre Président. Alors que Milosevic se trouve à La Haye, je serais fière si le Président Izetbegovic venait le 11 juillet à la cérémonie de commémoration à Potocari parce que lui n’a pas de sang sur les mains, il n’a pas commis de massacres.

M. Pierre Brana : Avant 1992, Madame disait que les relations avec ses voisins serbes étaient bonnes. Qu’en est-il pour vous ?

Mme Izeta Suljic : Même aujourd’hui, après ce génocide, pour moi, tous les gens civilisés, quelle que soit leur nationalité, sont bienvenus, ceux qui n’ont pas de sang sur les mains. Nous n’avons pas voulu cette guerre mais les Serbes l’ont préparée et ils ont voulu détruire la population bosniaque. Qu’on l’accepte ou pas, ils l’ont voulu.

M. Pierre Brana : Ressentiez-vous, dans votre voisinage, la montée de cette préparation à la guerre ?

Mme Izeta Suljic : Non, je n’ai pas vraiment fait attention à cela, je ne m’occupais pas de savoir ce qu’ils pensaient ou voulaient. J’en voyais qui déménageaient, mais tout le monde déménage un jour ou l’autre.

M. Pierre Brana : Discutiez-vous entre vous ? Il est tout de même étonnant que, presque du jour au lendemain, deux voisins qui s’entendent bien finissent par se tuer.

Mme Izeta Suljic : Je m’exprime en tant que femme et mère. Quand je rencontrais ma voisine serbe ou mon amie qui était Serbe, entre nous on ne parlait pas de la guerre, même plus tard quand elle a éclaté. Si cela avait tenu à nous de se mettre d’accord, nous nous serions mises d’accord. La population civile n’est pas responsable.

Le Président François Loncle : Comment avez-vous perçu l’action d’organisations humanitaires ou de certaines associations comme MSF ? Considérez-vous qu’elles ont joué un rôle utile pendant cette période ou qu’elles étaient absentes ?

Mme Izeta Suljic : Certaines étaient présentes et étaient très utiles. La faim, les maladies ont provoqué beaucoup de malheurs à Srebrenica, sans parler des gens qui se sont fait tuer par les armes. Bien sûr que leur présence était utile ! Par exemple, en octobre 1993, Sergueï, un médecin russe, a opéré mon fils aîné, et cela s’est très bien passé. C’est ce que j’essaie de vous dire, avec les gens civilisés, d’où qu’ils viennent, on peut s’entendre.

M. François Lamy, Rapporteur : Voudriez-vous un jour retourner à Srebrenica et y vivre ?

Mme Izeta Suljic : Si j’avais voulu vivre où je vis aujourd’hui, je serais venue en 1991 et je me serais installée dans une maison. Je n’aurais pas attendu de vivre tout ce que j’ai vécu pour venir ici. Oui, j’ai envie de retourner à Srebrenica, mais je ne veux pas que l’instituteur de mon enfant soit quelqu’un qui a toujours le couteau sous l’oreiller, et soyez sûrs qu’il y a encore de telles personnes à Srebrenica. Cela fait deux jours que vous êtes en Bosnie. Moi, j’ai vécu tous ces événements de 1992 à 1995. Je sais d’où je viens et je sais ce à quoi je peux m’attendre.

Mme Halida Sulihovic : Pour ma part, je considère que les coupables sont d’abord les Serbes, la communauté internationale et les Hollandais, mais surtout les Serbes. Etant dans le secteur de santé, j’ai travaillé avant et pendant la guerre à l’hôpital de Srebrenica, jusqu’à mon arrivée à Tuzla en 1995. J’étais présente quand on a négocié avec les Serbes pour éviter la guerre. On leur proposait même de leur donner tout le pouvoir, pour obtenir la paix, mais ils n’ont pas voulu accepter. Ils ont dit qu’ils voulaient faire la fête, ce qui consistait pour eux à tuer la population musulmane. Puis ils ont commencé à quitter Srebrenica, dix ou quinze jours avant sa chute. J’étais encore à l’hôpital où je travaillais avec mon mari qui a disparu lors de la chute de 1995.

Quand Srebrenica est tombée la première fois en 1992 et que les troupes d’Arkan sont rentrées dans la ville, nous avons réussi à sortir une dizaine de minutes avant qu’elles n’arrivent à l’hôpital. On s’est sauvé dans les montagnes. Cela a duré je ne sais plus combien de jours, mais trois mois après je suis revenue à Srebrenica. J’ai de nouveau travaillé à l’hôpital. Dans mon travail, je n’ai jamais fait de différence entre les nationalités, ni avant ni pendant la guerre, car pendant la guerre il y avait aussi des Serbes et des Croates. Ensuite, la communauté internationale est arrivée, notamment des membres de MSF avec lesquels j’ai travaillé. Ils nous ont beaucoup aidés car il n’y avait plus de dispensaire dans les villages. Je travaillais à l’hôpital et dans l’un des dispensaires qui était resté ouvert. Quant à mon mari, il était le responsable des dispensaires de MSF. C’est pourquoi nous étions relativement bien informés de ce qui se passait.

En 1995, j’ai été parmi les derniers à quitter l’hôpital de Srebrenica avec les blessés pour aller à Potocari, en espérant y être en sécurité. Mon mari est parti par la forêt. Je suis partie en bus. Il y avait aussi un médecin qui s’appelle Edwin. Quand je suis arrivée à Potocari avec les blessés, j’ai eu un malaise, j’avais besoin d’aide, mais ils n’ont pas trouvé le médecin tout de suite. J’ai demandé aux Hollandais de m’aider, mais ils n’osaient pas car ils avaient peur des Serbes. Ils ne voulaient pas m’aider, ils ne voulaient rien me donner. Je leur ai demandé d’aller le chercher pour qu’il vienne personnellement, mais ils ne voulaient pas. Je me suis évanouie. Puis, un des interprètes a trouvé le médecin qui m’a aidée, mais ils l’ont fait en cachette des Serbes. Puis, quand les blessés ont été installés dans les camions, j’ai voulu les accompagner parce que j’étais en assez mauvais état et parce que j’avais vu la nuit précédente ce qui se passait à Potocari. J’avais entendu beaucoup de cris. On avait amené des femmes qui étaient dans le coma, qui faisaient des crises de nerf. Lorsque je leur ai demandé ce qui se passait, elles m’ont raconté que leurs enfants étaient égorgés dans leurs bras. C’est pourquoi j’ai choisi de partir avec les blessés.

On nous a installés dans six camions et trois voitures. Au moment où je montais dans le camion, j’ai demandé à un Hollandais ce que je pouvais emporter, car j’avais quelques photos et lui m’a répondu qu’il y avait des risques. Puis je lui ai demandé où on nous emmenait. Au lieu de dire " Kladen ", c’est-à-dire le lieu où on devait nous emmener, il m’a répondu, avec un sourire cynique, " klaja ", deux mots assez proches en bosniaque, le dernier veut dire égorger. Nous sommes partis dans l’après-midi, il me semble que c’était un jeudi. Quand nous sommes arrivés à Gravica, les Serbes nous ont arrêtés, ont fait descendre les Hollandais des voitures, leur ont demandé d’aller derrière la voiture, puis leur ont pris leurs gilets pare-balles. Les Hollandais les leur ont donnés, sans refuser. Les Hollandais donnaient aux Serbes tout ce qu’ils leur demandaient.

Nous avons continué la route et sommes arrivés, très tard dans la nuit, à Tice. Là les Serbes nous ont arrêtés, ont fait descendre les blessés, les civils et le personnel. Je suis descendue, puis ils m’ont autorisée à remonter dans le camion. Les autres sont restés. On nous a renvoyés de nouveau à Potocari, on a conduit presque toute la nuit. On nous a emmenés d’abord vers Karakaj où il y a eu un grand massacre et où on a retrouvé un charnier, puis on nous a ramenés par la forêt à Potocari, où nous avons dormi dans les camions.

Dès que nous sommes arrivés, un Serbe, dont je ne connais pas le nom, a ouvert le camion. Comme j’étais la première, il m’a demandé d’où on venait. Je l’ai reconnu parce qu’il était au même endroit que lorsque nous étions partis. Je lui ai répondu que j’étais partie de Srebrenica, que je ne savais pas où on nous avait conduits car je ne connaissais pas très bien les endroits par où on était passé, et qu’on nous avait renvoyés de nouveau à notre point de départ. Il m’a répondu que ce n’était pas vrai, et je lui ai rétorqué que je savais d’où j’étais partie et où j’étais arrivée. Il m’a insultée et m’a dit qu’ils allaient avoir une réunion pour décider de ce qu’ils allaient faire de nous. Nous sommes restés dans le camion jusqu’à 9 heures. Pendant ce temps, des convois partaient de Potocari.

Après 9 heures, on nous a ramenés de nouveau à Bratunac, devant le dispensaire, où ils nous ont tous fait descendre ainsi que les blessés qui restaient. Une caméra filmait la scène. Ils nous posaient des questions, mais nous n’y répondions pas. Puis ils nous ont conduits de nouveau à Potocari, mais les blessés sont restés à Bratunac. A Potocari, un commandant serbe m’a demandé si je voulais partir dans les camions ou les bus avec les enfants et les mères. Je lui ai répondu que c’était à lui de décider.

Ils ont fait une liste qui comportait environ 16 noms. Il y avait quelques femmes et des enfants, mais aucun homme. De nouveau, nous étions à Potocari. Là les Hollandais nous ont dit de ne pas rentrer dans l’enceinte de l’usine et de ne pas regarder ce qui passait là-bas car nous en avions déjà suffisamment vu en route. Nous sommes donc restés devant l’usine, puis on nous a dit d’attendre les premiers bus qui allaient vers Tuzla. Nous sommes restés là trois ou quatre heures. Quand j’ai vu une voiture hollandaise arriver, je me suis précipitée à sa rencontre car je ne voulais pas passer la nuit là, je savais que pendant la nuit, on emmenait les gens pour les égorger.

J’ai demandé à ce Hollandais quand on partait, et il m’a répondu " doucement, doucement ", en souriant. Pendant que j’étais là, les Serbes de Bratunac sont rentrés chez les Hollandais qui leur ont donné leurs uniformes, et les Serbes sont sortis portant l’uniforme hollandais et ils sont rentrés dans la foule. Puis une autre voiture est arrivée et je suis allée voir de nouveau. Il y avait un commandant hollandais dont je ne connais pas le nom. Je lui ai posé la même question de savoir quand on partait, il m’a répondu dans dix minutes et il est parti. Dix minutes après, ils sont venus me chercher. On nous a ramenés de nouveau dans l’usine. Là ils ont mis les banderoles rouges et ont séparé les hommes et les femmes. Le commandant hollandais était devant nous, nous l’avons suivi, puis nous sommes sortis pour nous diriger jusqu’aux premiers bus comme on nous l’avait dit et nous avons attendu.

Le soldat de Bratunac, qui m’avait demandé auparavant comment je voulais partir, était là et a ordonné qu’on ouvre le bus. Nous sommes montés dans le bus et il a ordonné au chauffeur de ne plus ouvrir à quiconque sur le chemin. C’est ainsi que nous sommes arrivés à un endroit où on nous a fait descendre pour continuer à pied jusqu’à Kladen.

Entre-temps, lorsque nous étions revenus à Potocari, ce médecin de MSF, qui s’appelait Edwin, m’a demandé de lui raconter tout ce qui s’était passé en route, afin de le communiquer parce que soi-disant il ne savait pas ce qui se passait. Je lui ai décrit la route, et il m’a dit qu’il allait le communiquer tout de suite.

M. Pierre Brana : Etait-ce pendant la nuit du 12 au 13 juillet, et la journée du 13 juillet ?

Mme Halida Sulihovic : Je ne sais pas exactement, mais je suis arrivée à Potocari le 11 juillet au soir, parce que j’étais parmi les derniers à arriver. Nous avons passé cette nuit du 11 au 12 juillet à Potocari, et le lendemain, c’est-à-dire le 12 juillet, les 20 premiers bus sont partis. Nous ne sommes partis que le lendemain, c’était un jeudi. Ils ont laissé partir les 20 premiers bus pour voir comment cela allait se passer.

M. Pierre Brana : Le 11 juillet, quand vous avez quitté l’hôpital, faisiez-vous partie des derniers qui quittaient le centre de la ville ? A quelle heure êtes-vous partie et y avait-il encore des gens dans la ville ?

Mme Halida Sulihovic : Je ne sais pas exactement. Les bombardements serbes avaient déjà commencé, car un obus était tombé près de l’hôpital, blessant plusieurs civils que l’on a fait rentrer dans l’hôpital. J’étais alors présente. J’ai demandé aux Hollandais de les aider, mais ils ne voulaient pas. Un garçon, qui avait perdu un bras, a beaucoup saigné, mais ils ne voulaient pas l’aider. Ils ont évacué les blessés par véhicule, mais le personnel est descendu à pied.

M. Pierre Brana : Quand vous avez quitté l’hôpital, était-ce le 11 juillet en fin d’après-midi ?

Mme Halida Sulihovic : Oui, dans l’après-midi.

M. Pierre Brana : Restait-il ou non des gens ?

Mme Halida Sulihovic : Je ne sais pas. Peut-être certains étaient-ils restés dans les maisons, mais dans la rue, il n’y avait plus personne.

Le Président François Loncle : S’il y avait eu, le 11, le 12 ou le 13 juillet, des frappes aériennes, cela aurait-il constitué un risque pour les populations civiles qui fuyaient ?

Mme Izeta Suljic : Oui.

Le Président François Loncle : Le problème, à propos des frappes aériennes, est de savoir si elles auraient été efficaces pour arrêter les massacres.

Mme Schehida Abdurahmanovic : Pendant qu’on était sur la route entre Tuzla et Potocari, on espérait tous qu’il y aurait une intervention pour nous sauver.

Mme Izeta Suljic : S’il y avait eu des frappes, il fallait bombarder les alentours car les chars serbes n’étaient pas au centre de Srebrenica. Je suppose qu’on pouvait voir, sur des photos, des chars et des milliers de soldats serbes ; c’est sur eux qu’il fallait tirer, car il n’y avait pas de Bosniaques. On sait très bien qu’il n’y avait quasiment plus d’armes à Srebrenica, car elles avaient été récupérées. S’il y avait eu des victimes parmi les Serbes, cela aurait été des soldats qui étaient venus pour nous tuer.

Le Président François Loncle : Pourquoi MSF n’a pas évacué ses personnels bosniaques ?

Mme Halida Sulihovic : Je ne sais pas. Ils ont pris leurs affaires et nous, nous sommes restés.

Mme Schehida Abdurahmanovic : En 1993, quand j’ai travaillé pour les soldats hollandais, ils étaient en train de construire un abri pour eux au cas où il y aurait des obus ou des frappes aériennes. Je m’imaginais que c’était bien que je travaille là, je me sentais plus en sécurité, car en cas de danger, j’aurais pu aussi utiliser cet abri. J’ai demandé à un soldat hollandais, qui construisait cet abri, ce que deviendraient les civils qui travaillaient pour eux en cas de danger. Il m’a répondu : " Nous dans l’abri, vous dehors ". C’est alors que j’ai compris qu’on ne nous aiderait pas. Quand Srebrenica est tombée, MSF et la Croix-Rouge sont tous partis avant la chute, comme s’ils savaient ce qui allait se passer.

Le Président François Loncle : Ils sont partis, mais ils ont laissé leur personnel bosniaque.

Mme Schehida Abdurahmanovic : Oui.

Le Président François Loncle : Vous dites qu’ils sont partis comme s’ils savaient ce qui allait se passer. Mais vous avaient-ils dit ou laissé entendre les dangers qui se profilaient ?

Mme Schehida Abdurahmanovic : Non, je crois qu’ils ne se préoccupaient que d’eux-mêmes. Personne n’a jamais rien dit sur ce qui pouvait se passer. Mais après, nous avons compris que nous avions été trahis et sacrifiés par tout le monde, que plus on nous tuait, mieux c’était. Maintenant je vis ici, je suis toujours en Bosnie, je suis une personne déplacée, mais cela m’est égal de vivre ici ou ailleurs. Je pense que beaucoup plus s’en sont sortis par rapport à ce qu’ils avaient prévu. Mais ce sont surtout des femmes, il n’y a pas beaucoup d’hommes.

Pouvez-vous imaginer la mère qui supplie un Tchetnik de la tuer parce qu’il a déjà tué son enfant et lui ne veut pas la tuer, sachant très bien qu’il a déjà détruit sa vie. Ceux qui ont des enfants peuvent le comprendre, on vit pour cet enfant et on vous le prend. Il faut être fort pour supporter tout cela et rester dans un état normal. Nous gardons toujours l’espoir, nous n’arrivons pas à accepter qu’ils ne reviendront plus jamais. Car 10 000 personnes, c’est beaucoup, on garde toujours l’espoir qu’il y ait des survivants, et on se bat pour nos disparus, mais c’est très lent, cela n’avance pas. De toute façon, la vérité est déjà connue ; nous, nous la connaissons.

Le Président François Loncle : S’il y avait des survivants, où pourraient-ils être ?

Mme Schehida Abdurahmanovic : Les Serbes ont pu les emmener où ils voulaient. Nous croyons que certains sont encore en vie et sont quelque part en Serbie. On parle aussi d’esclavage. Des gens viennent nous raconter des histoires. Par exemple, près de Lonica, de l’autre côté de la Drina, en Serbie, ma s_ur vit à Lukavaca et partage une maison avec une autre femme. Je ne sais pas comment, mais cette femme est entrée en contact avec son fils qui vit maintenant en Serbie et qui est parti là-bas en 1995. Elle a réussi à le contacter, il est même venu la voir. On lui a changé son nom, il s’appelle maintenant Zoran, je ne sais pas quel est son vrai nom. Je ne sais pas si ce garçon est devenu un peu fou ou s’il a peur, mais lorsque je l’ai rencontré, chaque fois que quelqu’un rentrait dans la pièce où il était avec sa mère, il se levait et se présentait avec son nouveau nom serbe. Personne ne lui demandait rien, mais il le faisait tout le temps. C’est un exemple que je connais.

Le Président François Loncle : Comme la Serbie n’a plus le même régime politique, cela peut désormais évoluer, mais, si on ne retrouve personne, cela confirmerait, hélas, la disparition de ces victimes.

Mme Schehida Abdurahmanovic : Pour moi, il n’y a pas que Milosevic, il n’a pas pu tuer 10 000 personnes. Beaucoup d’autres sont responsables et sont des criminels. Pour tous ceux qui étaient à Srebrenica, qui ont tué et égorgé, le moment est venu où ils vont avoir des problèmes avec tout cela, ils ont peur, mais ils ne veulent rien dire. Milosevic, Mladic et Karadzic dirigeaient ces gens-là, il y a eu beaucoup d’exécuteurs.

Le Président François Loncle : Je vous remercie beaucoup. La Mission d’information a été très sensible à vos récits, qui seront très utiles pour son rapport. Elle fera en sorte que celui-ci parvienne à votre association lorsqu’il sera publié à l’automne.

Mme Schehida Abdurahmanovic : Nous vous remercions d’être venus et de nous avoir écoutées. Si cela peut faire avancer les choses, même de très peu, pour nous c’est très important.


Source : Assemblée nationale (France)