Présidence de M. Jean-Jacques HYEST, vice-président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Nous allons à présent entendre Mme Sophie Body-Gendrot et Mme Nicole Le Guennec. Madame Body-Gendrot, vous êtes professeur des universités à la Sorbonne, chercheur au CNRS. Vous avez écrit de nombreux ouvrages sur les politiques urbaines et notamment sur la violence dans les villes. Madame Le Guennec, vous êtes sociologue et professeur des universités. Vous avez écrit plusieurs ouvrages, en particulier sur les violences urbaines.

En 1998, vous avez été chargées, ensemble, d’une mission sur les violences urbaines et c’est à ce titre que nous avons souhaité vous entendre, notamment pour connaître votre sentiment sur l’évolution de cette question depuis que votre mission s’est achevée.

(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

Vous avez la parole.

Mme Sophie Body-Gendrot - Ce serait une banalité de dire que, actuellement en France, la délinquance des mineurs est un enjeu central dans le débat public. Aussi bien dans le discours des médias que dans le discours politique, elle est souvent présentée comme un phénomène nouveau dans ses formes, connaissant une aggravation continue dans son intensité : les mineurs délinquants seraient de plus en plus nombreux, de plus en plus jeunes et de plus en plus violents. Elle est présentée comme étroitement corrélée à des espaces urbains spécifiques, relégués, dépréciés, qu’on appelle par euphémisme « quartiers sensibles », lesquels regroupent souvent des grands ensembles de logement social en marge des villes, et qui accueillent des populations jeunes, d’origine étrangère, qui se situent aux plus bas échelons du marché du travail.

Or, pour nous chercheurs, ce tableau est à « déconstruire » et tous les termes que je viens de citer sont suspects et sont à reprendre.

Déjà, l’utilisation abusive des statistiques officielles émises par la police chaque année, en particulier au mois de janvier, permet aux médias, au discours politique et aux porte-parole « auto-proclamés » de l’opinion de tirer avantage de l’anxiété diffuse de la population pour la concentrer sur des faits précis, tandis que, dans le même temps, des problèmes difficiles et presque ingérables politiquement, sont occultés. Or ces problèmes pourraient expliquer cette anxiété de l’opinion, qu’il s’agisse de la ségrégation, de la xénophobie, d’un sentiment d’exclusion par rapport au reste de la société, du non-partage ou des dysfonctionnements des services de l’Etat. Toutes ces questions sont éludées au profit d’une concentration sur les fauteurs de troubles que seraient les « jeunes des cités ».

Il est donc facile, en suivant cette logique, d’associer à la ville -espace géographique, fait social, mais aussi promesse de vivre ensemble- tout le malaise existant au tournant de ce siècle.

Ce malaise presque existentiel trouve pourtant son origine dans d’autres facteurs : macro-mutations, émergence de risques, indétermination éprouvée par les parents à l’égard de l’avenir qu’ils vont donner à leurs enfants, indétermination également des individus qui sont sur le marché du travail. Je le répète, la logique actuelle veut que l’on recentre cette anxiété sur certains sujets présentés comme exogènes au corps social majoritaire, à savoir les jeunes de banlieues, sous-entendu « issus de l’immigration », qui troubleraient la tranquillité du corps social.

J’ai contribué à créer un réseau de chercheurs sur les dynamiques de violence dans les pays européens : dix-huit pays se sont joints à cette recherche et le sous-groupe que je dirige en particulier concerne les jeunes et la violence.

Je suis très frappée par le fait que chaque pays a ses critères propres pour désigner l’Autre -avec un A- comme une source de danger et de mal-vivre. Ainsi, en Italie du Nord, les Albanais sont la source de tous les maux ; en Scandinavie et en Allemagne, ce sont les groupes néo-nazis, les hooligans ; et en Angleterre, les demandeurs d’asile.

En France, c’est le « péril jeune », avec encore une fois toute sorte de sous-entendus derrière ce terme. Depuis les années quatre-vingt, la manière d’en parler a évolué. A l’époque des troubles des Minguettes et ses fameux « rodéos », il s’agissait d’un problème lié à l’immigration, à des populations qui co-existaient mal dans les grands ensembles. Puis, cela a évolué pour devenir vite un problème lié aux jeunes. Les journalistes, qui étaient d’ailleurs de moins en moins sur le terrain, en ont fait, petit à petit, la cause de la rupture du pacte républicain et de la difficulté, dans des sociétés modernes individualistes, à s’accepter les uns les autres.

Or, pourquoi les médias choisissent-ils cette vision pour traduire notre malaise et non les accidents de la route, qui font 8 000 morts, ou bien les conflits de paysans ou d’ouvriers qui « cassent » tout autant dans la ville ? Pourquoi les médias choisissent-ils aussi de toujours mettre l’accent sur l’absence de sens dans les actions de ces jeunes, comme si l’on était dans le nihilisme ?

Il est vrai qu’il y a différents types de violence juvénile. Certaines transgressions liées à l’adolescence sont presque « banales ». La délinquance des mineurs peut être la conséquence de troubles psychologiques ou mentaux ; on peut y ajouter aussi les problèmes de drogue ; mais il y a également ce que Denis Salas appelle la « délinquance d’exclusion », qui serait la conséquence d’une socialisation mal faite à un moment donné et qui ferait en sorte que certains de ces jeunes se sentent exclus et ont l’impression que personne n’a de projet pour eux : ils sont donc livrés à eux-mêmes et retrouvent dans le groupe, plus ou moins précaire d’ailleurs, qui les entoure, une espérance et en tout cas une raison d’agir.

Je suis frappée de constater que c’est un phénomène français et qu’en Allemagne, par exemple, où il y a également des quartiers difficiles, des quartiers d’habitat social, le débat public ne se concentre pas sur cette grande interrogation à propos du « péril jeune ».

Est-ce dû au fait qu’en France l’Etat a été longtemps un Etat protecteur, et que les choses ont changé au cours des vingt dernières années ? Dominique Duprez et moi-même avons retracé l’évolution des mesures de prévention contre la délinquance depuis les années soixante-dix, lorsque les internats ont fermé et que le traitement de la délinquance a été confié à l’éducation spécialisée qui est « descendue » dans la rue pour se concentrer géographiquement sur certains espaces, en direction de jeunes potentiellement fauteurs de troubles.

Au cours de cette période, il est bien évident qu’elle a empêché une « municipalisation » des mesures de prévention : les élus n’ont pas eu la capacité de s’impliquer dans la lutte contre l’insécurité.

La situation a bien sûr évolué au début des années quatre-vingt, non sans quelques contradictions d’ailleurs. Le secteur de prévention sociale et d’éducation spécialisée était autonome et novateur : il était plus attirant bien sûr que les internats d’autrefois pour les jeunes à risque. Mais il avait également ses faiblesses : c’était un secteur anomique, peu évalué et offrant peu de travail en équipes.

La nouvelle politique de prévention sociale constituait donc une sorte de réaction aux insuffisances de la prévention spécifique et du travail social en général.

Je ne retracerai pas l’évolution de la prévention sociale de la délinquance. Elle est bien connue. Elle s’est construite par étapes, au fur et à mesure que les émeutes obligeaient les autorités à réagir. L’innovation était souvent le fait de petits noyaux de professionnels issus de différents ministères. Ils montaient des opérations, les étés chauds par exemple, relayées par une forte couverture médiatique.

Cette politique fut présentée, à l’époque, comme un modèle pour d’autres pays qui avaient choisi la prévention en situationnel, c’est-à-dire l’entrave des desseins des délinquants par des techniques de surveillance et de répression.

Toutefois, cette politique très générale, insuffisamment ciblée, inflationniste, peu visible, ne convainquait pas les habitants qu’on essayait vraiment de les aider. Le sentiment d’insécurité se nourrissait d’actes divers, que l’on désigne du terme fourre-tout d’ « incivilités » dans lequel on met tout et n’importe quoi. Les gens avaient l’impression que l’on ne traitait pas vraiment l’insécurité et que la politique mise en place servait tout au plus à contenir les conflits.

Certains ont dit que l’on mettait en oeuvre une politique de sparadrap pour lutter contre un traumatisme majeur -la crise économique- dans des quartiers fordistes qui n’avaient pas été conçus pour l’économie postindustrielle.

Ces quartiers sont occupés par trois types de population en grand malaise, exclusion faite des personnes qui utilisent les quartiers comme dortoirs.

Il s’agit d’abord des habitants de longue date qui ont eu l’impression d’être abandonnés par un Etat en retrait par rapport à son rôle protecteur. Ils ont pris comme symbole de leur malaise les jeunes qui s’agglutinaient dans les halls d’entrée des immeubles, qui crachaient et faisaient trop de bruit. Ils se sont sentis pénalisés par rapport aux autres Français.

Il s’agit ensuite des agents publics qui travaillaient au contact des habitants. Ils souffraient souvent d’un sentiment de déclassement alors que leurs entreprises se transfiguraient. La moindre altercation avec un jeune était la goutte d’eau qui faisait déborder un vase de frustrations déjà trop rempli.

Il s’agit enfin des jeunes eux-mêmes. Selon moi, ils continuent d’être l’objet d’une double fracture : la pauvreté dans une société qui met l’accent sur la consommation ; la pénalisation pour délit de faciès.

Des jeunes vivant dans la banlieue parisienne me parlaient, la semaine dernière, de leurs rapports difficiles avec la police. Il est bien évident que, dans notre pays, la guerre d’Algérie pèse durablement sur les rapports entre les jeunes et les institutions. Cette question n’a jamais vraiment été résolue. Les jeunes issus de l’immigration font très souvent allusion à leurs parents. Ils doutent beaucoup de leurs droits, des promesses de la République et de la justice. Ils se réfugient alors dans un contremonde, dans un territoire situé au fondement de leur identité.

A l’inverse des phénomènes que l’on observe aux Etats-Unis, pays que je connais assez bien, les bandes ne regroupent pas des jeunes issus d’une seule ethnie. On peut y trouver des blondinets aux yeux bleus. Elles sont intégrées dans une culture de quartier qui sert de ciment de solidarité. Leur comportement violent est une manière d’établir une forme de respect. C’est une sorte de protection contre les attaques d’autres jeunes ou d’autres bandes. C’est aussi une façon de se valoriser. En effet, ces jeunes sont bien conscients, dans une société de compétition, d’avoir été recalés dans bien des domaines.

Je nuance immédiatement mon propos. Nous parlons en fait d’une minorité de jeunes. En matière de délinquance juvénile, il n’y a que 10 % de multirécidivistes dont personne d’ailleurs ne veut se charger. C’est en effet le sale boulot par excellence. Sait-on bien ce que l’on fait lorsqu’on demande à des jeunes femmes de vingt-deux ans qui sortent de l’école de prendre en charge des caïds qui ont presque le même âge qu’elles ?

Je rappelle que 80 % des jeunes qui passent pour la première fois devant le juge ne récidivent pas et, surtout, que 80 % de la délinquance vient des adultes. Nous sommes confrontés à une véritable inflation.

Par ailleurs, et j’insiste sur ce point, il s’agit d’une histoire de garçons. Les filles d’origine étrangère qui suivent mes cours, à la Sorbonne ou à Science po, bénéficient du modèle républicain et de la non-reconnaissance des différences. Elles progressent silencieusement, tirent le meilleur parti de l’école républicaine pour se fondre petit à petit dans la société. La délinquance concerne donc les jeunes qui enragent de ne pas être dans la société gagnante, qu’ils voient touts les jours à la télévision, et qui ont l’impression que tout se fait sans eux.

J’apporterai une autre nuance. Des chercheurs du CNRS viennent d’achever une enquête de victimation sur la région parisienne. Ils ont obtenu la confirmation que 7 % des Franciliens ont, dans les six derniers mois, été victimes d’un délit grave. On constate d’ailleurs les mêmes pourcentages aux Etats-Unis. Les délits graves qui entraînent un arrêt de travail et un séjour à l’hôpital sont assez rares.

Les chercheurs sont confrontés à un phénomène très enflé par les médias et politiquement exploité. On ne peut pas prétendre pour autant que l’on est dans le fantasme. La violence remplit des fonctions instrumentales. J’ai passé une journée, dans la prison de Saint-Maur, avec des détenus condamnés à perpétuité. Je n’oublierai pas les propos de l’un d’eux. Il déclarait en substance : nous avons le pouvoir, dans une vie sans pouvoir, de priver les autres d’un bien précieux, à savoir la tranquillité sociale.

Certains jeunes ont l’impression d’être invisibles. Ils se servent alors de la violence pour entrer en contact avec des adultes, pour attirer l’attention sur eux. Des maires se sont plaints que les voitures brûlaient toujours avant l’été parce que des jeunes voulaient négocier des séjours de vacances. Mme Le Guennec et moi-même avons étudié ce phénomène à Strasbourg. Il s’agit parfois de ritualisation, parfois de trafic de voitures volées. N’oublions pas que les adultes brûlent également des voitures. Il faut cesser de tout mettre sur le dos des jeunes. Il s’agit d’un phénomène complexe que l’on présente de manière simpliste. Il ne faut pas être dupe.

Le dernier point important que j’évoquerai tient aux ratés de la République. Des jeunes me disent : « Moi, je me sens français mais, pour les autres, je sais très bien que je ne suis pas français. Il y a un délit de faciès, je n’ai pas les mêmes chances ».

M. Dominique Duprez, dans l’enquête qu’il a conduite sur l’université de Lille Sud, a constaté que parmi les 10 % des diplômés de l’enseignement supérieur au chômage, 59 % étaient d’origine maghrébine. Qu’on ne me dise pas qu’ils avaient tous un problème ! On doit envisager la plausibilité du refus d’embauche.

C’est dès le départ, dès l’école et ses filières, où l’on sépare les garçons maghrébins des filles gauloises, que certains sentiments se créent. Les services publics français, contrairement à ceux d’autres pays, ont mis beaucoup de temps à donner à ces jeunes une impression d’ inclusion. L’école Polytechnique compte moins d’élèves d’origine ouvrière aujourd’hui que dans les années cinquante. A aucun moment on ne dit à ces jeunes : les prix Nobel sont chez vous, on ne peut pas vivre sans vous. Aux Etats-Unis, des membres des fondations Falk ou Rockfeller, disent aux jeunes qui vivent dans le Bronx : « On ne peut pas vivre sans vous, vous êtes indispensables et l’hybridation est l’avenir de l’Amérique. » Il n’y a pas l’équivalent chez nous.

Si des solutions existent, elles ne peuvent qu’être très complexes. En tout état de cause, leur mise en oeuvre signifierait que la société est prête à payer le prix de la paix sociale, à payer le sale boulot, c’est-à-dire à envoyer sur le terrain des professionnels aguerris, expérimentés, correctement rémunérés, pour prendre en charge les jeunes des quartiers difficiles au lieu de confier cette mission aux fameux adjoints locaux de sécurité ou à des personnes titulaires d’un emploi-jeune.

Aujourd’hui, on se demande pourquoi on ne parvient pas à recruter de gardiens d’immeubles sociaux. Un éducateur me disait récemment : croyez-vous que je vais, pour un salaire de 7.000 francs par mois, sortir le soir et prendre le risque de recevoir des coups de barre de fer ?

Il faut savoir ce que l’on veut. L’opinion peut être éduquée. On peut lui expliquer qu’il est onéreux de remettre à niveau des quartiers dont les habitants ont l’impression d’être marginalisés.

Par ailleurs, il faut encourager les initiatives issues de la société civile. Il n’est pas question que les institutionsfassent tout. Je connais suffisamment d’exemples pour pouvoir vous affirmer que la situation s’améliore avec l’ouverture de la société locale, avec la création de forums dans lesquels les habitants peuvent parler ensemble des problèmes communs, avec l’instauration de passerelles. J’étais à Onex voilà une semaine. J’ai rencontré des gens qui avaient la démocratie participative chevillée au corps, la citoyenneté toujours en tête. Cela fait vraiment plaisir. Parlons des expériences qui réussissent, des personnes qui se battent tous les jours pour donner un avenir à des quartiers. Je pourrais vous citer de nombreuses expériences, riches d’imagination, dans lesquelles des gens prennent des risques pour améliorer la vie d’un quartier.

Je l’ai déjà dit à certains élus, je le répète aujourd’hui devant vous, il faut, dans ce pays, parler des expériences positives et agir avec pragmatisme. La responsabilité individuelle est souvent fondée sur le contrat, sur le donnant-donnant. Ici, les groupements locaux de traitement de la délinquance, les GLTD, ont obtenu de très bons résultats. Ailleurs, les institutions ont fait front et proposé des contrats aux délinquants. Et cela a marché : les délits très graves ont cessé et, surtout, les institutions ont démontré qu’elles pouvaient mettre de côté leur rituel de méfiance. Dans certains quartiers, des éducateurs sont montés dans les voitures des policiers pour s’assurer qu’il n’y avait pas de business le soir. Ils ont ainsi appris à s’estimer.

Il faut ouvrir des voies d’expression aux jeunes. Tous se plaignent de ne pas être reconnus. Les commissions aux droits de certains quartiers font des propositions, invitent des élus, mais ces derniers ne viennent pas. Lesjeunes pensent que les adultes ne se déplacent qu’au moment des élections. Tout cela est assez décourageant pour eux. Or, c’est seulement en les responsabilisant que l’on parviendra à leur donner la dignité à laquelle ils aspirent.

Il faut trouver un moyen terme, sanctionner les actes illégaux, comme nous le faisons pour nos propres enfants mais, dans le même temps, leur apporter une sorte d’encouragement. Il faut leur donner le sentiment qu’ils sont partie intégrante de la société en précisant qu’on ne laissera pas passer les atteintes aux victimes. Parler des victimes n’est le privilège d’aucun parti politique. Nous devons tous être solidaires des victimes et, parallèlement, poursuivre la prévention sociale de la délinquance qui avait, au moins dans sa démarche, donné des résultats au début des années quatre-vingt.

M. le président - Je vous remercie, madame. La parole est à Mme Le Guennec.

Mme Nicole Le Guennec - Je ne peux que confirmer les propos de Mme Body-Gendrot. Je vais m’efforcer de vous apporter quelques éléments supplémentaires.

Tout d’abord, la plupart des services de police et de justice constatent la progression continue de la délinquance des mineurs et la permanence des émeutes. Ces dernières fonctionnaient auparavant par épidémies : 1981, 1983, 1989, 1990. Aujourd’hui, il ne se passe pas un jour sans qu’une émeute éclate dans un quartier.

Votre commission entendra sans doute des représentants des services de police. Il n’est donc pas utile que je détaille les données chiffrées. La vision de ce phénomène est toutefois quelque peu brouillée puisque les chiffres émanent de plusieurs sources : les services judiciaires, l’Inspection générale des affaires sociales, l’Inspection générale de l’administration, la police. Néanmoins, ces données font apparaître que 143 000 mineurs étaient mis en cause en 1996, soit 20 000 de plus par rapport à 1992, alors qu’ils n’étaient que 72 000 en 1972. Le nombre de mineurs mis en cause a donc été multiplié par deux durant les vingt dernières années, avec une augmentation très forte depuis 1993.

Le nombre des délinquants est une chose, la qualité des délits commis en est une autre. Alors que, dans les années soixante-dix, les mineurs volaient des bicyclettes, aujourd’hui, ils sont impliqués dans des vols avec violence, des rackets, des razzias dans les supermarchés, des attaques de voitures de police.

Comme le constate la Direction centrale des renseignements généraux, la DCRG, la délinquance a changé de forme, elle est devenue collective, urbaine. Il existe bien évidemment des délits individuels, mais, d’une certaine manière, la délinquance s’exerce en groupe.

Naguère, sévissaient des blousons noirs, Pierrot le Fou ; aujourd’hui, des bandes n’hésitent pas à attaquer descommissariats de police avec des voitures béliers. Ces actions sont plutôt inquiétantes.

Selon la direction centrale de la sécurité publique, la DCSP, 48 000 mineurs étaient impliqués dans des actes violents en 1986, contre 98 000 en 2000. La part des mineurs par rapport au nombre total des délinquants est passée de 17 % à 23,3 %. La DCRG fait état du climat délétère qui règne dans les banlieues et de la progression du nombre des attaques, en particulier contre les institutions policières. Les quartiers touchés sont eux aussi de plus en plus nombreux.

La Direction centrale des renseignements généraux constate également la rurbanisation des violences urbaines. En d’autres termes, avec l’effondrement de certaines catégories de la population dans les petits villages ou dans les villes moyennes, le phénomène n’est plus limité aux grandes villes, il touche la France entière. En 1991, on comptait 78 quartiers touchés par les émeutes contre 485 en 1993 et 818 en 2000.

Par ailleurs, les formes d’attaques évoluent, deviennent plus impressionnantes. Il ne s’agit plus d’arracher un sac en roulant sur un scooter. Désormais, on tend des embuscades et des guets-apens pour attaquer des voitures de police ou de pompiers. Ces actions, beaucoup plus graves, relèvent d’une sorte d’organisation, certes limitée -ces gangs ne sont pas capables d’attaquer une banque- mais à laquelle il convient néanmoins de prêter attention.

Les populations, elles, ont le sentiment de ne plus être protégées. Quant à la police, elle pense que son rôle consiste désormais à déminer les conflits et à éviter les ratonnades, c’est-à-dire à ne pas s’en prendre à l’ensemble d’une catégorie de population, maghrébine par exemple, ce qui n’est pas aisé, car il est difficile d’identifier les auteurs des violences.

On constate également une montée du caïdat et une augmentation du nombre des conflits entre les bandes. Les jeunes gens entrent dans la délinquance de plus en plus tôt. Une étude que j’ai menée auprès de l’inspecteur d’académie de Seine-saint-Denis fait apparaître que les jeunes deviennent membres d’une bande dès la fin du cours moyen deuxième année, c’est-à-dire avant l’entrée au collège, parce qu’ils ont le sentiment que seule la bande peut les protéger.

Il convient de s’interroger sur ces pratiques. Si les institutions donnent à ces jeunes gens le sentiment de les menacer et non plus de les protéger, c’est grave.

Les nouvelles formes de délinquance résultent aussi du bricolage d’une identité morcelée, fondée sur la violence, la débrouille, la capacité de faire peur, l’angoisse, une espèce de souffrance à blanc et l’impression d’être les premières victimes de la crise, d’être sans cesse importuné, d’être l’objet d’injustices. La façon dont certains jeunes parlent de la police -crevards, violents, bâtards, racistes, fils de pute- ou des juges -sans scrupules, trop sévères, vengeance, prisons, tapés, racistes- est assez impressionnante.

Selon le sociologue Anthony Giddens, conseiller de Tony Blair, les sentiments à l’égard du voisin ont changé. Naguère, le voisin était quelqu’un avec qui on labourait la terre, faisait la moisson, avec qui on allait à l’usine, bref, que l’on connaissait bien. Il se créait ainsi une espèce de pouvoir de police. Le voisin venait vous dire : ton fils a volé mon vélo, il faut qu’il me le rende. Avec l’évolution du monde du travail et l’effondrement du syndicalisme, cette relation a disparu. La défiance s’est installée. Les jeunes gens ne sont plus dirigés. Il en résulte des phénomènes qui me paraissent très sévères.

Les jeunes ne font plus confiance au voisin. Ils font confiance uniquement à ceux qui ont été à l’école primaire avec eux, qui habitent le même escalier, le même quartier. Les bandes qui se forment sont parfois très petites.

Par ailleurs, ils ne croient pas que les institutions veuillent les protéger. On assiste, selon Anthony Giddens, à une « délégitimation » de l’Etat. Ces jeunes estiment que l’Etat est injuste à leur égard, que l’école ne leur apprend rien de ce qui pourrait leur être utile dans la vie. Parfois même, des policiers les tuent. Ils ne supportent absolument pas cette situation.

En outre, leur famille vit souvent avec 2 000 ou 3 000 francs par mois et a du mal à s’en sortir. Je travaille dans un quartier de Grigny. Des femmes m’ont expliqué qu’elles vivaient seules avec leurs enfants, sans téléphone ni carnet de chèque. Elles ne disposent que d’un peu d’argent liquide qu’elles gardent dans leur poche. Lorsqu’elles n’en ont plus, pour pouvoir donner le biberon à leur bébé, elles vont voir l’assistante sociale, puis elles se rendent de l’autre côté de l’autoroute A 6, avec leur famille, pour obtenir un bon d’alimentation.

Une d’elles m’a raconté que son enfant de sept ans avait été pris d’une crise d’asthme au milieu de la nuit. Elle avait dû réveiller ses deux autres enfants, âgés de deux et cinq ans, pour aller à l’hôpital, situé à cinq ou six kilomètres, parce qu’elle n’avait pas le téléphone et qu’elle ne pouvait faire appel à personne. De telles situations me semblent limites dans un pays riche. Elles peuvent expliquer pourquoi les jeunes gens concernés se sentent aussi mal à l’aise.

L’origine de cette situation réside en partie dans la fin d’un espoir social, dans la faillite des grands équipements qui avaient fait la gloire de la France. L’Etat providence, en France, ne se réduisait pas aux syndicats et aux conventions collectives. Il avait construit des équipements de progrès : les maisons des jeunes et de la culture, les centres sociaux.

Aujourd’hui, tous ces lieux sont fermés. Il n’y a plus de personnels. D’une certaine façon, les jeunes gens demandent le rétablissement de ces équipements de progrès. Il s’agit non pas de les restaurer dans leur forme républicaine traditionnelle -c’est trop tard, tout a été détruit- mais de trouver des solutions différentes, la gestion associative par exemple. Ils brûlent les établissements sportifs, car ils leur paraissent ne plus être à leur portée.

Le remède réside, me semble-t-il, dans la reconstruction d’un Etat plus actif, en particulier dans les formes nouvelles de l’Etat républicain. Jusqu’à présent, on a eu tendance à minimiser les actes de violence tant des jeunes que des adultes. N’oublions pas que les jeunes ne sont pas seuls en cause. Certains adultes prennent également des positions très dangereuses. On a minimisé ces faits avant de les diaboliser. Il existe peut-être un discours intermédiaire qui permettrait de pacifier les quartiers et d’y rétablir la paix sociale.

Plutôt que de répondre dans l’urgence aux situations difficiles en distribuant, comme le rappelait Mme Body-Gendrot, des séjours de vacances, recherchons des solutions susceptibles de stabiliser un peu ces populations afin qu’elles s’inscrivent dans le progrès, comme chacun le souhaite.

M. le président - Madame Body-Gendrot, je pense que vous faisiez allusion à l’étude de victimation qui a été conduite sur l’initiative de la région d’Ile-de-France et dont la presse nationale s’est fait l’écho.

Mme Body-Gendrot - Tout à fait !

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Madame Body-Gendrot, vous nous avez dit, en termes assez forts, que la France se considérait confrontée à un péril jeune, ce qui ne semble pas d’être le cas d’autres pays européens. Cela m’inspire deux questions. La mesure des violences urbaines est-elle pertinente ? Quelle est la situation dans les autres pays par rapport à notre échelle de mesure ?

Mme Sophie Body-Gendrot - La notion de violences urbaines recouvre des actions collectives. Des jeunes issus de quartiers dits sensibles s’en prennent à des symboles ou à des agents de l’Etat.

A Milan, on ne caillasse pas les autobus, on n’attaque pas les pompiers. Une des mes étudiantes travaille pour le SAMU social. Elle me disait que, lors de leurs interventions, les personnels prennent un luxe de précautions pour entrer dans les cités, car ils ont toujours peur de se faire attaquer.

Les chercheurs étrangers sont ébahis lorsque je leur décris la situation de notre pays. Eux ont affaire à des groupes néo-nazis qui s’en prennent essentiellement aux immigrés et aux demandeurs d’asile. C’est le cas en Norvège, en Suède, en Italie ou en Allemagne. Je me suis rendue à Berlin pour participer à une conférence. Mon homologue allemand a évoqué les attaques xénophobes qui se produisent dans le Brandebourg.

Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, nous n’avons pas géré la question coloniale. Ce ne sont pas les Chinois du XIIIe arrondissement qui posent des problèmes. Ce sont les enfants issus de l’immigration postcoloniale. Et ils en parlent. Un jeune qui avait eu affaire à la police m’a dit : « Ah, la façon dont ils ont parlé de mes parents. » Je suis frappée de constater que cet aspect reste présent à l’état larvaire dans les rapports sociaux.

Mme Nicole Le Guennec - Permettez-moi d’ajouter que ce sont les Anglais qui ont, si je puis dire, « inventé » l’émeute. La première émeute a eu lieu en 1981 à Brighton. Les troubles durèrent huit jours et provoquèrent de nombreux incendies. Trois cents maisons furent détruites. Dix ans plus tard, la ville connaîtra une nouvelle émeute.

A la frontière nord des Pays-Bas, vers Groningen, dans la nuit de la saint Sylvestre, des jeunes gens ont cambriolé les maisons des notables qui réveillonnaient. Ils se sont ensuite retranchés derrière des troncs d’arbres auxquels ils avaient mis le feu pour éviter l’approche des voitures de police. Des phénomènes identiques se produisent dans d’autres pays européens, même si on ne les qualifie pas de la même manière ou si l’on y prête moins attention.

Mme Sophie Body-Gendrot - Le nord de la Grande-Bretagne a connu cet été des journées d’émeutes provoquées par un sentiment fort de ségrégation, par une absence de perspective, et l’extrême droite a jeté de l’huile sur le feu.

M. le rapporteur - Madame Body-Gendrot, vous vous êtes demandé si la société était prête à payer le prix de la paix sociale. Par ailleurs, dans votre rapport, vous dénoncez les « tentatives d’acheter la paix sociale en donnant du RMI, en embauchant des agents d’ambiance, en cooptant des grands frères mais sans traiter les causes de la violence. » Pensez-vous que ces politiques ont échoué et, dans l’affirmative, quelles stratégies alternatives peut-on mettre en oeuvre ?

Mme Sophie Body-Gendrot - Je ne pense pas qu’elles aient échoué. Comme le souligne à juste titre M. Belorgey, on ne sera jamais en mesure de dire si la situation aurait été pire sans ces politiques. Je prétends en revanche qu’elles ont servi à contenir la dégradation. On a posé un sparadrap sur un traumatisme majeur. Il s’agit de ce que j’appelle une « politique de troisième type », riche en rhétorique, se référant beaucoup à la politique de la ville. Mais la cause profonde de la violence, c’est-à-dire la volonté de se sentir inclus, d’avoir un avenir, de vivre comme les autres, n’a pas vraiment été traitée.

En fait, nous avons péché par arrogance. J’ai participé, cet été, aux entretiens de Pétrarque. Pendant une semaine, nous avons réfléchi à la fracture sociale par rapport à la République. Nous avons été un peu arrogants en pensant que des populations originaires de plusieurs pays comprendraient, du seul fait de leur présence, des siècles de civilisations dans les villes. Non, pour réussir, il faut de bons alchimistes, il faut expliquer, apprendre aux gens à se faire confiance. Je n’ai pas l’impression que la situation s’améliore depuis le 11 septembre.

Mme Nicole Le Guennec - Dans les années soixante-dix, l’Etat a mené une politique ambitieuse, construit de nombreux équipements et favorisé l’émergence des professions sociales, notamment avec la loi de 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales.

Depuis le début des années quatre-vingt, nous avons assisté à la mise en oeuvre de plusieurs dispositifs. Or, un dispositif n’a pas de murs, n’emploie pas de professionnels. D’une certaine façon, n’importe qui peut tenir la maison.

Puis la crise s’est approfondie, amenant avec elle de nouvelles difficultés. Nous n’avons pas été en mesure - peut-être ne l’a-t-on pas souhaité - de construire quelque chose à la hauteur de ce qui avait été fait dans les années soixante-dix. Tout le monde en est conscient. Les dispositifs qui ont été élaborés sont très fragiles. Comme le souligne Sophie Body-Gendrot, personne ne connaît bien leurs résultats. Les ZEP ont sans doute été utiles...

M. le président - Il paraît que oui. (Sourires)

Mme Nicole Le Guennec - Elles auraient permis d’atténuer certains effets !

M. Jacques Mahéas - Vous avez lu les articles.

Mme Nicole Le Guennec - Oui. En tout état de cause, leurs résultats ne sont pas manifestes et restent difficiles à cerner.

M. Jacques Mahéas - A Neuilly-sur-Marne, dont je suis élu depuis 1993, les évaluations sont très positives. Les résultats de certains collèges ont soit atteint soit dépassé la moyenne nationale. Des moyens supplémentaires ont été alloués à ces établissements. En outre ...

M. le président - Monsieur Mahéas, vous pourrez vous exprimer plus tard. Pour l’instant, je vous invite à poser votre question.

M. Jacques Mahéas - Madame Body-Gendrot a, en évoquant les milieux postcoloniaux, parlé de ségrégation, de xénophobie, de marginalité et de délit de faciès. Ces phénomènes ne valent pas pour les filles.

Mme Sophie Body-Gendrot - C’est ce que j’ai dit.

M. Jacques Mahéas - Le délit de faciès ne peut s’appliquer aux seuls garçons et épargner les filles.

M. le président - Mais si !

M. Jacques Mahéas - N’y a-t-il pas une culture qui, dans certains cas, rend l’intégration beaucoup plus difficile ?

Mme Sophie Body-Gendrot - La vérité est certainement entre les deux. Il ne s’agit pas de nier que les mères peuvent élever leurs garçons et leurs filles d’une manière différente. A l’inverse, les employeurs préfèrentembaucher une jeune femme d’origine étrangère qui a les compétences nécessaires plutôt qu’un garçon. Ils pensent qu’ils rencontreront moins de difficultés. Il y a certaines adresses qu’il vaut peut-être mieux ne pas donner dans les agences d’intérim.

M. le rapporteur - Vous avez indiqué, Madame Body-Gendrot, que personne ne veut prendre en charge les multirécidivistes. Ils vivent souvent grâce à une économie souterraine qui limite l’implosion des quartiers. Quelles sont les mesures de nature à éviter cette implosion, d’une part, et la multiplication des actes délictueux, d’autre part ?

Mme Sophie Body-Gendrot - Il est très difficile de répondre à cette question. Peut-être avons-nous la chance, en France, de ne pas croire à la prison. Les prisons, telles qu’elles fonctionnent à l’heure actuelle, accroissent plus qu’elles ne les réduisent les dispositions des jeunes à la délinquance. Ce n’est pas en prison que les jeunes vont trouver les meilleurs moyens de se discipliner, de se doter d’un moral d’acier.

M. le président - Sauf si on conçoit la prison autrement.

Mme Sophie Body-Gendrot - Tout à fait ! A New York, je me suis rendue dans la grande prison de Rock Island. Des associations, souvent gérées par d’anciens détenus, y font un travail magnifique. J’ai fait le même constat dans une prison de San Francisco. Les jeunes ont la certitude, dès le jour de leur sortie, et pour une durée de trois ou quatre mois, d’avoir un travail, de toucher leur chèque à six heures du soir et de disposer d’un logement.

On ne parle jamais des expériences réussies. Ce serait sans doute souhaitable. La prison, oui, parce qu’il faut une sanction, mais on ne vous laisse pas tomber.

M. le président - Je vous remercie.


Source : Sénat français