Procès-verbal de la séance du 15 avril 2003

Présidence de M. Patrick Ollier, Président

Le témoin est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, le témoin prête serment.

M. le Président : Maître, vous avez été désigné le 14 novembre 2002, conciliateur par le président du tribunal de commerce de Créteil. A ce titre, vous avez participé aux négociations entre Air Lib, les pouvoirs publics et IMCA, qui se sont conclues par un échec le 6 février 2003. Par ailleurs, avant d’être désigné conciliateur, vous étiez le mandataire ad hoc d’Air Lib. Je propose que vous nous exposiez dans votre introduction les conditions dans lesquelles vous avez été désigné conciliateur et que vous nous relatiez dans ses grandes lignes les différentes étapes de votre mission.

M. Hubert LAFONT : Monsieur le Président, en préalable, je dois vous informer que je suis tenu par la loi de 1984 au respect de la confidentialité d’un certain nombre d’éléments en rapport avec la procédure de conciliation.

J’ai été désigné en qualité de mandataire ad hoc par une ordonnance du tribunal de commerce de Créteil du mois de janvier 2002 en raison des difficultés que rencontrait alors la société que nous allons appeler Air Lib par opposition aux sociétés précédentes qui s’appelaient AOM et Air Liberté. Le nom réel de la société est Société d’exploitation AOM-Air Liberté. Nous l’appellerons si vous le voulez Air Lib, pour éviter toute confusion dans les dénominations.

Au terme d’un jugement en date du 27 juillet 2001, la société Air Lib a été déclarée cessionnaire des éléments de l’actif de la société AOM-Air Liberté, elle-même déclarée en redressement judiciaire vers le mois de juin 2001. La solution présentée par M. Corbet qui, à l’époque, agissait au nom d’une société dite Holco - Holding Corbet, dont le siège est à Paris et qui est une société de droit français -, est apparue au tribunal, sinon comme la meilleure, du moins la moins mauvaise. Les propositions de reprise de l’ensemble du fonds de commerce AOM-Air Liberté étaient au nombre de quatre ou cinq. L’une émanait d’un ancien dirigeant de la société et celle-ci avait été formellement repoussée par toutes les organisations représentatives du personnel. Deux ou trois autres solutions présentaient de graves lacunes quant à leur financement, c’était le cas de la solution FIDEI, ou quant à leur sérieux, c’était le cas des autres propositions qui relevaient de la plaisanterie.

Le tribunal a donc choisi la solution HOLCO-Corbet, comme étant techniquement celle qui pouvait représenter une issue aux difficultés que rencontrait AOM-Air-Liberté. Il y avait à l’époque environ 3 500 salariés sur la seule société AOM-Air-Liberté, qui résultait elle-même de la fusion ou du rapprochement de cinq ou six autres compagnies aériennes ayant connu des difficultés, les principales étant TAT, Minerve, Air-Liberté ancienne formule, AOM. Cette solution reposait essentiellement sur un financement qui devait être fourni par le groupe Swissair, actionnaire de référence de la société AOM-Air Liberté à hauteur d’1 milliard 600 millions de francs, cette somme devant être partagée dans des conditions que le tribunal a appréciées de façon non égalitaires entre la société nouvelle Air Lib et la société Air Littoral.

En ce qui concerne la société Air Lib, elle devait recevoir 1 milliard 200 millions de francs et en réalité, elle n’a perçu qu’1 milliard 50 millions, c’est-à-dire 150 millions de moins que sa dotation initiale sur laquelle avait été bâti le business-plan. Encore faut-il ajouter que les 50 millions ont été conservés par les administrateurs de l’ancienne société au motif qu’il existait des comptes pendants entre les différentes sociétés.

La première des difficultés rencontrées par Air Lib a été une insuffisance de fonds de fonctionnement, c’est-à-dire de fonds propres, puisque ces fonds de dotation devaient s’assimiler à des fonds propres.

La deuxième difficulté est provenue du fait que, comme je l’indiquais précédemment, la société cédante, AOM-Air Liberté, résultait du rapprochement dans des conditions mal gérées de cinq ou six compagnies, ce qui amenait à constater l’existence de cinq ou six catégories de personnels, régis par des conventions collectives et des normes de salaires différentes et répondant à des organisations sociales différentes. A titre d’exemple, le comité d’entreprise de la nouvelle société qui avait repris 2 700 salariés en direct de l’ancienne, avait comme représentation sociale près d’une centaine de personnes car il y avait des sections syndicales pour chacune des anciennes compagnies. C’est ainsi qu’il y avait, par exemple, quatre ou cinq représentations CGT, avec un titulaire et un suppléant pour chacune, et qui ne se présentaient pas sous un front uni, mais avec des positions différentes et des langages différents. M. Corbet a donc eu de très grandes difficultés à gérer cet ensemble.

J’ajoute qu’en ce qui concerne le statut proprement dit des personnels, il pouvait très bien se trouver que dans le même avion, le pilote, le co-pilote, le personnel navigant et commercial obéissaient chacun à des conventions collectives différentes. Ainsi en était-il du système des repos compensateurs ou des congés.

La deuxième constatation - je parle des éléments qui ont pu empêcher Air Lib de prospérer normalement - était que la société cédante avait subi, du fait de sa composition hétéroclite et du prononcé du redressement judiciaire en mai-juin 2001, un contrecoup commercial très important. Les passagers avaient choisi d’autres moyens de transport car les lignes n’avaient pas été desservies régulièrement, ce qui avait entraîné une désaffection à l’égard de la compagnie.

M. Corbet a fait un effort important, qui consistait à essayer de rationaliser et de remettre cet ensemble complexe en état de marche. Il n’y est pas parvenu. Plusieurs raisons expliquent cet échec : le manque de financement et peut-être une sous-estimation des difficultés résultant de l’organisation matérielle et salariale des personnels, ce qui l’a conduit à opter pour une formule dite à " bas coûts ", qui a démontré qu’elle était bonne à condition de reposer sur une organisation matérielle différente. Une compagnie à bas coûts doit fonctionner avec très peu de personnel, alors qu’il y avait toujours le handicap des 2 700 salariés repris au terme du jugement de cession. Cette société donc, au mois de janvier 2002, lorsque j’ai été désigné comme mandataire ad hoc, commençait à connaître des difficultés et avait obtenu du ministre des transports de l’époque la promesse d’un prêt relais destiné à permettre d’encaisser les sommes provenant du groupe Swissair.

M. le Président : Quand cette information sur le prêt-relais vous est-elle connue ?

M. Hubert LAFONT : Lorsque j’ai été désigné le 9 janvier, puisque le prêt relais était du 9 janvier, ce qui est une coïncidence. Lorsqu’ils ont su qu’ils auraient un prêt relais de 30,5 millions d’euros, ils ont demandé un mandataire ad hoc pour se mettre un peu à l’abri de critiques quant à l’utilisation de ce prêt relais.

Les fonctions du mandataire ad hoc, je le précise, sont des fonctions de bénévolence, en ce sens qu’il ne gère pas, n’a pas la signature et ne prend pas de décision de fonctionnement mais est là comme une espèce de mentor destiné à entourer les dirigeants de ses conseils.

Ce prêt relais a été versé avec retard en deux fractions, au lieu de l’être immédiatement. Des retards matériels ont été dus à l’établissement du protocole de prêt puisque le versement a été géré non pas directement par l’Etat, mais par la Natexis Banques Populaires qui était déléguée à cet effet par les pouvoirs publics. Finalement les sommes ont été encaissées avec un mois et demi de retard, c’est-à-dire, fin février, début mars.

Les affres de l’exploitation se poursuivant néanmoins et les pertes résultant de cette inorganisation ou désorganisation se poursuivant elles aussi, les bilans d’exploitation n’étaient pas extrêmement brillants, d’autant plus que le prêt relais était assorti d’échéances extrêmement récessives, puisqu’il devait être initialement consenti pour un an et qu’il n’a été consenti ab initio que pour six mois, c’est-à-dire jusqu’au 9 juillet 2002. A cette date il a été prorogé de quatre mois jusqu’au 9 novembre 2002 et, in extremis, vers le 10 novembre jusqu’au 9 janvier ne varietur, comme date ultime.

M. le Président : Il nous a été indiqué que le prêt-relais au départ avait été consenti pour une seule période de six mois, qu’il était possible de renouveler une fois seulement, ce qui fait en tout un an. Il nous a été indiqué qu’il n’avait jamais été question que cela soit au départ pour un an.

M. Hubert LAFONT : Je n’étais pas alors mandataire ad hoc, je n’ai pas assisté aux discussions qui ont eu lieu dans le cabinet du ministre des transports de l’époque. Mais il a bien été précisé par tout le monde que c’était pour un an, car cela répondait à une règle communautaire qui fait que les prêts de sauvetage ou d’assistance financière ne doivent pas dépasser un an sauf à passer ensuite dans d’autres catégories, prêts de restructuration, etc., qui répondent à d’autres normes bruxelloises.

Il m’a toujours été précisé que le prêt était pour un an et qu’il devait n’être remboursé normalement que le 9 janvier 2003 ou transformé à ce moment-là en prêt à longue durée, mais répondant à d’autres critères.

J’ai donc pris part du mois de janvier au mois de juillet à toutes les discussions qui ont eu lieu avec les pouvoirs publics, représentés à l’époque par le CIRI et son secrétaire général. On a fourni au CIRI des documents multiples quant à l’utilisation du prêt, aux modalités de l’exploitation et à l’utilisation des fonds en provenance de la Suisse et de l’ensemble Swissair. Ces fonds ont donné lieu à une étude qui a été établie à la demande et aux frais du CIRI par les cabinets Mazars et KPMG choisis sur appel d’offres pour déterminer l’usage des fonds. Il semble que le rapport, dont je n’ai pas été destinataire, ait donné satisfaction puisque les discussions se sont poursuivies et que l’on n’a plus reparlé entre le 9 juillet et le 9 janvier de ce document.

La société a dû faire face à des besoins de trésorerie courante, qui n’étaient pas complètement pourvus par la dotation qui devait initialement être donnée. Il manquait, je le rappelle, 150 millions auxquels s’ajoutaient 50 millions conservés par les anciens administrateurs judiciaires de l’ancienne société et 300 à 350 autres millions qui résultaient de la balance de comptes croisés. Lorsque, je le précise, le 27 juillet 2001 la société Air Lib a pris possession des éléments du fonds de commerce et des 2 700 salariés, des salaires en cours étaient pendants, des congés payés étaient venus à échéance. Air Lib nouvelle formule a puisé dans sa trésorerie alors que l’assiette de ces congés payés reposait sur le redressement judiciaire. Au total, le différentiel se monte à une centaine de millions avec l’ancien redressement judiciaire et 300 millions avec l’ensemble suisse, ce qui fait que l’une des premières démarches que nous ayons entreprises a été - pour ma part en la conseillant et pour la part de M. Corbet en l’exécutant - de poursuivre la Swissair et ses émanations, c’est-à-dire toutes les compagnies satellites de Swissair et la nouvelle société Swiss pour obtenir que la dotation soit complétée à hauteur de l’engagement initial. Une cinquantaine de procédures ont été introduites, non seulement en France, mais aussi dans les pays avoisinants, Belgique, Suisse, Italie et Espagne, pour bloquer la billetterie pendante. Au moment de la liquidation judiciaire au mois de février de cette année, entre 350 et 400 millions de francs étaient bloqués, mais non attribués. Il s’agissait de saisies conservatoires effectuées auprès de tous les gens pouvant détenir des fonds pour le compte de Swiss ou Swissair. Il a été jugé par un tribunal français que la compagnie Swiss était l’héritière de Swissair et devait donc, nonobstant la procédure collective atteignant le groupe Swissair en Suisse, prendre en charge les dotations.

Voilà pour le côté financier. La compagnie perdait régulièrement de l’argent. M. Corbet pour assurer un remplissage a lancé sa formule " bas coûts ", avec notamment des ouvertures de lignes courts courriers métropolitaines ainsi que quelques ouvertures de lignes à bons résultats sur l’Algérie. Sur les trois lignes ouvertes sur l’Algérie, deux se sont révélées rentables, Oran et Alger ; Constantine a dû être abandonnée. La Libye n’était pas rentable et a dû être abandonnée avant la chute d’Air Lib. En revanche les petites destinations internes à la France se sont révélées rentables quant au remplissage puisque le coefficient de remplissage est passé de 40 à 45 % au moment où il a pris la direction à 65, voire 70 % de remplissage moyen, ce qui est à considérer, semble-t-il, par les professionnels, comme un taux acceptable.

M. le Président : Aviez-vous connaissance à ce moment-là de la manière dont étaient gérées ces nouvelles lignes ? Vous avez cité la Libye en disant qu’elle n’était pas rentable. Savez-vous pourquoi ?

M. Hubert LAFONT : Elle n’était pas rentable faute de passagers. Il n’y a pas d’échanges commerciaux suffisants avec la Libye. Bien que depuis quelques années la Libye se soit relativement ouverte au commerce occidental, elle reste un pays excessivement tatillon sur le plan administratif. Ainsi, je suis allé en Libye pour un voyage inaugural : nous avons passé quatre heures à attendre l’examen de nos visas, alors que nous devions faire l’aller et le retour dans la journée.

M. Xavier DE ROUX : Saviez-vous qu’on ne vendait pas de billets Air Lib à Tripoli ?

M. Hubert LAFONT : Je ne le savais pas, mais cela n’est pas forcément surprenant compte tenu de la façon dont l’économie libyenne semble être gérée.

M. Xavier DE ROUX : M. Corbet avait dû faire une étude avant d’ouvrir une ligne. Pourquoi a-t-il ouvert une ligne dans de telles conditions ?

M. Hubert LAFONT : Parce qu’il n’y avait plus de ligne depuis 1983 ou 1984 qui desservait l’Europe du nord-ouest à partir de la Libye. La Grande-Bretagne et la France étaient autrefois desservies par UTA. Le seul moyen d’aller en Libye consistait à passer par l’Italie et Malte.

M. le Président : Je voudrais faire une simple observation. Vous étiez à l’époque mandataire ad hoc et bientôt conciliateur...

M. Hubert LAFONT : Je n’étais pas encore conciliateur, mais il faut que vous sachiez que compte tenu des dispositions de la loi du 1er mars 1984 et des délais très contraignants que comporte la procédure de conciliation, le mandat ad hoc est en général l’antichambre de la conciliation de manière que l’on puisse bâtir les grandes lignes du plan. Cela fait, la conciliation est ouverte, puisque je vous rappelle que les délais sont de trois mois éventuellement renouvelés d’un mois et ceci sans aucun autre sursis. Si au bout de quatre mois on n’a pas signé le protocole de conciliation, la conciliation tombe. Le législateur de 1994 a modifié la sanction prévue dans la loi de 1984. La sanction en cas d’échec de la procédure de conciliation, était l’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation. Cela a été supprimé, ce qui fait que l’on peut avoir une conciliation qui reste lettre morte si elle n’a pas abouti.

M. le Président : Ma question, maître, ne porte pas sur l’histoire de la conciliation. Elle porte très précisément sur le fait que vous soyez ou pas à ce moment-là informé des conditions de mise en oeuvre d’une pratique commerciale correspondant au souci réel de rentabiliser les lignes. J’ai cité la Libye, on pourrait citer aussi l’Algérie. Mais sur la Libye, vous étiez au courant de la manière dont fonctionnait le système. Vous aviez des informations ?

M. Hubert LAFONT : La Libye n’a duré que quelques semaines puisque l’inauguration de la ligne doit se situer en octobre 2002 et la fin de l’exploitation en novembre.

M. le Président : Ma question ne porte pas sur ce détail, mais sur le fait que vous soyez ou non, à ce moment-là, informé de la manière dont l’entreprise était gérée. Etiez-vous informé de la manière dont la ligne vers la Libye était organisée ? Le système commercial fonctionnait, oui ou non ?

M. Hubert LAFONT : Non. Il n’est pas dans mon rôle d’être informé des modalités matérielles, de savoir si le guichet comporte trois ou douze salariés. Ma tâche est de déterminer au vu des comptes rendus d’exploitation si une ligne est rentable ou non. Et j’ai eu régulièrement, pratiquement tous les mois, le rapport de tous les remplissages sur toutes les lignes. C’est ainsi que je peux vous dire que les lignes étaient en progression constante pour ce qui concerne les courts courriers métropolitains, dès le premier ou le deuxième mois rentables en ce qui concerne l’Algérie, Constantine mise à part, et étaient en revanche horriblement déficitaires en ce qui concerne les lignes long courrier obligatoires sur les Antilles, la Martinique et la Guadeloupe, la Guyane n’étant pas desservie. A titre indicatif, du 27 juillet 2001 au 31 août 2002, de mémoire, la perte des Antilles s’élevait à plus de 100 millions d’euros à cause d’une sous-évaluation des frais de billets et d’une concurrence avec d’autres compagnies - comme Air France, Corsair et je ne sais quelles autres compagnies. A l’inverse, La Réunion se révélait légèrement bénéficiaire, la Polynésie, quant à elle, avait été arrêtée avant que je n’intervienne dans cette affaire, puisqu’elle était elle aussi lourdement déficitaire et du reste, je sais qu’Air France a des difficultés sur cette ligne et que c’est le territoire lui-même qui a créé sa compagnie pour desservir le territoire. J’ai donc été mis au courant des rentabilités brutes de chacune des lignes.

Je préciserai aussi que toute compagnie aérienne doit avoir une licence de transporteur aérien. Cette licence est délivrée par le ministre après avis du Conseil supérieur de l’aviation marchande (CSAM) et de la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), qui est l’organisme de tutelle des transporteurs aériens. La compagnie Air Lib n’a jamais eu de licence de transporteur qui ne soit pas assortie de délais très courts et ce fût l’une des faiblesses de tout le système mis en place. Plus le temps passait, plus les délais d’usage de licence étaient courts. Une première licence a été prorogée jusqu’en juillet 2002, puis une deuxième du 9 juillet 2002 au 9 novembre 2002, une troisième enfin qui allait jusqu’au 31 janvier 2003. Il est évident que la médiatisation de la situation d’Air Lib a fait que la presse, quelle qu’elle soit, a publié de gros titres en disant qu’Air Lib était autorisé à voler " jusqu’au ... ", ce qui n’est pas incitatif pour la clientèle qui prend des billets à longue distance. Le voyageur qui prend un billet la veille de son vol, est à peu près sûr que son avion partira le lendemain. En revanche, compte tenu des bas tarifs pratiqués, aussi bien vers les Antilles que vers les pays à courte destination, le genre de clientèle concernée n’était pas la clientèle d’affaires, qui a les moyens de payer, mais celle qui profitait de bas tarifs pour aller en vacances. A partir du moment où la presse quotidiennement rappelait que la licence Air Lib n’en avait plus que pour un laps de temps qui se réduisait chaque jour davantage, il est évident que ce rappel était dissuasif. Les taux de remplissage, qui étaient montés régulièrement jusqu’à peu près le mois de septembre, se sont mis, à partir de la campagne médiatique qui a débuté mi-octobre, à décroître à une vitesse consternante pour retomber à 45 %, c’est-à-dire au taux de départ, alors que l’on était monté jusqu’à 70%.

M. le Président : Je voudrais que vous en arriviez, maître, à la période de conciliation, car nous connaissons, hélas, l’histoire d’Air Lib. C’est le rôle que vous avez objectivement joué dans cette affaire qui nous intéresse et les informations que vous pouvez nous communiquer dans le cadre de ce rôle. M. de Roux désire vous poser une question.

M. Xavier DE ROUX : Vous faites un lien entre la détérioration de la situation de la société et le fait que ses missions d’exploitation aient été pour peu de temps. Mais, dès septembre, vous nous avez parlé des pertes massives d’exploitation qui ont duré toute l’année précédente.

M. Hubert LAFONT : Oui.

M. Xavier DE ROUX. Il est évident que même lorsque la situation était au mieux, en septembre, nous étions dans une situation de perte d’exploitation très importante. Vous avez cité le chiffre des Antilles, il est colossal.

M. Hubert LAFONT : Oui.

M. Xavier DE ROUX. La situation n’était donc pas liée à la durée de la licence.

M. Hubert LAFONT : Si, car les comptes mensuels indiquaient une évolution du ticket moyen passager et du nombre de passagers extrêmement encourageante. A titre indicatif, fin septembre, les vols " bas coûts " ne perdaient en court courrier que deux ou trois millions d’euros, ce qui était négligeable au regard de 103 millions sur les Antilles. Il y avait donc une tendance à la remontée des recettes qui faisait que l’on devait parvenir à l’équilibre. En même temps était négocié avec les pouvoirs publics qui ont soigneusement occulté le problème pendant un certain temps, l’abandon de la ligne Antilles, en conservant la ligne Réunion. Cela ne plaisait pas car il y avait une levée de boucliers des départements d’outre-mer antillais qui voulaient avoir au moins deux compagnies. Je rappelle qu’à ce moment-là Corsair avait également annoncé la fermeture de sa ligne. Qu’il ne reste plus qu’une seule compagnie ne satisfaisait pas les élus antillais.

Donc, il y avait au mois de septembre des conditions économiques qui commençaient à devenir presque normales. Je les résume : fermeture de la ligne Polynésie, ralentissement en vue de leur fermeture des lignes vers les Antilles et fermeture d’un certain nombre de lignes non rentables comme la Libye. Air Lib retrouvait avec du court courrier un taux de remplissage énorme, dépassant celui d’Air France grâce à ses tarifs, ainsi qu’une tendance à l’équilibre qui devait être confortée d’une part par les décisions de justice concernant les saisies conservatoires importantes effectuées sur les fonds Swissair et, d’autre part, par la prolongation et l’étalement dans le temps du prêt d’Etat de 30,5 millions d’euros. Si bien que M. Corbet imaginait à l’époque que l’on pourrait tant bien que mal faire la soudure avec l’arrivée du groupe IMCA.

J’en arrive au dernier volet de mon exposé ; je ne peux découper ma mission entre le mandat ad hoc et la conciliation, elle s’inscrit dans une continuité.

Le groupe IMCA se manifeste à partir de fin octobre. Le premier contact a eu lieu fin septembre et un contact plus suivi fin octobre. Pour ma part, je rencontre IMCA début novembre. IMCA est reçu en notre présence par les ministres et secrétaires d’Etat aux transports et fait des promesses en bâtissant un calendrier de ses interventions : recherche de renseignements jusqu’à début décembre, analyse et prise de décision fin décembre, le tout de manière à ce que le 9 janvier, date d’échéance théorique du prêt et le 31 janvier date d’échéance de la licence de transporteur, une solution puisse être apportée. A partir de ce moment-là, tout le monde y croyant, les deux ministres concernés ayant à juste titre interrogé et entendu M. de Vlieger représentant la société IMCA, nous avons fait prendre des renseignements notamment par l’Ambassade de France et la DREE à Amsterdam. Nous avons eu des lettres d’évidence de fonds suffisantes qui prouvaient qu’IMCA avait la possibilité financière et la surface pour intervenir dans ce dossier.

Les choses se sont dégradées à partir de la mi-décembre, sans doute pour plusieurs raisons, dont une attitude un peu restrictive des services de l’administration. Les ministres avaient donné les feux verts, mais les services ont été assez restrictifs en se réfugiant derrière un formalisme administratif qui faisait qu’ils avaient toujours l’air d’être en retrait des décisions du politique. C’était malheureusement assez fréquent.

M. le Président : Vous dites qu’en décembre des perspectives assez intéressantes se faisaient jour par rapport à ce plan proposé. A notre connaissance, le 20 novembre a eu lieu une réunion importante concernant le plan définitif.

M. Hubert LAFONT : Oui.

M. le Président : A votre connaissance, considériez-vous à ce moment-là, en tant qu’expert, que ce plan était réellement financé comme il convenait ? Aviez-vous la certitude que ce plan était financé et pouvait donc devenir opérationnel ?

M. Hubert LAFONT : Absolument, à partir du moment où les trois conditions essentielles étaient réunies. Premièrement, il fallait une intervention au niveau de la gestion. M. Corbet est certainement un excellent commandant de bord, mais il est trop professionnel de l’aviation pour être en même temps un gestionnaire. Il était entouré de gens qui techniquement étaient très bons, mais étaient trop obéissants à son égard, à moins qu’il ne fut trop autoritaire, ce qui fait qu’il n’avait pas le profil du gestionnaire.

La deuxième condition tenait dans le moratoire de paiement à l’égard des dettes anciennes et récentes d’Air Lib et la troisième dans un apport de fonds propres nouveaux pour compléter les besoins de fonds de roulement. Ces trois conditions avaient été négociées avec IMCA et par conséquent il apparaissait que dès lors que la signature d’un protocole intervenait, on pouvait fonder de sérieux espoirs sur le redémarrage d’Air Lib.

Cela ne s’est pas passé ainsi, peut-être en raison des freins administratifs dont je parlais précédemment, mis au projet de M. de Vlieger.

M. le Président : De quels freins administratifs parlez-vous exactement, maître ? La prorogation de la licence avait été accordée.

M. Hubert LAFONT : Non, monsieur le Président. La licence allait jusqu’au 31 janvier. J’ai été convoqué trois fois au CSAM, trois fois on m’a répondu : " on va voir, si... ". Ce n’est pas ainsi que l’on bâtit un volume d’affaires. D’autant que pendant ce temps-là la presse se pressait aux portes du CSAM, bénéficiait d’informations et annonçait à gros titres que la licence expirait le 31 janvier.

Peut-être est-ce un malentendu du fait du caractère et des usages des candidats hollandais, mais l’on a vu, indépendamment de toute mauvaise foi, sur laquelle je n’ai pas à prendre position, le zèle de M. de Vlieger d’abord se ralentir, puis de nouvelles exigences survenir et là, peut-être psychologiquement, y a-t-il eu une erreur du côté français. Chaque fois que M. de Vlieger arrivait avec une nouvelle exigence, on commençait par lui dire non, mais dans les deux ou trois jours qui suivaient, on l’acceptait ; moyennant quoi M. de Vlieger a sans doute imaginé qu’il aurait ce qu’il voulait. Le dernier exemple, qui est celui de l’échec de la conciliation est patent. Le protocole de conciliation était au point. Nous avions passé plusieurs journées à raison de quatre à six heures par jour à établir mot par mot un protocole qui avait la convenance des trois parties en présence : M. Corbet, l’Etat et IMCA. Nous étions tombés d’accord avec ce protocole qui avait été de surcroît traduit en anglais puis en hollandais. M. de Vlieger avait annoncé par tout une série de lettres adressées à moi-même ou à M. le Président de la République - nous étions ses deux interlocuteurs préférés - qu’il serait là tel jour à telle heure. Le lendemain, sur mes interventions, il me disait qu’il avait eu un empêchement et qu’il viendrait le lendemain. A telle enseigne que le dernier jour, le 5 février, il a demandé à être reçu à sept heures du soir par Messieurs de Robien et Bussereau ; il n’est arrivé qu’à neuf heures du soir. M. de Robien m’a téléphoné pour me dire de me tenir prêt avec mon protocole qui serait signé dans la soirée. A 3 h 50 du matin, j’ai reçu un coup de téléphone me prévenant que c’était l’échec du protocole, d’où le rapport au président du tribunal de commerce et l’ouverture d’une procédure de liquidation le 17 février.

Un jeu de rôles dans cette affaire a été interprété par les différentes parties avec des tonalités différentes par les uns et par les autres. La dernière condition posée par IMCA n’est pas secrète, la presse en a eu connaissance et l’a publiée : elle tenait à l’octroi par Airbus Industrie de prix préférentiels sur une série de vingt-neuf Airbus A 320 qui n’était ni du ressort des ministres, ni d’Air Lib, ni de Corbet, ni de moi à plus forte raison.

M. le Rapporteur : Vous avez été mandataire ad hoc de la société Air Lib. Avez-vous vu des comptes ?

M. Hubert LAFONT : Je répondrai très clairement. Il y a eu des comptes, il y a eu aussi, avec un peu de retard autorisé par le président du tribunal, conformément à la loi de 1966, un bilan au 31 décembre 2001 soumis aux actionnaires dans la seconde moitié de 2002 et il y avait des comptes au 30 juin 2002. Malheureusement je n’ai pas eu les comptes définitifs au 31 décembre 2002, puisque je suis parti le 17 février, date à laquelle ils n’étaient pas encore définitivement établis. Il s’agit là des bilans officiels, en la forme des bilans de société.

Il y avait aussi tous les mois un rapport complet sur les engagements financiers, les engagements résultant de l’exploitation, les recettes et la trésorerie. La comptabilité a été bien tenue en la forme, j’entends, bien que complexe. Je ne me suis pas livré, ce n’est pas mon rôle, et sans doute n’en ai-je pas la compétence, à une expertise comptable du contenu de cette comptabilité. J’avais chaque mois des éléments relatifs à l’exploitation courante. On savait ligne par ligne les pertes de l’exploitation, notamment jusqu’au 30 octobre 2002. Par conséquent n’importe quel expert-comptable pouvait tirer à partir de là les éléments d’une comptabilité probante.

M. le Rapporteur. Nous avons reçu, maître, l’expert-comptable qui avait été mandaté par le comité d’entreprise, qui nous a affirmé que, lorsqu’il a contrôlé les balances, dans le grand livre, elles étaient en retard de six à sept mois.

M. Hubert LAFONT : De quel expert parlez-vous ?

M. le Rapporteur. Celui qui avait été nommé en premier, M. Bonan, pour être précis.

M. Hubert LAFONT : Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse sur ce personnage extrêmement curieux, qui n’a jamais voulu se saisir de sa mission et qui a poursuivi la compagnie devant le juge civil pour obtenir la fixation à son profit de l’astreinte à laquelle avait été condamnée Air Lib. Il a réclamé comme tel 200 ou 300 000 euros à son profit. C’est le première fois depuis quarante années que je fais ce métier que je vois un expert réclamer des astreintes à son profit, et surtout à ce montant là. Le juge de l’exécution, d’ailleurs, très équanime, a réduit la somme à quatre ou cinq mille euros, c’est-à-dire à un montant quasiment symbolique. J’ai été en contact avec M. Bonan et j’ai assisté à plusieurs référés lancés par M. Bonan. M. Bonan est la source d’information dont je me défierais le plus ; elle est tendancieuse et mal informée.

M. le Rapporteur : Nous avons des déclarations disant que les comptes n’étaient pas correctement tenus. Ce n’est pas seulement M. Bonan qui nous l’a dit, nous avons lu les rapports de cabinets d’audit qui disent à peu près la même chose. Pour vous, qui avez été mandataire puis conciliateur pendant une petite année, les comptes existaient-ils ?

M. Hubert LAFONT : Les comptes existaient.

M. le Rapporteur. Etaient-ils fiables ?

M. Hubert LAFONT : M. le Rapporteur, nous allons mettre des nuances, si vous le voulez bien. Aux mois de juin-juillet, les comptes étaient en retard. Un gros effort a été fait par le directeur de la comptabilité qui était un professionnel averti. Les commissaires aux comptes qui siégeaient quasiment en permanence au siège de la société et que vous avez sans doute interrogés, ont apporté leur compétence et les comptes étaient en bonne voie de rétablissement au moment où se situe la conciliation, c’est-à-dire en octobre-novembre de l’année 2002.

M. le Rapporteur. Mais, monsieur le mandataire, le bilan au 31 décembre 2002, quand a-t-il été arrêté et quand a-t-il été approuvé ?

M. Hubert LAFONT : Il a été en retard, vous ai-je dit.

M. le Rapporteur. Oui, mais à quelle date précisément ?

M. Hubert LAFONT : Le délai légal est le 30 juin, et je sais que c’est postérieur au délai légal.

M. le Rapporteur. Et pour les comptes intermédiaires au 30 juin 2002, ils avaient été arrêtés, d’après vos souvenirs ...

M. Hubert LAFONT : Pour les comptes intermédiaires au 30 juin, je les ai eus fin août.

M. le Rapporteur : Vous avez vécu comme mandataire, puis comme conciliateur, un an dans cette société. Quelle appréciation avez-vous portée, au fur et à mesure du temps, sur la viabilité économique d’Air Lib ? Et à partir de quand avez-vous commencé à avoir des doutes ?

M. Hubert LAFONT : Je répondrai immédiatement à la seconde partie de votre question : les doutes sont nés dans mon esprit à partir de la fin décembre quand j’ai vu l’incapacité du groupe IMCA à prendre des décisions qui pourtant étaient nécessaires et urgentes. J’ai notamment, à maintes reprises, insisté par lettres auprès du groupe IMCA sur le fait qu’il devait nous fixer sur ses positions concernant tel ou tel point de l’exploitation. Car, ayant assisté de décembre à fin janvier à trois conseils supérieurs de l’aviation marchande, il était évident que la dégradation commençait à se faire sentir. Elle était en tout cas ressentie par la DGAC qui est l’organe de tutelle du CSAM, et par le CSAM qui était de moins en moins disposé, sauf intervention urgente, à donner une prolongation de licence, condition sine qua non d’une relance. Encore une fois, passé les fêtes de décembre, le mois de janvier a été un mois en décroissance quotidienne du taux de remplissage, puisque au fur et à mesure que l’on s’approchait de l’échéance du 31 janvier, la presse était pessimiste, peut-être à juste titre, et que les voyageurs ne retenaient plus de places sauf à prendre des places pour le lendemain.

M. le Rapporteur : De janvier à décembre 2002, vous estimiez donc que l’entreprise pouvait être viable.

M. Hubert LAFONT : A condition d’être refinancée et reprise en gestion, l’entreprise était viable. C’est un pari qui était fait : ou bien il n’y avait qu’une seule compagnie ou bien cette compagnie, qui avait démontré qu’elle pouvait exister, était reprise en main et pouvait alors exister sans jamais atteindre le niveau d’Air France mais avec une vie raisonnable.

M. le Rapporteur : Ma troisième question concerne les capacités de gestionnaire de M. Corbet. Pouvez-vous développer ce point ? M. Corbet, pour vous, avait-il les capacités à gérer un tel groupe ?

M. Hubert LAFONT : M. Corbet n’avait pas d’antécédent de gestion, à ma connaissance. Il est venu d’un poste de commandant de bord. Il avait eu des fonctions syndicales comme président d’un syndicat. M. Corbet est un personnage plein d’allant, avec une faculté de décision assez bonne et qui connaît merveilleusement bien le milieu de l’aviation marchande. Il se trouve qu’il n’a peut-être pas été, au moins dans ses débuts, suffisamment bien entouré par des gestionnaires avertis. On peut quand même rappeler que le budget d’Air Lib était un budget de plusieurs centaines de millions d’euros et qu’on dépensait chaque mois des centaines de milliers d’euros.

Il y a eu deux phases : une qui s’est située en 2001 avec des gens qui sont partis. Et lorsque je suis arrivé en janvier 2002, l’encadrement supérieur venait d’arriver ou était en train d’arriver. Il y a donc eu un temps de latence avec d’autres cadres administratifs et commerciaux. On peut distinguer les qualités de chacun. Le comptable était un très bon professionnel ; le directeur général était un très bon professionnel qui manquait peut-être de l’autorité et de la vigueur nécessaires, mais qui techniquement était un homme remarquable. Il venait de la DGAC. Le directeur des relations humaines était lui aussi de très bonne qualité. Tous ces gens-là ont fait des efforts, sont arrivés à des résultats. Le redressement d’une société est toujours un problème de temps comparé. Si l’on met un peu plus de temps à rentrer de l’argent qu’on n’en met à en dépenser, il y a un hiatus. Cela a été le cas. En réalité la remontée en bonne position de l’exploitation a été plus lente que la remise en ordre des structures sociales et administratives.

Monsieur le Rapporteur : Mais vous pensez que M. Corbet était un bon gestionnaire ? J’ai cru comprendre à travers vos propos précédents, qu’après l’avoir fréquenté durant une année, vous étiez devenu un peu dubitatif sur les qualités de gestionnaire de M. Corbet.

M. Hubert LAFONT : Je ne renie pas ces propos.

M. le Rapporteur : Ma quatrième question porte sur la motivation de M. Corbet. Que cherchait-il dans cette affaire ?

M. Hubert LAFONT : Je ne pourrai vous donner qu’une opinion personnelle, donc dénuée de valeur. Je pense que, comme tout homme à son âge - une cinquantaine d’années -, il avait épuisé les joies des fonctions de commandant de bord, épuisé celles de président de syndicat. Il voulait se lancer dans une nouvelle aventure. C’est un passionné d’aviation, c’est un homme qui m’a semblé parfaitement sincère dans ses désirs de faire réussir cette compagnie. Je n’ai jamais constaté qu’il était particulièrement intéressé sur le plan des intérêts patrimoniaux.

M. le Rapporteur : Savez-vous combien il était rémunéré en tant que responsable d’Holco ?

M. Hubert LAFONT : Je l’ai su, mais je ne l’ai plus en mémoire.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu connaissance de la prime exceptionnelle qu’il a reçue d’Holco ?

M. Hubert LAFONT : Non, je l’ai appris par une certaine presse il y a quelques jours.

M. le Rapporteur : Cela vous a-t-il étonné ?

M. Hubert LAFONT : Cela m’a étonné.

M. le Rapporteur : Vous pensiez que cela n’était pas une préoccupation pour lui.

M. Hubert LAFONT : Je pensais - et je continue à le penser - que c’était un personnage sincère et qui voulait vivre une aventure, comme tout homme de cinquante ans, à un moment donné, a envie de vivre pour laisser une trace.

M. le Rapporteur : Cinquième question : pour vous quelle était la stratégie de M. de Vlieger à travers ce que vous avez vécu, heure par heure, y compris dans la période finale ? Que cherchait-il dans cette affaire ?

M. Hubert LAFONT : J’ai cru déceler, mais il s’agit là encore d’un sentiment personnel, que M. de Vlieger avait réussi au-delà de toute espérance dans des reprises d’affaires à bon compte, dont trois ou quatre petites compagnies aériennes de desserte locale et un petit chantier naval, et chaque fois ces reprises réussissaient et généraient des fonds. M. de Vlieger, au milieu de frères et sœurs, était celui qui avait en charge la gestion du groupe familial IMCA. Il a sans doute cru qu’avoir une compagnie beaucoup plus structurée et plus importante que les compagnies de desserte locale qu’il avait déjà reprises, lui donnerait de l’importance.

Je ne sais pas si vous vous souvenez de ce que disait Spinoza en parlant des Hollandais ; je vais le citer en latin : "Ultimi barbarorum". M. de Vlieger s’est comporté comme un barbare. À partir du moment où il a pressenti qu’il mettrait la main sur cette affaire, il a multiplié les exigences. Il a multiplié les indélicatesses à l’égard du politique : ses lettres ont été publiées dans les journaux, elles ne sont pas couvertes par le secret. Il écrivait en direct aux ministres ou au Président de la République ; ses lettres commençaient par " Mon cher monsieur " et exprimaient ses desiderata.

M. le Rapporteur : Pour vous, il manquait d’éducation.

M. Hubert LAFONT : Effectivement. Nous avons fait remarquer au ministre hollandais de l’industrie que ce n’était pas tout à fait la voie protocolaire à laquelle la France aimait bien se conformer. Le ministre nous a répondu que c’était la façon de faire en Hollande, que les gens venaient directement dans son bureau. On a été obligé de s’y habituer.

Lorsque les chiffres sont ensuite apparus et que M. de Vlieger a compris qu’il devait apporter en financement direct des sommes importantes, puisque les sommes arrêtées étaient respectivement 18,5 millions d’euros, 30 millions de financement et 70 millions de lettres de confort, il semble que, dans sa famille, son père, l’animateur du groupe, et ses frères et sœurs, aient eu une réticence à s’engager sur des sommes de cette importance. Ce qui expliquerait qu’il ait essayé de s’en sortir en multipliant des exigences nouvelles à chaque fois qu’il obtenait satisfaction sur une précédente, et qu’il ait en définitive fait échouer volontairement la reprise.

M. le Rapporteur : Mais quelle est cette affaire des avions qu’il aurait rachetés à la filiale Mermoz ? Est-ce exact, d’après ce que vous savez ?

M. Hubert LAFONT : J’ai parlé d’indélicatesse de sa part. Là, il y a eu une imprudence manifeste de la part de M. Corbet. Le seul actif négociable, non incorporel, d’Air Lib était composé d’une part de quelques bâtiments, en général en crédit-bail, donc il ne s’agissait pas tout à fait d’un actif réalisable, et d’autre part de sept ou huit vieux avions - des MD83 et un ATR42, je crois - qui étaient rattachés à la coopérative Mermoz, elle-même domiciliée à Amsterdam. Ces actifs étaient évalués à peu près à 18 ou 20 millions d’euros, c’est-à-dire même pas le prix d’un avion neuf. Mais c’était le seul actif disponible. Lorsqu’on a demandé à M. de Vlieger d’apporter de l’argent frais dans la compagnie - dans le cadre de mon protocole - il a accepté mais moyennant des garanties. M. Corbet lui a répondu - j’avais dit que la chose était possible - qu’il donnerait en garantie les avions sous la forme d’une promesse de cession avec condition suspensive. A partir du moment où M. de Vlieger aurait apporté les 18,5 millions d’euros, plus les 20 et quelque millions d’euros plus la lettre de garantie de confort de 70 millions d’euros, et à partir du moment où il aurait pris la majorité du capital d’Air Lib, il pouvait effectivement recevoir en garantie le transfert des actions ou parts de Mermoz. Je rappelle que ces actions ou parts ne dépendaient pas d’Air Lib, mais d’Holco. Dans l’organisation, vous avez Holco qui a repris toutes les filiales extérieures ou nationales, et dans ses filiales, Air Lib. Je n’étais chargé, quant à moi, que d’Air Lib. On me soumettait néanmoins un certain nombre d’éléments. Il m’est apparu logique, mais en contrepartie de l’apport d’argent frais, qu’on puisse les lui céder. Au lieu de cela, j’ai appris par la presse qu’au lieu de lui faire une cession sous condition suspensive, on lui avait fait une cession sous condition résolutoire. M. de Vlieger n’avait plus qu’à se présenter au greffe du tribunal d’Amsterdam, si cela fonctionne ainsi en Hollande, et faire transcrire qu’il était devenu le cessionnaire, le porteur des droits de Mermoz et donc avoir la propriété des huit avions.

M. le Rapporteur : Maître, qui est ce "on" ? Qui a signé une telle cession, d’après ce que vous savez ?

M. Hubert LAFONT : M. Corbet.

M. le Rapporteur : Sans vous consulter ?

M. Hubert LAFONT : Non. Encore une fois, je n’avais pas à intervenir sur Holco ; l’on était simplement tenu de m’informer.

M. le Rapporteur : Vous nous avez dit que vous lui aviez conseillé de faire cette cession, mais bien évidemment sous condition suspensive. Il n’a pas suivi votre conseil.

M. Hubert LAFONT : Bien sûr. C’était comme toutes les garanties données. Pour moi, c’était un ensemble sous condition suspensive, un donnant-donnant. Cela doit marcher de pair. J’ai appris par la presse, par le Canard enchaîné, très précisément, qu’il s’agissait d’une cession sous condition résolutoire.

M. le Rapporteur : N’avait-il pas un avocat ?

M. Hubert LAFONT : Il avait un avocat.

M. le Rapporteur : Me Léonzi, d’après ce qui nous a été indiqué.

M. Hubert LAFONT : Oui.

M. le Rapporteur : Nous allons bientôt l’auditionner. Vous connaissez Me Léonzi ?

M. Hubert LAFONT : Je ne peux dire qu’une chose : j’ai été surpris.

M. le Rapporteur : Savez-vous dans quelles conditions la cession a eu lieu ? M. Corbet vous l’a-t-il dit ?

M. Hubert LAFONT : Je n’ai là-dessus aucun élément.

M. le Rapporteur : Vous n’avez aucun élément ?

M. Hubert LAFONT : La raison en est que la révélation n’en a été faite qu’après la fin de mes fonctions.

M. le Rapporteur : Mais d’après ce que vous saviez, M. Corbet était bien le président de la coopérative Mermoz.

M. Hubert LAFONT : Le président et l’unique porteur de parts, quasiment.

M. le Rapporteur : C’est donc lui qui a pris cette décision ?

M. Hubert LAFONT : Oui.

M. Xavier DE ROUX : Lorsqu’on arrive en décembre et que vous commencez à lier des discussions avec IMCA, quel est le passif exigible ?

M. Hubert LAFONT : Le même.

M. Xavier DE ROUX : Le même, c’est-à-dire...

M. Hubert LAFONT : Le même que celui qui s’est retrouvé le 9 février ou le 17 février. La société Air Lib n’avait aucun crédit.

M. Xavier DE ROUX : Vous pouvez rappeler le chiffre ?

M. Hubert LAFONT : Elle avait même des difficultés à mobiliser ses recettes en banque et par là même payait au comptant, selon l’expression classique et peu distinguée que je vous prie de m’excuser d’employer, " au cul du camion ". C’est-à-dire qu’il n’y avait pas une livraison de kérosène sur un aéroport d’escale quelconque si un chèque n’avait pas été fait préalablement. Donc, il n’existait pas de passif courant. Il existait, indépendamment des 30 millions d’euros du prêt Gayssot, des cotisations, des droits et des taxes non payés. Ces sommes progressaient à raison environ de quatre à cinq millions d’euros par mois et ...

M. le Président : Je vous prie de laisser M. de Roux préciser sa question.

M. Xavier DE ROUX : Je voudrais être très précis car cela nous le savons. M. de Vlieger reprend une entreprise. S’engage-t-il à payer son passif ? Quelles sont les dispositions concernant le paiement du passif et les propositions qui sont faites par M. de Vlieger pour payer le passif lorsqu’il reprendra l’entreprise ?

M. Hubert LAFONT : En annexe du protocole de conciliation accepté par M. de Vlieger se trouvait un état de ce passif arrêté d’un commun accord et coïncidant entre les décomptes du ministère des finances concernant les droits et taxes et la comptabilité d’Air Lib. Cette somme s’élevait à 30,5 millions d’euros plus 1,442 million et 90 millions pour cette période. Auxquels s’ajoutaient 18,5 millions pour la période allant du 9 janvier au 14 mars. Ce sont les chiffres sur lesquels il y avait concordance. Aucune somme n’était due à des fournisseurs de quelque nature, en dehors peut-être d’un stylo à bille.

M. Xavier DE ROUX : Quand on voit cela de l’extérieur, on est surpris que M. de Vlieger ait pu vouloir reprendre une entreprise qui avait une exploitation aussi lourdement déficitaire. Vous venez de le dire, le montant des seules charges mensuelles était de 5 millions par mois, d’autres nous ont dit qu’il était de 10 millions par mois, quelquefois plus. Comment M. de Vlieger peut-il dire vouloir reprendre le passif et remettre la société sur les rails ?

M. Hubert LAFONT : Il faut que vous preniez en compte le reste du protocole. M. de Vlieger reprenait le passif sur huit ans : sept ans plus une année de franchise, plus les intérêts a posteriori, in fine. Cela ne faisait pas grand chose chaque année. Deuxièmement, M. de Vlieger refinançait la caisse en apportant les 24,5 millions d’euros nécessaires pour permettre un fonctionnement normal et se trouvait en face d’un trend d’exploitation tel que l’on en arrivait à fin juin 2003 à un équilibre au niveau de l’exploitation, mais pas des frais de structure. Normalement donc, en ne payant plus le passif et en ayant des années de moratoire, en ayant une exploitation et un remplissage qui permettaient à M. de Vlieger de fonctionner en couvrant les frais directs d’exploitation, il devait pouvoir rentabiliser l’entreprise.

M. De Vlieger pensait aussi améliorer cette rentabilité en ayant des avions neufs. Il faut savoir que le coût d’exploitation d’un MD 83 est de 40 % plus cher que celui d’un Airbus 320 ou 319. D’où la demande de M. de Vlieger d’acheter des avions par des financements extérieurs - 29 avions de type 319 ou 320 au total - pour les faire voler sur les courts et moyens courriers. Il disait avoir besoin de deux avions 340 pour faire les longs courriers : La Réunion et éventuellement les Antilles, si on lui finançait localement le déficit. Par conséquent, il avait à bâtir tout un système d’achat d’avions. Et comme c’est l’usage pour toutes les compagnies, y compris Air France, ce n’était pas la compagnie qui achèterait les avions, mais une autre société, bénéficiant de GIE fiscaux. Par conséquent, l’une des négociations, qui a donné lieu à des correspondances multiples, a été la transformation du GIE fiscal initié avant le changement de gouvernement, en de nouveaux GIE fiscaux.

M. le Président : GIE qui n’ont jamais vu le jour parce que jamais aucun investisseur n’a voulu y participer.

M. Hubert LAFONT : Le GIE fiscal qui avait été autorisé avant mai 2002 était un GIE dérogatoire qui permettait dans des conditions très faciles, s’il avait été exécuté, d’encaisser une somme importante puisqu’elle représentait 30 à 40 millions d’euros de rétrocession par l’Etat. Il portait sur deux Airbus 340 qui avaient été commandés par Flightlease et qui se trouvaient donc disponibles chez Airbus. La condition supplémentaire qui a été ajoutée par le ministère des finances - c’était compréhensible compte tenu de l’état de la trésorerie d’Air Lib - était que le GIE fiscal soit pris en charge par un support bancaire extérieur. Les premiers contacts n’ont pas fonctionné ; la banque qui gérait cela avait prétendu avoir trouvé au mois d’août 2002 un établissement financier bancaire qui acceptait d’être le support de ce GIE ...

M. le Président : Quelle était cette banque, maître ?

M. Hubert LAFONT : Une banque européenne, mais je ne me souviens plus de son nom. Ce n’est même pas couvert par la confidentialité, car c’est en dehors de ma compétence. Mais je l’ai oublié.

On a appris par une lettre d’Airbus de début septembre que les deux avions avaient été cédés à Air Tahiti Nui, selon d’autres conditions, pour remplacer, sur pression du chef du gouvernement du territoire de Polynésie, les lignes qui disparaissent progressivement. En effet, Air France ne desservant plus la Polynésie que trois fois par semaine et Corsair ayant annoncé qu’il supprimerait ses vols, alors qu’Air Lib avait supprimé les siens, il ne restait plus qu’une seule compagnie sur cette ligne, ce qui était franchement insupportable. J’ai été obligé d’aller en Polynésie pour mon travail et je me suis aperçu que les horaires étaient horribles.

Ces avions disparaissant, le GIE fiscal n’avait plus d’objet. M. de Vlieger a demandé à bénéficier de ce GIE fiscal en le reportant et en l’augmentant. L’administration a alors donné son accord sur le report, mais en maintenant le même volume monétaire, 220 millions de mémoire. M. de Vlieger a demandé alors de nouveaux GIE fiscaux. Le ministre des finances en personne a répondu qu’il voulait bien accorder tous les GIE fiscaux que demanderait M. de Vlieger, mais sans dérogation. On en est resté là. C’était une des demandes additionnelles dont je vous ai parlé précédemment : elles ont porté sur les Airbus, sur les GIE fiscaux, etc.

M. de Roux : A regarder toute cette affaire de l’extérieur, pensez-vous que M. de Vlieger était sérieux dans son offre de reprise ?

M. Hubert LAFONT : Non.

M. le Rapporteur : A partir de quand l’avez-vous pensé ?

M. Hubert LAFONT : A partir de fin décembre. Une précaution avait été prise à la demande de Me Léonzi : l’établissement d’un calendrier des interventions de M. de Vlieger, des fournitures des documents par Air Lib et des interventions auprès des services et des ministères. Quand j’ai constaté que M. de Vlieger ne respectait pas ce calendrier, je me suis inquiété.

M. le Président : Je voudrais vous poser plusieurs questions précises qui exigent des réponses précises n’impliquant pas beaucoup de développement.

Mais auparavant, je voudrais obtenir une précision. Vous venez de dire que le GIE n’avait plus d’objet parce que les avions avaient été vendus à une autre compagnie. Or, à notre connaissance, Airbus a attendu le temps suffisant pour que le GIE puisse trouver la capacité d’acquérir les avions. A notre connaissance, la banque Arjil devait trouver des investisseurs.

M. Hubert LAFONT : Oui. C’est elle qui a monté le GIE.

M. le Président : Malheureusement, en l’absence d’investisseur, il n’y avait pas d’argent et à partir de ce moment on ne pouvait pas acheter d’avions.

Ma première question porte sur ces fameux investisseurs. Vous n’étiez pas en fonction à ce moment-là, vous n’êtes donc tenu à aucun secret, je vous demande une appréciation d’ordre personnel. Lorsque le tribunal de commerce de Créteil a retenu l’offre de M. Corbet, cette offre était fondée sur une évaluation de rentabilité des lignes. Donc à partir de tous les créneaux horaires accordés, il apparaît que cette offre était aussi fondée sur la perspective d’investissements. Des investisseurs devaient rejoindre M. Corbet. Or, l’on n’a jamais vu ces investisseurs. Il est apparu, aux dires des experts que nous avons interrogés, que l’offre de M. Corbet était largement surdimensionnée. Comment cela a-t-il pu échapper à la sagacité des responsables de l’époque ? Dans un comité d’entreprise qui s’est tenu après la reprise, M. Corbet a indiqué lui-même que les perspectives qu’il avait envisagées lors de la reprise étaient peu réalistes. Comment se fait-il que personne n’ait vu cela quelques mois auparavant ? Comment se fait-il que personne n’ait jugé opportun de tirer le signal d’alarme ?

Comment se fait-il aussi que personne n’ait été alerté par le système des différentes filiales de la " nébuleuse " Holco ; notamment la création en Hollande d’une filiale - la coopérative Mermoz - grâce à la contribution de la Swissair ? Tout cela, maître, créait une ambiance ; à partir d’un certain moment, quelqu’un aurait dû dire que le système ne pouvait pas fonctionner. Il n’y avait pas d’investisseurs et une partie des actifs était en Hollande, dans des conditions qui restent à établir. Comment peut-on continuer à espérer que l’on ferait fonctionner cette société uniquement à travers l’aide de l’Etat ? Première question : avez-vous vu un seul investisseur, en dehors de M. de Vlieger ?

Deuxième question : êtes-vous au courant du rôle de la CIBC, êtes-vous au courant des honoraires qui lui ont été servis pour la recherche des investisseurs ?

M. Hubert LAFONT : Tout cela est antérieur.

M. le Président : Vous n’avez pas été informé de tout cela ? Vous avez dit précédemment que les comptes étaient bien tenus. Dans ces conditions, il devait bien apparaître à un moment donné dans les comptes, d’abord ...

M. Hubert LAFONT : Ce sont des comptes Holco, monsieur le Président. Ce ne sont pas des comptes Air Lib.

M. le Président : J’entends bien. Mais s’agissant de la rémunération de M. Corbet, il s’agissait bien des comptes d’Air Lib .

M. Hubert LAFONT : Non, d’Holco.

M. le Président : En tant que président d’Air Lib, sa rémunération n’apparaissait pas ...

M. Hubert LAFONT : Il était payé avec un management-fee.

M. le Président : D’accord. Donc, vous n’avez toujours pas vu d’investisseurs durant cette période ?

Autre question tout aussi précise : êtes-vous au courant du rôle de M. Christian Paris dans les différentes négociations ? L’avez-vous rencontré ?

M. Hubert LAFONT : Non, j’ai rencontré M. Paris une fois, on me l’a présenté, sans plus. On m’a simplement dit que M. Paris était administrateur d’Air France, commandant de bord et qu’il venait prêter bénévolement son concours à M. Corbet qui est son ami de longue date.

M. le Président : L’avez-vous rencontré dans les locaux d’Air Lib ?

M. Hubert LAFONT : A Orly, oui, dans les locaux d’Air Lib.

M. le Président : Mais vous n’êtes pas au courant d’un rôle qu’il ait pu jouer.

M. Hubert LAFONT : Non.

M. le Président : S’agissant de M. de Vlieger et de Mermoz, vous avez dit que l’ambassade vous avait donné des informations positives sur M. de Vlieger. Pouvez-nous dire qui, à l’ambassade précisément ?

M. Hubert LAFONT : Le service économique. J’ai vu une télécopie de l’ambassade.

M. le Président : Pourriez-vous éventuellement nous donner la copie de cette télécopie ?

M. Hubert LAFONT : Je ne l’ai pas ici. Je peux le noter et la rechercher.

M. le Président : Nous vous en remercions, maître.

M. Hubert LAFONT : Je suis sûr que j’ai également une télécopie du ministre hollandais des affaires économiques.

M. le Président : Je vous remercie de bien vouloir nous la communiquer.

Etiez-vous au courant de discussions parallèles qui, à un certain moment, ont pu intervenir avec EasyJet ?

M. Hubert LAFONT : Non, je n’ai jamais été informé de telles discussions. J’ai été démarché par une compagnie qui pose d’ailleurs actuellement des difficultés. Il est apparu que c’était de faux démarcheurs se présentant au nom de Khalifa Airways. Lorsque j’ai téléphoné directement à Khalifa Airways, il m’a été répondu qu’ils n’avaient jamais envoyé qui que ce soit.

M. Christian PHILIP : Ma question reprendra des observations précédentes. Au tout début de votre intervention, vous nous avez dit qu’il n’y avait pas de doutes au départ : un seul dossier était susceptible d’être retenu. Ensuite, vous nous avez dit que M. Corbet, s’il était passionné et techniquement compétent, n’était sans doute pas un gestionnaire et qu’il n’était sans doute pas entouré comme il le fallait. Je voudrais essayer de comprendre dans quelles conditions la décision a été prise. Etait-il évident que le projet de M. Corbet tenait la route ? On a l’impression, en vous écoutant, qu’il n’y avait pas de doute, qu’il était le seul viable. Or, tout ce que vous nous avez dit ensuite semble démontrer que des questions auraient peut-être pu se poser dès le départ.

M. Hubert LAFONT : Sans doute me suis-je mal exprimé, car je ne retrouve pas dans votre propos ce que j’ai dit. Je tiens à rectifier. Je n’ai jamais dit que, lors de l’audience du 27 juillet 2001, il n’y avait pas d’autres candidats valables que M. Corbet. Il y avait d’autres candidats valables, notamment un ancien dirigeant de la société Swissair, mais celui-ci a été rejeté unanimement par les organisations syndicales. Cela ne veut pas dire qu’il n’était pas valable, techniquement.

M. le Président : Pas toutes les organisations syndicales. Certaines.

M. Hubert LAFONT : Les majoritaires. J’étais à l’audience car je représentais à l’époque des créanciers de prestation, des loueurs d’avions. J’ai donc assisté à toute l’audience qui a duré dix heures. J’en ai un souvenir suffisamment clair pour me rappeler que cela s’est passé ainsi. M. Rochet avait un plan qui valait certainement celui de M. Corbet, mais il n’a pas été retenu en raison de l’opposition des syndicats. Ensuite, venait M. Corbet ; puis une société qui s’appelait FIDEI, à base de pseudo-fonds de pensions américains, société sur laquelle j’émets des doutes certains, compte tenu de la qualité de ses animateurs. Ensuite venaient des " drôles ", au sens le plus péjoratif du terme, à savoir des gens qui n’avaient ni argent ni idée de ce que pouvait être une compagnie aérienne. Le tribunal a l’obligation d’entendre ce genre de billevesées, mais ne les a évidemment pas retenus. Je n’ai donc pas dit qu’il n’y avait pas de gens sérieux, mais qu’il n’y avait pas d’autre solution dans l’ordre décroissant que celle de M. Corbet, à partir du moment où la solution technique présentée par l’ancien dirigeant n’était pas retenue. FIDEI n’avait pas de solution technique, mais une démarche pseudo- financière qui ne donnait satisfaction à personne et qui surtout ne reprenait que quelques centaines de salariés sur une masse de 3 700.

M. Christian PHILIP : Vous dites dans l’ordre décroissant. Vous mettiez donc la proposition Rochet avant la proposition Corbet.

M. Hubert LAFONT : Ne me faites pas dire que c’est décroissant. Un ancien dirigeant connaît nécessairement mieux l’affaire qu’un tiers extérieur. M. Rochet avait fait ses preuves dans la direction de compagnie aérienne, avec plus ou moins de succès, mais il avait fait ses preuves. Il pouvait faire un plan. Il n’a pas été retenu par le tribunal.

Le deuxième candidat sérieux, issu également de l’aviation, était M. Corbet. Et tous les autres étaient extérieurs au milieu de l’aéronautique et proposaient des projets insensés.

M. le Président : A l’époque, maître, aviez-vous réagi, puisque vous étiez partie prenante pour d’autres raisons, lorsque vous avez été informé des réunions qui ont eu lieu avant la décision du tribunal au cabinet de M. Gayssot et dont il ressortait qu’il y avait une forte pression pour que l’on s’oriente vers la solution Corbet ?

M. Hubert LAFONT : Non, je n’ai pas été informé de ces réunions car à l’époque je représentais en France un cabinet anglo-saxon qui lui-même représentait des loueurs d’avion. J’étais là pour représenter ce cabinet parce que les avocats américains ne connaissaient pas la procédure française. Ces avocats m’ont accompagné et j’étais leur truchement auprès du tribunal. C’est un service que l’on se rend entre avocats. Mes mandants de l’époque - j’étais sous-mandataire - étaient loueurs de DC10 et de MD83. Ils voulaient savoir si le repreneur quel qu’il fut reprendrait ou non les locations.

M. le Président : Nous avons été informés par la suite, lorsque nous avons auditionné certains syndicats, que des réunions auxquelles ils avaient été associés s’étaient déroulées pour dégager la solution Corbet avant la décision du tribunal. Par la suite, vous avez dû être informé de ces réunions.

M. Hubert LAFONT : Mon seul contact avec le cabinet de M. Gayssot était M. Ricono. Il connaissait parfaitement bien les problèmes d’aviation, venant lui-même de la DGAC. J’ai trouvé auprès de lui un interlocuteur comme j’aimerais que les directeurs de cabinet fussent en général.

M. le Rapporteur : Lors du jugement du 17 février 2003, vous avez évoqué l’existence d’un repreneur éventuel qui disposait de 125 millions d’euros et qui s’appuyait sur une banque britannique. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?

M. Hubert LAFONT : Je ne vois pas que j’ai évoqué ce genre de choses. J’ai pu dire qu’il m’avait été indiqué qu’il y aurait un repreneur.

M. le Rapporteur. Oui, vous avez fait mention de cela. Qu’évoquiez-vous précisément, car cela reste un peu sibyllin dans le texte du jugement. Je cite : " M. Lafont souligne que sa mission de conciliateur a pris fin. Il ajoute toutefois qu’un éventuel repreneur s’était dit prêt à rentrer dans un processus analogue à celui d’IMCA, que ce repreneur professionnel de l’aviation s’appuyait sur une banque de statut britannique et disposait jusqu’à 125 millions d’euros. Toutefois, maître Lafont n’a pas été en mesure de produire la caution bancaire justifiant la réalité de cet engagement. "

M. Hubert LAFONT : J’ai reçu une lettre de ces gens et de la banque m’informant qu’ils mettaient à disposition la somme de 125 millions d’euros.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous dire de qui il s’agit ?

M. Hubert LAFONT : C’est un personnage dont le nom m’échappe, mais je peux vous le retrouver. Il est intervenu à plusieurs reprises dans l’aviation, étant lui-même ancien pilote ou ancien commandant de bord.

M. le Rapporteur. Nous vous serions reconnaissant si vous pouviez nous préciser son nom. A-t-il été en contact avec vous ?

M. Hubert LAFONT : J’ai reçu une lettre de la banque, la justification de la banque et l’offre du personnage.

M. le Rapporteur. Mais vous n’êtes pas allé plus loin.

M. Hubert LAFONT : C’était le 17 février au matin, le dernier jour.

M. le Rapporteur : Une dernière question : vous avez vécu un an, un peu plus même dans cette affaire, puisque, comme vous le rappeliez, lors du jugement de juillet 2001, vous étiez présent, mais dans un tout autre cadre. Quelle leçon tirez-vous d’Air Lib, en tant que mandataire ad hoc, puis conciliateur ?

M. Hubert LAFONT : On a de tous côtés accumulé les retards, les erreurs ou les indécisions ou le manque de décision en temps opportun. Professionnellement, je suis contre l’acharnement thérapeutique qui consiste à conserver une entreprise qui n’est plus rentable ou qui ne peut plus assumer ses propres besoins, mais l’aspect social d’Air Lib lui donne une dimension que je n’ai encore jamais rencontrée. Croyez-bien que j’ai été en charge de toutes les grosses catastrophes de l’économie française, depuis Creusot-Loire jusqu’à toute la fonderie et toute la papeterie. Lorsqu’il y a une catastrophe économique, touchant une entreprise importante, celle-ci a en général des moyens de production. Ce n’est pas le cas d’Air Lib qui, comme toute compagnie aérienne, n’a aucun moyen de production. C’est une compagnie de services. Quand une usine fabrique des cocottes-minute ou des poutrelles de métal, on peut la transformer ou la faire fonctionner avec d’autres investisseurs le cas échéant. Air Lib est une entreprise de service qui n’est pas absolument indispensable. En revanche, elle représentait un potentiel de 3 700 salariés, si on lui ajoute les filiales de manutention, etc. Cela pose un problème social.

J’avais demandé, je vous livre le chiffre, une étude sommaire d’impact sur l’arrêt d’Air Lib dans sa dernière configuration : 20 000 salariés touchés dans le sud de Paris, pas nécessairement 20 000 emplois détruits, mais 20 000 salariés touchés. C’est un problème qui n’a pas suffisamment été envisagé au niveau de l’administration et des cabinets ministériels. C’est une leçon à méditer. On a pensé selon l’ancienne méthode qu’en finançant on sauverait. Financer n’a jamais sauvé. Il faut réformer, il faut restructurer, il faut faire des sacrifices et là on a agi à contretemps. On a voulu financer pour sauver les 2 700 emplois qui restaient en direct d’Air Lib en février. Maintenant 2 700 personnes sont à la rue et l’on a dépensé les fonds publics pour rien.

Le problème est un problème d’anticipation, de prévention, de réorganisation, mais peut-être arriverait-on, si l’on faisait cela de façon bien tempérée, à faire du dirigisme et de la gestion d’Etat.

M. le Président : Je vous remercie de vos déclarations. Je voudrais simplement avant de partir vous poser une question qui me préoccupe beaucoup. Vous avez dit qu’il fallait réformer et restructurer. Nous sommes bien entendu d’accord. Je préside moi-même la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale, je sais ce que veut dire réformer ou restructurer. Y a-t-il eu une seule, réelle et profonde restructuration d’Air Lib comme il aurait fallu qu’il y en ait, depuis le jour où le tribunal de commerce a confié la société à M. Corbet, en dehors de la mise en place des différentes filiales, donc de montages purement juridiques et financiers ?

M. Hubert LAFONT : Oui, mais insuffisante et trop étalée dans le temps.

Du point de vue social, on était revenu à des élections et à une représentation salariale raisonnables : neuf membres au comité d’entreprise, des représentations syndicales représentées par un titulaire et un suppléant qui avaient leur mot à dire. Ils ont mis en place une harmonisation des conventions collectives et des conventions de maison divergentes. Ces divergences étaient abominables.

M. le Président : C’était pour le personnel au sol.

M. Hubert LAFONT : Non, y compris pour le personnel navigant. Le comité d’entreprise m’a demandé d’assister à la mise en place du système des " day on " et des " day off ", qui consiste à faire voler les gens un peu plus longtemps et à leur donner ensuite des congés. C’est de la gestion qui a des conséquences financières immédiates.

M. le Président : Il n’y a pas eu de plan de restructuration suffisamment important.

M. Hubert LAFONT : Autour de mon étude j’ai des lacs de plans de restructuration, qui sont combles... Cela n’a jamais eu d’effet.

M. le Président : Dans ces lacs, il doit se trouver une multitude de sociétés englouties parce que justement elles n’ont pas fait les efforts nécessaires pour rétablir leur gestion.

M. Hubert LAFONT : Les efforts se font sur le terrain et dans le consensus.

M. le Président : Je suis tout à fait d’accord avec vous.

M. Hubert LAFONT : Cela n’a pas été le cas, peut-être parce que M. Corbet est apparu comme un brutal venant d’Air France qui voulait manger la petite compagnie. J’ai eu une espèce de perception infuse. Le personnel a craint de perdre sa spécificité, que l’on fasse comme à Air France. Peut-être est-ce pour une autre raison, toujours est-il que les mauvaises habitudes enracinées dans cette société ont perduré. Je rappelle qu’elle résulte de la fusion de cinq, six, sept compagnies antérieures. J’en ai administré certaines autrefois ; Air Alsace en particulier, il y a vingt ans. J’ai retrouvé les pilotes d’Air Alsace dans Air Lib, ils étaient passés par TAT entre-temps. Tout cela n’était pas sérieux. Il faudrait des lois s’appliquant au personnel qui soient plus claires, plus précises et plus simples ; il faudrait pouvoir restructurer quand se produit ce genre de catastrophe.

M. le Président : Je vais aller au bout de ma question. Tout cela n’était-il pas une course aux créneaux horaires ? M. Corbet, dès décembre 2001 - les procès-verbaux des comités d’entreprise en témoignent - envisageait déjà le dépôt de bilan, c’est-à-dire quelques mois après que le tribunal lui eut confié les rênes de la société ? On ne peut pas dire en permanence une chose et en même temps son contraire. Je ne parle pas pour vous, maître, mais à l’évidence, toute cette affaire s’est déroulée comme s’il y avait eu autre chose que le seul souci d’équilibrer la société.

Je voudrais vous citer un exemple. Je vous ai entendu parler de la Libye. Pour des raisons qui n’ont rien à voir avec Air Liberté, il se trouve que j’étais en Libye dans le cadre d’une mission de ma commission et que j’ai rencontré l’ensemble des conseillers du commerce extérieur. Une des premières choses qu’ils m’aient dites, alors que je ne leur demandais rien sur Air Lib, était de faire en sorte de favoriser les liaisons entre Tripoli et la France. Et ils me demandaient d’intervenir auprès du gouvernement pour ne pas recommencer la " comédie d’Air Lib ". Je leur ai demandé ce qu’ils voulaient dire par là, car je ne connaissais pas cette compagnie. Ils m’ont expliqué qu’aucun des chefs d’entreprise présents à Tripoli n’avait pu trouver les moyens d’acheter des billets Air Lib. Pour acheter un billet, il fallait se rendre au comptoir le jour du vol ; il ne leur était pas possible d’acheter ce billet à l’avance à un comptoir de vente ou à un bureau de vente.

Dans ce cas, comment peut-on dire que le système commercial de gestion des lignes était suffisamment opérationnel pour assurer leur rentabilité et leur équilibre ?

M. Hubert LAFONT : Je crois me souvenir que M. Corbet avait passé un accord de partage des codes avec Lybian Airlines. Il se reposait sur Lybian Airlines qui effectivement n’a pas le niveau.

M. le Président : Je suis allé personnellement au bureau de Lybian Airlines pour changer de billet et je n’ai rencontré aucune difficulté. Malheureusement, les Français, à l’époque, n’avaient pas les moyens d’acheter des billets Air Lib. Il y avait des problèmes semblables avec les lignes d’Air Lib vers l’Algérie. La bonne gestion d’une entreprise passe par un système commercial à la hauteur qui permette de remplir les avions. On m’a indiqué que des avions partaient de Tripoli avec trois passagers à bord alors que le même jour Lybian Airlines ou Alitalia remplissaient leurs appareils.

M. Hubert LAFONT : C’est la raison pour laquelle la ligne n’a duré que trois semaines ou un mois.

M. le Rapporteur : Maître, pour notre information, vous avez été durant à peu près une année mandataire, puis conciliateur. Combien avez-vous été rémunéré en tant que tel ?

M. Hubert LAFONT : La rémunération est fonction ou des sommes conciliées ou du temps passé. Dans le cas de ma mission à Air Lib, la rémunération a été établie en fonction du temps passé. Le relevé a été fourni au président du tribunal qui a apprécié la rémunération.

M. le Rapporteur : De quel ordre était-elle ?

M. Hubert LAFONT : La base en a été 2 000 francs de l’heure, ou à peu près.

M. le Rapporteur : Et combien d’heures avez-vous passées environ ?

M. Hubert LAFONT : Six ou sept cents heures.

M. le Rapporteur : Donc, votre rémunération s’est élevée à 1,4 million de francs environ.

M. Hubert LAFONT : Oui.

M. le Rapporteur. Considérez-vous que cette rémunération vous a permis de faire correctement votre travail ?

M. Hubert LAFONT : Je tiens à préciser, encore que ce détail me paraisse hors de propos ici, que j’ai passé une moyenne de cinq à six heures par jour, samedi et dimanche inclus, à m’occuper de cette affaire. J’ai dû renoncer à des séjours que je devais faire à l’étranger parce que des appels ou des réunions me retenaient sans arrêt. Le 11 novembre, par exemple, jour férié par excellence, nous étions chez M. de Robien toute l’après-midi.

M. le Rapporteur : C’était plus qu’un mi-temps...

M. Hubert LAFONT : C’était plus qu’un mi-temps, beaucoup plus.

M. le Président : Maître, je vous remercie de la franchise de vos propos et je vois que le secret professionnel ne vous a pas gêné dans vos réponses.


Source : Assemblée nationale (France)