(samedi 30 juin 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Nous vous remercions pour votre présence. La Mission d’information sur les événements de Srebrenica va bientôt s’achever. Elle a auditionné à Paris, en l’espace de cinq mois, la plupart des personnalités civiles, militaires et politiques qui ont joué un rôle au moment de la guerre en Yougoslavie, et notamment s’agissant de l’enclave de Srebrenica. Toutefois nous tenions absolument à venir en Bosnie-Herzégovine, à Sarajevo, Srebrenica, Tuzla, pour rencontrer d’autres personnalités, en particulier bosniaques, croates et serbes, et sentir sur place la réalité des événements.

Nous souhaiterions que vous nous exposiez votre rôle lors des événements de Srebrenica.

M. Hasan Muratovic : A cette époque, j’étais le Ministre en charge des relations avec la FORPRONU, c’est-à-dire les Nations unies. Pendant la guerre, j’étais en contact avec un grand nombre de personnes. J’ai rencontré le général Janvier à plusieurs reprises. Permettez-moi de vous dire tout d’abord que j’ai été le premier à découvrir ce secret, gardé entre quelques personnes des Nations unies, concernant une rencontre entre Mladic et le général Janvier à Zvornik.

Je tiens beaucoup à ce que vous arriviez à la vérité. Les habitants de Bosnie-Herzégovine sont très heureux de savoir qu’une telle Mission d’information existe et va certainement contribuer à éclaircir ces événements, cette tragédie. Lors d’un dîner privé le 14 juin 1995 à Vienne, j’ai appris tout à fait par hasard que le général Janvier avait rencontré Mladic.

Je ne voudrais pas que cette information, que j’ai reçue de M. Stoltenberg, soit rendue publique. Nous avions dîné ensemble et étions restés très tard. Au début, il ne voulait pas me parler de cette rencontre, mais cela est venu après quelques verres.

Mme Marie-Hélène Aubert : Qui est M. Stoltenberg ?

M. Hasan Muratovic : Il était le co-président de la conférence de Genève avec Lord Owen. C’était un haut représentant de la communauté internationale. A mon retour à Sarajevo, nous avons discuté de cela entre nous.

Le Président François Loncle : Comment M. Stoltenberg avait-il eu connaissance de cette rencontre ?

M. Hasan Muratovic : C’était un responsable très haut placé, il connaissait tous les secrets dans les Nations unies.

Le Président François Loncle : A quelle date a eu lieu cette rencontre ?

M. Hasan Muratovic : J’ai appris l’existence de cette rencontre le 14 juin 1995, mais je n’en connais pas la date exacte. Je crois que cet événement est essentiel pour tout ce qui se passera par la suite.

Le Président François Loncle : Si cette rencontre est essentielle, est-ce parce qu’il y aurait eu un accord ou une entente entre les deux hommes ?

M. Hasan Muratovic : Oui. Pendant cette rencontre, Mladic et le général Janvier se sont mis d’accord sur le fait que Mladic libérera les otages français et qu’en échange, le général Janvier ne demandera jamais les frappes aériennes contre les Serbes. C’est ce que j’ai appris. Je ne sais pas s’il y a une trace écrite de tout cela, mais il me semble que si. Pour nous, cela a été terrible d’apprendre cela. A mon retour, après avoir consulté le Gouvernement, j’ai organisé une conférence de presse et communiqué cette information. Nous avons alors indiqué que nous n’aurions plus aucune communication avec M. Akashi et le général Janvier, car nous considérions que M. Akashi était le coupable principal en autorisant le général Janvier à rencontrer Mladic. M. Akashi a immédiatement contesté cette rencontre. Cependant, après notre déclaration, il a lui aussi tenu une conférence de presse où il a avoué que cette réunion avait effectivement eu lieu.

Selon moi, cette réunion a eu une influence fondamentale sur toutes les décisions que le général Janvier a prises par la suite, pendant la durée de la crise de Srebrenica. En décembre 1995, j’en ai longuement discuté avec le Président Chirac, car il connaissait un grand nombre de détails sur le général Janvier et la tragédie de Srebrenica. Je crois qu’un compte rendu de cette discussion existe. Je vais vous exposer très brièvement, de façon chronologique, les raisons selon lesquelles je considère le général Janvier et M. Akashi comme les vrais coupables de la tragédie de Srebrenica.

Le 8 juillet, les Serbes ont pris deux points d’observation du bataillon hollandais. Ces renseignements figurent dans les rapports des Nations unies. C’est alors que les Hollandais ont demandé les frappes aériennes pour la première fois, mais le 8 juillet, rien n’a été fait. Le 9 juillet, nos hommes ont demandé qu’on leur rende leurs armes gardées dans les dépôts des Nations unies, mais cela leur a été refusé. Le général Janvier, qui était commandant de toutes les forces des Nations unies, aurait pu autoriser cette distribution. En effet, c’est lorsque le général Morillon avait établi la zone libre de Srebrenica que les armes des Bosniaques avaient été mises sous le contrôle des Nations unies.

Le Président François Loncle : Combien de personnes représentaient alors le contingent bosniaque en mesure d’intervenir dans le secteur ?

M. Hasan Muratovic : Je ne sais pas, mais étant donné qu’il y avait entre 30 000 et 40 000 personnes dans l’enclave, on peut supposer qu’il y en avait au moins 6 000 à 7 000 capables de se défendre en étant armées.

Le Président François Loncle : Est-ce le général Delic qui commandait ?

M. Hasan Muratovic : Oui. Le 9 juillet, environ 3 000 réfugiés du côté Sud ont quitté leurs maisons et sont venus vers le centre de la ville. Ce jour-là, les Serbes, en occupant encore 5 autres points d’observation des Nations unies, ont pris en otage 30 autres soldats des Nations unies. Nous avons de nouveau demandé les frappes aériennes. Mais M. Akashi et le général Janvier n’ont rien entrepris. Si on résume la situation, il y avait 30 soldats hollandais en otage et 3 000 personnes qui avaient déjà quitté la partie Sud. On demande une deuxième fois des frappes aériennes, mais ils ne font rien. Le général Janvier a téléphoné au général Tolimir, le commandant serbe, mais n’a jamais téléphoné à Srebrenica. Avant la fin de la tragédie, il appellera encore six fois le général Tolimir, mais n’appellera jamais ni Sarajevo, ni Tuzla, ni Srebrenica.

Le Président François Loncle : Pourquoi le général Janvier téléphonait-il au général Tolimir ?

M. Hasan Muratovic : Je l’ignore ; peut-être tentait-il d’arrêter l’attaque serbe. Le soir du 9 juillet, l’OTAN avait prévenu le général Janvier que, dès 6 heures le lendemain matin, ses avions seraient prêts à agir si une demande en ce sens était faite. Le général Janvier termine la réunion de nuit avec ses collaborateurs en leur indiquant qu’ils décideront le lendemain matin s’il faut demander de l’aide. Nous arrivons au 10 juillet. Comme les Serbes s’étaient déjà trop approchés du centre de la ville, les unités des Nations unies érigent alors 4 barrages sur 4 points qui mènent vers la ville. Puis elles demandent, dès le matin pour la troisième fois, les frappes aériennes. Bien que l’OTAN ait informé que les avions seraient prêts dès le lendemain matin à 6 heures, personne ne leur a demandé d’intervenir, ils n’ont donc rien fait. De même, rien n’a été fait à Zagreb pendant toute la journée. A 18 heures 30, on a demandé, une nouvelle fois, par Tuzla, les frappes aériennes.

Le Président François Loncle : Le général Janvier était-il à Zagreb ?

M. Hasan Muratovic : Oui, il était en permanence à Zagreb. A 19 heures, le général Janvier a été informé par ses collaborateurs que les avions étaient prêts. A 19 heures 55, il a tenu une réunion avec ses collaborateurs lors de laquelle il leur a indiqué qu’il ne connaissait pas les cibles et qu’il ne savait pas sur quoi tirer. Un rapport des Nations unies prouve que ses collaborateurs lui ont dit que les cibles étaient connues et qu’il y avait, sur le terrain, des hommes capables de guider les frappes.

Il n’a pas réagi, mais à 21 heures 15, il a téléphoné de nouveau au général serbe Tolimir. A 21 heures 25, il a essayé de joindre Mladic. Je ne sais pas s’il l’a obtenu, mais il est certain qu’il a laissé le message suivant aux Serbes : " Je ferai tout pour que nous n’utilisions pas la force, mais il y a des limites ".

M. Pierre Brana : Mais comment savez-vous cela ?

M. Hasan Muratovic : C’est dans la documentation des Nations unies qui est à votre disposition.

Le Président François Loncle : Est-ce la documentation qui a été utilisée dans le rapport de Kofi Annan ?

M. Hasan Muratovic : Oui.

Le Président François Loncle : Y compris les horaires des communications téléphoniques ?

M. Hasan Muratovic : Tout à fait.

M. Pierre Brana : Je ne me souviens pas d’avoir lu cette phrase.

M. Hasan Muratovic : Elle est dans le rapport. Durant cette nuit du 10 au 11 juillet, une fois de plus, il a été décidé que les avions de l’OTAN seraient prêts le lendemain matin à 6 heures et que c’est le matin même que la décision des frappes aériennes serait prise. Cette nuit-là, Janvier envoie un rapport à New York dans lequel il dit entre autres : " Tous ceux qui le veulent peuvent être évacués dans un délai de 48 heures vers Tuzla ". Personne n’a jamais parlé de l’évacuation, c’est le premier document où l’on parle de l’évacuation des populations vers Tuzla.

Toute la tragédie tournera ensuite autour de cette affaire d’évacuation, d’où on peut conclure qu’il a déjà dû discuter avec Mladic de l’évacuation. On s’interroge sur le pourquoi de cette phrase dans ce rapport. A minuit, nos hommes à Srebrenica ont été informés que, le lendemain matin à 6 heures, il y aurait des frappes aériennes massives. On leur a demandé de s’éloigner le plus possible des lignes de contact avec les Serbes, ce qui a affaibli le peu de défense qu’ils avaient.

Le 11 juillet, à 4 heures, tout le monde à Srebrenica attendait les frappes aériennes et tout ceux qui devaient guider les avions étaient à leur poste. Mais personne n’a demandé ces frappes, et il ne s’est rien passé. Ce n’est que vers midi qu’on a entamé, à Zagreb, les négociations sur ces frappes. Pendant qu’on menait ces négociations, la ville de Srebrenica est tombée.

Je voudrais attirer votre attention sur les faits suivants. D’après ce que nous savons, le général Janvier a promis à Mladic, pendant cette rencontre secrète, qu’il n’utiliserait jamais des frappes aériennes contre lui. Même si nous avons demandé à six reprises ces frappes aériennes, même si ses soldats étaient pris en otages, le général Janvier n’a jamais ordonné ni les frappes aériennes, ni de rendre leurs armes aux habitants de Srebrenica. Il explique, dans son rapport, que l’évacuation de la population vers Tuzla pouvait se faire en 48 heures. Cependant, chaque jour, il a laissé passer la journée pour tenir des réunions de nuit, disant alors que ce serait le lendemain matin qu’il prendrait la décision. Il a en permanence été en contact téléphonique avec Tolimir et Mladic, mais jamais avec son personnel à Srebrenica, Tuzla ou Sarajevo. Pendant l’attaque, il a déclaré aux Serbes qu’il ferait tout pour ne pas les attaquer, mais qu’il y avait des limites.

Reste un dernier document que je voudrais citer. M. David Arland, un des rapporteurs principaux des Nations unies, connaît ce document. M. Arland est un haut fonctionnaire des Nations unies qui se trouve actuellement au Timor oriental. Dans ce rapport du 9 juillet que le général Janvier envoie aux Nations unies, il écrit que personne ne lui a jamais demandé de frappes aériennes. Or on sait que six heures auparavant, il a personnellement reçu cette demande. En matière de renseignements, je pense également à M. Ken Biser. Il pourrait certainement vous en donner beaucoup, car il était à la base de la FORPRONU à Tuzla pendant la tragédie.

Je suis désolé de vous exposer de telles choses, mais je suis profondément persuadé que les coupables de la tragédie de Srebrenica sont Mladic, M. Akashi et le général Janvier. Celui-ci aurait pu empêcher cette tragédie.

Le Président François Loncle : Que reprochez-vous exactement à M. Akashi ?

M. Hasan Muratovic : C’était le supérieur du général Janvier, d’une certaine manière.

M. Jean-Noël Kerdraon : Vous avez dit que le 10 juillet, il y avait des guideurs au sol pour permettre les frappes aériennes. Ces guideurs au sol étaient-ils bosniaques ou néerlandais ? Par ailleurs, qu’est-ce qui vous permet d’affirmer leur présence sur place ?

M. Hasan Muratovic : Il y avait des personnels de la FORPRONU ou de l’OTAN qui étaient là-bas pour cette seule raison. Ils étaient dans d’autres endroits. Ils étaient toujours à disposition.

M. Jean-Noël Kerdraon : Mais il semble que les Hollandais ne souhaitaient pas, pour leur propre sécurité, des frappes aériennes.

M. Hasan Muratovic : Les Hollandais ont demandé à six reprises les frappes aériennes. Le 9 juillet au soir, le général Janvier a reçu un document du Gouvernement hollandais - je ne sais pas s’il provenait du Ministre de la Défense - selon lequel les Hollandais voulaient des frappes aériennes, même si tous leurs soldats restaient pris en otages.

Le Président François Loncle : Du côté bosniaque, avez-vous entendu parler d’un échange politique possible, sous la responsabilité du Président Izetbegovic, de la ville de Vogosca, dans la banlieue de Sarajevo, contre Srebrenica ?

M. Hasan Muratovic : J’ai lu cela. Ce sont des spéculations. J’étais très bien informé et pourtant, je ne l’ai jamais entendu dire.

Le Président François Loncle : On nous dit que Vogosca, au Nord de Sarajevo, avait fait l’objet d’un accord entre MM. Izetbegovic et Karadzic, pour permettre de lever l’encerclement de Sarajevo. En échange de cela, Srebrenica était laissée aux Serbes. C’est une des raisons pour lesquelles le Président Izetbegovic rappelle Naser Oric qui n’était probablement pas d’accord avec ce troc.

M. Hasan Muratovic : En premier lieu, depuis le début de la guerre, le Président Izetbegovic n’a jamais rencontré seul à seul Karadzic. Chaque fois que Karadzic émettait ses propres propositions, il déclarait en avoir parlé au Président Izetbegovic.

De plus, si jamais un tel échange avait fait l’objet de discussions, cela aurait été en présence d’un observateur de la communauté internationale. Je sais que, dans les milieux bosniaques, il n’en a jamais été question. De tels signes existaient de la part de Karadzic. Notre stratégie était d’essayer de garder, à n’importe quel prix, tous les endroits à proximité de la Drina. Tout ce qui nous éloignerait de la Drina était inacceptable.

Le Président François Loncle : Pourtant, il y a une réalité de la négociation sur cette commune de Vogosca.

M. Hasan Muratovic : Je ne suis pas au courant. Pourquoi échangerait-on une de nos villes contre une autre de nos villes, alors que ces deux villes nous appartiennent déjà ?

Le Président François Loncle : Non, au départ, Vogosca est une commune serbe.

M. Hasan Muratovic : Ils l’ont occupée, tout comme ils ont occupé d’autres villes, mais les Serbes n’ont jamais été majoritaires à Vogosca.

Mme Marie-Hélène Aubert : Après la chute de l’enclave, qui s’est préoccupé des populations civiles qui fuyaient et comment expliquez-vous que personne n’ait cherché à empêcher le tri des hommes et leur massacre ? Par ailleurs, à partir de quel moment avez-vous été informé des crimes horribles commis sur place ?

M. Hasan Muratovic : Nous étions en permanence informés de ce qui se passait dans l’enclave, de différentes manières, mais principalement par les lignes téléphoniques des Nations unies. Nous avons toujours donné instruction à nos gens de ne pas quitter Srebrenica. Nous avons demandé aux Nations unies de garder la population sur place et de s’en occuper, étant donné qu’il s’agissait d’une zone protégée. Même lorsque les populations ont été transportées à Kladen et à Tuzla, nous avions déjà demandé aux Nations unies de les mettre à l’abri dans les bases de la FORPRONU. Comme c’était des populations civiles, la FORPRONU se devait de les protéger. Nous savions ce qui leur arriverait si leur transport était organisé par les soldats de Mladic, car dans nombre d’endroits que les Serbes avaient occupés auparavant, le scénario avait été le même.

Mme Marie-Hélène Aubert : Mais vous saviez que le bataillon hollandais sur place n’avait pas énormément de moyens. Avez-vous demandé des moyens supplémentaires ou un envoi de militaires de l’ONU pour accompagner les populations civiles ?

M. Hasan Muratovic : Pendant toute la guerre, le comportement des Serbes a été tel que chaque fois qu’ils se trouvaient face à une réelle menace de la communauté internationale, ils arrêtaient leur action. Nous savions qu’ils n’oseraient pas tuer les soldats des Nations unies. Ils ne les ont d’ailleurs pas tués, ce qui prouve que la communauté internationale avait une certaine autorité. Mais ce n’était pas nous qui pouvions ordonner les frappes aériennes. Nous les avons demandées sachant qu’elles pouvaient être une solution.

M. Pierre Brana : Avez-vous relayé la demande de vos hommes sur place de reprendre les armes qui étaient sous le contrôle de la FORPRONU ?

M. Hasan Muratovic : Non, ce type de demande ne passait pas par moi, mais par les militaires. Notre armée s’est adressée au bataillon hollandais en lui demandant de nous rendre nos armes parce que, durant les derniers jours, le bataillon hollandais et notre armée avaient créé une défense commune. Néanmoins les Hollandais ne les leur ont pas rendues.

M. Pierre Brana : Comme vous étiez en communication permanente, vous avez dû être informé immédiatement de ce refus. A cet égard, une démarche officielle pour récupérer ces armes a-t-elle été entreprise auprès de l’ONU par l’état-major de l’armée bosniaque, par vous-mêmes ou alors cette demande est-elle restée purement au niveau local ?

M. Hasan Muratovic : Il y avait une structure qui permettait la coopération entre notre armée et les Nations unies. Notre armée a demandé, à tous les niveaux et par l’intermédiaire de toutes les structures, la restitution de ces armes.

M. Pierre Brana : Cette structure était-elle à Sarajevo ?

M. Hasan Muratovic : A Sarajevo, à Tuzla et à Srebrenica. Elle correspondait à la structure de la FORPRONU. Il y avait des organes communs.

M. Pierre Brana : Comment expliquez-vous l’absence de M. Naser Oric au moment de l’attaque ?

M. Hasan Muratovic : Naser Oric ne voulait rentrer à Srebrenica que dans un hélicoptère blindé spécial, mais on ne pouvait pas le lui assurer.

M. Pierre Brana : Etait-ce parce que l’hélicoptère précédent avait été abattu ?

M. Hasan Muratovic : Oui.

Mme Marie-Hélène Aubert : A votre avis, à partir de quel moment le général Janvier a-t-il pu être informé de l’ampleur des massacres ?

M. Hasan Muratovic : Je l’ignore. Mais c’est quelque chose que nous demandions chaque jour, car il faisait beau et nous savions que les Américains avaient tout filmé à partir des satellites et des avions. Nous leur avons demandé de découvrir par quel chemin les populations s’enfuyaient. Nous avons aussi demandé à la FORPRONU d’envoyer ses forces pour les protéger, pour que ces populations puissent passer. Personnellement, j’ai appelé au moins trois fois par jour l’ambassadeur américain pour lui demander cela.

Mme Marie-Hélène Aubert : Que vous répondait-il ?

M. Hasan Muratovic : Il répondait que les Américains n’arrivaient pas à découvrir où étaient ces populations.

Mme Marie-Hélène Aubert : Les Américains ont-ils donné des renseignements à ce sujet à ce moment-là ?

M. Hasan Muratovic : Ils prétendaient ne pas avoir d’informations, mais par la suite, ils ont publié les photos. Cela veut dire qu’ils les avaient déjà à l’époque.

M. Pierre Brana : Quand très exactement avez-vous eu connaissance des premiers massacres ?

M. Hasan Muratovic : Je ne peux pas vous le dire exactement, mais c’était assez tard, peut-être sept ou huit jours après. Tout le reste reposait sur des suppositions. Quand les réfugiés ont commencé à arriver à Tuzla, ils ont dit que beaucoup avaient été tués ou capturés.

Mme Marie-Hélène Aubert : Vous-même aviez-vous alors imaginé que Mladic était capable d’une telle chose ?

M. Hasan Muratovic : On pouvait supposer qu’ils tueraient un grand nombre d’hommes entre quinze et cinquante-cinq ans.

M. Pierre Brana : Vous l’aviez envisagé ?

M. Hasan Muratovic : Oui, parce que les Serbes l’avaient déjà fait auparavant, dans d’autres villes, mais jamais on n’aurait pu imaginer qu’ils pourraient tuer 8 000 personnes.

Mme Marie-Hélène Aubert : Selon vous, qu’est-ce qui a poussé Mladic à organiser des massacres d’une telle ampleur ?

(M. Hasan Muratovic se prend la tête entre les mains et se met à pleurer.)

Mme Marie-Hélène Aubert : Je suis désolée.

Le Président François Loncle : Selon vous, pour quelles raisons profondes le général Janvier a-t-il refusé jusqu’au bout les frappes aériennes ? Est-ce seulement parce qu’il avait conclu un accord avec Mladic, parce que M. Akashi lui demandait formellement ou que lui-même, d’un point de vue militaire, était convaincu qu’il s’agissait d’une mauvaise solution ?

M. Hasan Muratovic : Le général Janvier était sous une grande pression pour libérer les otages. Je crois que c’est sous cette pression qu’il a conclu cet arrangement avec Mladic selon lequel il ne l’attaquerait pas. Je suppose qu’il tenait sa parole de général donnée à Mladic. Il a appelé Mladic, mais Mladic ne voulait pas lui répondre. Si Mladic lui avait fait part de ses intentions, je suppose que le général Janvier lui aurait répondu qu’il avait promis, mais que là il allait trop loin et qu’on ne pouvait pas laisser faire cela.

M. Pierre Brana : Vous savez que le général Janvier oppose une dénégation absolue à cette thèse.

M. Hasan Muratovic : Je peux tout à fait le supposer.

M. Pierre Brana : Avez-vous des documents, des témoins ou d’autres éléments qui pourraient corroborer cette affirmation ?

M. Hasan Muratovic : M. Akashi a confirmé qu’ils se sont rencontrés en secret, quand ils ne devaient pas se rencontrer.

M. Pierre Brana : Il n’a jamais confirmé qu’il y aurait eu un accord de cet ordre, puisque, au contraire, M. Akashi apporte également une dénégation à l’accord que vous envisagez.

M. Hasan Muratovic : Il n’a jamais évoqué les sujets dont ils ont discuté.

Mme Marie-Hélène Aubert : En revanche, selon nos informations, ce rendez-vous a été confirmé et Mladic a fait cette proposition. Mais il nous a été dit qu’elle n’avait pas été acceptée par le général Janvier.

M. Hasan Muratovic : Tout ce que je viens de vous exposer va dans le sens qu’il a accepté cette proposition.

Le Président François Loncle : Nous sommes très sensibles à votre témoignage qui nous est très précieux. Si vous avez d’autres éléments à apporter à notre Mission d’information, n’hésitez pas à nous les transmettre. Lorsque vous avez évoqué la possibilité de rendre les armes aux Bosniaques, cela n’aurait-il pas de toute façon entraîné des combats et une confrontation tout aussi atroce ?

M. Hasan Muratovic : Les Serbes ne disposaient pas de grandes forces sur Srebrenica. Si on avait détruit deux ou trois chars, ils auraient renoncé. Il est certain que si les chars avaient été détruits par les Français ou les Hollandais, ils seraient partis.

Le Président François Loncle : Les Serbes n’avaient peut-être pas de grandes forces, mais ils ont pris facilement les points stratégiques situés en altitude.

M. Hasan Muratovic : C’est aux Hollandais qu’ils ont pris les points de contrôle.

M. Pierre Brana : A combien peut-on évaluer les forces serbes qui ont pris Srebrenica ?

M. Hasan Muratovic : Il y a différentes versions. Cependant, que ce soit du coté serbe ou autre, il n’a jamais été question de plus de 1 000 hommes, voire de 500.

M. Pierre Brana : Entre 500 et 1 000 hommes.

M. Hasan Muratovic : Ce sont les informations que nous avions, mais les Serbes le savent, ils peuvent vous le dire, maintenant ce n’est plus un secret.

Le Président François Loncle : A deux reprises, le général Janvier, général de l’armée de terre et non pas de l’air, nous a dit que s’il avait été à la place des Hollandais, il se serait battu. Qu’en pensez-vous ?

M. Hasan Muratovic : Bien sûr qu’ils auraient dû se battre.

Le Président François Loncle : Les Hollandais ont donc une part de responsabilité.

M. Hasan Muratovic : Bien sûr. Il est certain que le général Janvier ne voulait pas que Srebrenica tombe. Il avait tenté de convaincre le général Tolimir, qu’il a eu un grand nombre de fois au téléphone, de ne pas prendre la ville, mais l’erreur commise par le général Janvier a été de ne pas utiliser la force. Il a négocié avec les Serbes au lieu d’appliquer ce qui était déjà prévu avec les plans de l’OTAN. Les Serbes lui ont menti, ils lui ont dit que c’étaient de fausses informations, qu’ils n’avançaient pas, etc. Ce sont les informations que l’on tire de ces entretiens téléphoniques.

M. Jean-Noël Kerdraon : Quelle appréciation portez-vous sur la présence des Hollandais, durant les derniers mois, à Srebrenica ?

M. Hasan Muratovic : Il y a deux rapports ici sur ce point. Pour notre part, nous ne nous sommes jamais attendus à ce que les Hollandais défendent Srebrenica, mais plutôt à ce qu’ils maintiennent la paix, selon tous les accords conclus entre les Nations unies et les parties en conflit. Les Hollandais étaient bien équipés, ils auraient pu détruire 50 chars avec l’armement dont ils disposaient.

M. Pierre Brana : Sait-on combien d’armes les Bosniaques ont remis à l’ONU à Srebrenica ? Par ailleurs, avec les armes qui étaient gardées dans les entrepôts de l’ONU à Srebrenica, combien de Bosniaques aurait-on pu armer pour résister à l’agression serbe ?

M. Hasan Muratovic : Nous avions des hommes armés à Srebrenica car nous les avions armés secrètement après la démilitarisation. Si ces hommes avaient rendu les armes, cela aurait fait 1 500 personnes en plus. La restitution des armes aurait pu avoir un effet psychologique sur les Serbes. S’ils avaient appris que les Nations unies rendaient leurs armes aux Bosniaques, les Serbes n’auraient plus osé avancer.

M. Pierre Brana : Arithmétiquement, si les chiffres que vous donnez sont exacts, le rapport de force était dans le camp bosniaque.

M. Hasan Muratovic : Oui.

M. Pierre Brana : Si l’on résume la situation, il y avait 1 000 Serbes contre 1 500 Bosniaques, aidés par les Hollandais et une configuration géographique telle que l’attaquant par cette route escarpée était handicapé par rapport à celui qui était en position défensive.

M. Hasan Muratovic : Oui, mais la défense des zones protégées a été définie de la façon suivante : les unités de la FORPRONU défendant de l’intérieur, avec un appui aérien de l’extérieur. Cette aide aérienne était fondamentale pour la défense.

M. Pierre Brana : Je partage votre point de vue. J’ai simplement voulu démontrer que même sans l’intervention de la force aérienne, un ordre de se défendre donné aux Néerlandais, avec l’autorisation d’armer les Bosniaques, aurait pu être suffisant pour résister à l’invasion serbe.

M. Hasan Muratovic : En effet, cela aurait pu être suffisant, mais le général Janvier n’a pas donné cet ordre. Il était commandant de toutes les forces de la FORPRONU, et il n’a pas ordonné à l’infanterie de se battre. Il a simplement donné un ordre militaire, celui de contrôler ces quatre points, en leur indiquant qu’ils disposeraient de l’aide aérienne dès 6 heures le lendemain matin.

M. Pierre Brana : Vous corroborez mes propos. Les frappes aériennes auraient pu arrêter l’agression serbe. A défaut d’une intervention aérienne, pour une raison technique, l’ordre de se défendre et d’armer les Bosniaques aurait également pu contrer l’invasion.

M. Hasan Muratovic : En effet, mais le général Janvier ne l’a pas ordonné.

Mme Marie-Hélène Aubert : Cette semaine-là, avez-vous été en contact avec le général Rupert Smith, ou y a-t-il eu des contacts entre vos représentants et le général Smith ?

M. Hasan Muratovic : Le général Rupert Smith était alors absent. Nous n’avons communiqué ni avec M. Akashi, ni avec le général Janvier. C’était un Hollandais, le général Nicolai, qui remplaçait le général Rupert Smith.

Mme Marie-Hélène Aubert : Le général Rupert Smith n’a-t-il pas cherché à prendre contact ?

M. Hasan Muratovic : Ils l’ont probablement contacté. Mais les représentants de la communauté internationale étaient plutôt absents en règle générale. Le chef des secteurs civils était également absent des Nations unies. C’était la période du changement de responsable des secteurs civils. Mais nous étions en contact permanent. Nos bureaux étaient distants d’une cinquantaine de mètres, donc on se voyait toute la journée et on communiquait entre nous.

Mme Marie-Hélène Aubert : Le fait que le général Rupert Smith et d’autres responsables étaient en vacances ou ailleurs peut-il être considéré, selon vous, comme un élément qui aurait pu pousser les Serbes à avancer ?

M. Hasan Muratovic : Non. C’est Zagreb qui prenait les décisions. On nous apportait les preuves selon lesquelles ils avaient demandé des frappes aériennes, mais eux ne pouvaient pas les ordonner. Nous aussi, nous avons fait pression à Tuzla et là aussi, on nous a montré les preuves selon lesquelles les frappes aériennes avaient été demandées. A partir de la Bosnie, tout ce qui devait être fait a été fait. C’est Zagreb ensuite qui décidait. L’OTAN nous répétait en permanence que leurs avions étaient prêts. Un jour, les avions sont restés six heures en l’air en attendant l’ordre qui n’est jamais arrivé.

Mme Marie-Hélène Aubert : En d’autres termes, le général Rupert Smith était connu pour être plus favorable à l’emploi de la force aérienne.

M. Hasan Muratovic : Il était favorable aux frappes aériennes et il disait toujours qu’il attendait le jour où il pourrait attaquer les Serbes.

Mme Marie-Hélène Aubert : Avez-vous eu des contacts avec le général Rupert Smith après la chute de Srebrenica, quand il est revenu ?

M. Hasan Muratovic : Oui, j’ai toujours eu des contacts avec lui.

Mme Marie-Hélène Aubert : Avez-vous discuté de ces événements ?

M. Hasan Muratovic : Bien sûr que nous en avons discuté.

Mme Marie-Hélène Aubert : Qu’en pensait-il ?

M. Hasan Muratovic : Le général Rupert Smith a toujours pensé que c’était une erreur fatale de ne pas avoir ordonné les frappes aériennes.

Le Président François Loncle : Je vous remercie infiniment, Monsieur l’Ambassadeur, pour la qualité de votre témoignage, due aux fonctions que vous occupiez à l’époque. Vous nous avez fait part d’éléments importants pour notre rapport, que nous vous enverrons dès sa publication.

M. Hasan Muratovic : Les informations dont je disposais me parvenaient toujours de sources très sûres. J’entretenais de bonnes relations avec tous les responsables des Nations unies, à part M. Akashi. A un moment, lorsque nous ne voulions plus communiquer avec M. Akashi, je n’ai communiqué qu’avec le général Janvier. Un jour, lorsque je suis allé à Zagreb, M. Akashi a refusé que je rencontre le général Janvier avant de le rencontrer lui. Pour ma part, je ne voulais pas lui parler, je ne voulais parler qu’au général Janvier. Finalement, cela s’est passé ainsi : il est lui-même venu dans le bureau du général Janvier.

Le Président François Loncle : Les fonctions que vous occupez aujourd’hui vous permettent-elles de considérer avec optimisme l’avenir de la Bosnie-Herzégovine, malgré tous les drames que ce pays a connus ?

M. Hasan Muratovic : Oui, mais il faudra du temps. Les blessures sont beaucoup plus profondes qu’elles ne le laissent paraître de l’extérieur. De même que les conséquences de la guerre et ses blessures ont une grande influence. Cependant, les Bosniaques sont des gens bien, mais ils avaient de mauvais politiques. Les Serbes sont aussi des gens bien, et eux avaient de mauvais généraux et de mauvais politiques.


Source : Assemblée nationale (France)