Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, Président
M. Jean-Pierre Schosteck, président - L’ordre du jour appelle maintenant l’audition de M. Alain Bruel, magistrat honoraire, ancien président du tribunal pour enfants de Paris, qui a participé à la rédaction de plusieurs ouvrages sur la justice des mineurs et qui, notamment, en 1998, a rédigé un rapport sur l’avenir de la paternité.
(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)
Vous avez la parole, Monsieur Bruel.
M. Alain Bruel -Afin d’utiliser au mieux le temps qui m’est imparti, je laisserai de côté la description des formes actuelles de la délinquance juvénile pour me concentrer sur une étude critique des réponses sociales qui lui sont apportées. Celle-ci me servira à introduire quelques propositions qui, j’en suis convaincu, pourraient améliorer la situation.
S’agissant de la connaissance de la délinquance, son évaluation quantitative et qualitative pose en France un réel problème dans la mesure où l’on apprécie un produit social complexe et évolutif, dont l’appréhension dépend non seulement des phénomènes de visibilité et de renvoi mais aussi de l’implantation et du fonctionnement des institutions qui l’enregistrent, le trient et le traitent.
Les statistiques actuelles rassemblent des données hétéroclites provenant de logiciels incompatibles entre eux, dans des perspectives dont l’inspiration corporatiste n’est pas exclue. L’importance du « chiffre noir », dont les enquêtes de « victimisation » et les questionnaires de délinquance auto-révélée donnent une idée approximative, suffit à démontrer la relativité des chiffres officiels et de leur variation d’une année à l’autre.
Quant à l’interprétation, il convient de souligner que notre pays a vu depuis quelques années s’amenuiser le potentiel dont il disposait, la création de l’Institut des hautes études sur la sécurité intérieure ne compensant que partiellement l’effacement progressif du centre de formation et de recherche sur l’éducation surveillée de Vaucresson, la disparition du centre technique national de recherche sur les handicaps et inadaptations et celle du centre international de l’enfance.
Ainsi privés d’une vue globale et multidisciplinaire sur le sujet, nous ne disposons que de travaux épars qui sont souvent l’oeuvre des seuls sociologues.
Le cloisonnement et la rivalité des administrations concernées, une reprise médiatique davantage orientée sur le sensationnel que sur la fréquence des phénomènes expliquent largement le contexte d’exaspération et d’affrontements idéologiques dans lequel nous nous trouvons.
Quelles sont les réactions sociales à la délinquance ? Le débat public se réduit depuis quelques années à une stérile opposition entre les tenants de l’éducation et ceux de la répression. Mais la répression n’est rien d’autre qu’un baromètre qui suit de plus ou moins loin les fluctuations du sentiment d’insécurité. Son incontestable aggravation depuis quelques années n’entraîne aucun effet observable sur l’évolution de la délinquance, ce qui n’empêche pas ses partisans d’en réclamer toujours davantage et de rallier de plus en plus d’adeptes.
Quant à la rééducation, c’est une entreprise périlleuse, aux effets aléatoires, peu visibles et souvent tardifs. Elle est difficile à valoriser dans une société éprise d’immédiateté comme la nôtre.
On débat inlassablement sur le point de savoir si la porte des établissements doit être ouverte -avec tous les risques que cela comporte- ou fermée, avec la quasi-certitude de voir l’éducation se pervertir en surveillance.
Les centres à encadrement renforcé, plus que les centres de placement immédiat, semblent échapper à ce dilemme. Mais leur efficacité reste limitée, en raison de la brièveté de la prise en charge qu’ils exercent, et surtout de l’absence de solution crédible au moment de la sortie.
Nombre de professionnels pensent que la voie royale de l’efficacité se trouve dans la prévention. Mais quelle prévention ?
Commençons par la prévention primaire.
Il est patent que, depuis le début des années 1970, les disparités de revenus entre les générations les plus âgées et les générations les plus jeunes n’ont cessé de croître.
Selon une étude récemment publiée par Christian Baudelot et Michel Gollac, l’écart de traitement entre les salariés de 50 ans et les salariés de 30 ans, qui n’était que de 15 % en 1975, est maintenant de 40 %. Les ajustements à la baisse des niveaux de salaire s’effectuent invariablement au détriment de ceux qui entrent sur le marché du travail. La croissance moyenne, qui, durant la même période, était de 20 %, a été entièrement dévolue aux générations nées avant 1950. Les revenus du patrimoine augmentent plus vite que les revenus salariaux et l’on se doute qu’ils se trouvent rarement d’emblée entre les mains des plus jeunes. Le niveau d’études requis, l’exigence d’une expérience professionnelle préalable à l’embauche rendent les parcours d’insertion plus longs et plus aléatoires. La situation pourrait même empirer si les retraites adossées à des fonds de pension venaient à se développer, les jeunes devenant alors salariés de leurs parents actionnaires. Le partage des bénéfices et des épreuves de la conjoncture se trouve donc faussé, et la tradition selon laquelle les enfants peuvent espérer bénéficier de conditions de vie plus favorables que leurs parents, bouleversée.
Pour remédier à cette situation, il faudrait que la justice intergénérationnelle joue déjà au niveau de l’expression politique, ce qui n’est pas non plus le cas. Selon le sociologue Louis Chauvel, l’âge moyen du représentant syndical ou politique, qui était de 45 ans en 1982, est passé à 57 ans en 1997, soit un vieillissement de douze ans en moins d’une génération.
La crise de transmission du patrimoine se double d’ailleurs d’une crise des projets à long terme et de la responsabilité. Rares -il faut bien le dire- sont les groupes et les lieux où l’on se préoccupe de donner véritablement la parole aux jeunes. Aucun effort n’est fait pour imaginer à leur bénéfice des modalités de reconnaissance sociale adaptées à leurs mérites et comportements citoyens -quand ils en ont- ou pour recréer des ritualités rendant visibles leur progrès vers la prise en main de leur citoyenneté.
Certes, la « conflictualité » des rapports entre les générations n’est pas un fait historiquement nouveau, et la solidarité familiale entretenue par la proximité des liens affectifs reste importante. Mais, lorsqu’il s’agit d’aider leurs propres enfants, les parents ont le sentiment d’agir par affection et non par un simple souci de justice sociale.
Enfin, le caractère abstrait des grands systèmes d’assistance et les modalités économiques complexes qu’ils comportent, en opacifiant les effets du sacrifice consenti au profit d’autrui, poussent à une certaine déresponsabilisation.
Dans ce paysage inquiétant, le rapport de la commission « Jeunes et politiques publiques » du commissariat général du Plan constitue, à mon avis, une lueur d’espoir. La commission reconnaît que la jeunesse a été, plus que les autres générations, victime de la crise économique et elle préconise une vaste réforme touchant à la fois l’éducation et le travail. Chacun disposant au départ d’un crédit de formation décemment rémunéré, celui-ci pourrait être mis en oeuvre tout au long de la vie, notamment à l’occasion des périodes où le chômage contraint à l’inactivité, et faciliter éventuellement une réorientation.
La mise en route d’un tel chantier, outre qu’elle ferait régresser chez les jeunes l’insécurité, présenterait un double avantage : d’une part, sur le plan du travail, elle faciliterait le mixage de l’expérience des anciens et du bon niveau théorique des arrivants ; d’autre part, sur le plan social, elle permettrait à chacun d’accéder à une conscience plus nette des moments où il profite de la richesse produite par les autres et de ceux où il produit lui-même pour les autres. Sans doute faudra-t-il encore du temps pour que ces idées fassent leur chemin. En attendant, il est nécessaire d’améliorer, dans la population jeune, la connaissance du droit et de créer des passerelles entre les cultures pour faciliter le dialogue social.
S’agissant de la prévention secondaire, l’actuelle politique de la ville reste tributaire de la prévention « à la française », dont la théorisation date du début de la décennie 1980.
Dans son rapport déposé le 17 décembre 1982, Gilbert Bonnemaison ne se contentait pas d’entériner le sort des opérations « anti-été chaud » menées l’été précédent et qui s’analysaient en un effort de décloisonnement et de mutualisation des moyens des administrations concernées par la lutte contre la délinquance, il allait beaucoup plus loin. Après avoir souligné les limites d’un appareil répressif saturé, coûteux et d’un rendement décroissant, il affirmait que, au lieu d’un savoir central, abstrait, spécialisé sur la délinquance, il fallait développer un savoir local, concret, partagé par un maximum de personnes. Mais, ce faisant, il contestait implicitement la validité de l’énonciation judiciaire en plaçant le savoir sur la délinquance du côté d’une instance décisionnelle collective et en niant au passage toute valeur à la spécialisation. La délinquance ne pouvait, dès lors, être perçue que comme un phénomène collectif relevant d’une politique pénale appropriée et non comme une pluralité d’actes commis par des individus différents et susceptibles de recevoir des réponses différenciées.
La prépondérance donnée aux constats globaux conduit à une vision totalisante, insensible à la nuance et à laprise en compte de la personne telles qu’elles peuvent apparaître dans une démarche d’individualisation.
Cette conception territoriale et technocratique nie l’intérêt d’une prévention à l’échelon individuel, comme celle qu’exerce la prévention spécialisée par exemple, et s’oppose à un fonctionnement judiciaire jugé encombrant parce que difficilement prédictible alors qu’il respecte des contraintes génératrices de garanties spécifiques comme le débat contradictoire et l’intervention de la défense
Dès 1998, Jean-Pierre Sueur, maire d’Orléans, chargé par le ministre de l’emploi et de la solidarité d’établir un bilan détaillé de la politique de la ville, portait sur sa mise en oeuvre un jugement sévère . Il relevait des financements non négligeables mais complexes, incertains et encore insuffisants, des procédures contractuelles qui s’enchevêtrent et se superposent fréquemment, des politiques de zonage qui s’accompagnent trop souvent d’une diminution de moyens, notamment en matière de service public.
Depuis, les choses n’ont guère évolué puisque, dans son rapport rendu public le mois dernier, la Cour des comptes reproche encore à la politique de la ville un manque de définition précise des objectifs, une instabilité des priorités retenues et une impossibilité à chiffrer le montant des crédits affectés à ces programmes.
De fait, à trop mettre l’accent sur le traitement social de la délinquance au détriment du traitement individuel, on en arrive à dégarnir le maillage social de première ligne.
La confusion entre prévention et développement social urbain a entraîné une dispersion des crédits préjudiciable à l’efficacité.
Les cibles étant mal délimitées, chaque secteur a développé sa logique propre en direction de sa clientèle habituelle sans souci des chevauchements et des lacunes.
On a enfin oublié que la prévention passe d’abord par une éducation à la norme et que, pour la réaliser, l’intelligibilité de la production normative est sûrement aussi importante que la visibilité des décisions pénales.
Avec le recul d’une vingtaine d’années, on découvre que prévention et répression sont, en fait, deux démarchescomplémentaires qui n’ont ni la même temporalité ni les mêmes objectifs.
Le véritable rôle de la prévention est non pas de faire disparaître la délinquance mais de redéfinir des repères pour humaniser le cadre de vie, de mettre en place des circuits d’information tenant compte des particularités locales, de renforcer les liens familiaux, les relations famille-école, et de soutenir les initiatives citoyennes ; c’est toute une culture à acquérir.
J’en viens maintenant à la prévention tertiaire.
A ce niveau, il s’agit seulement de prévenir la récidive, de lutter contre les conséquences de la transgression pénale, de réadapter le délinquant à la vie sociale et professionnelle ; c’est la tâche de la justice. Mais la collectivité ne peut s’en désintéresser comme elle le fait actuellement.
Paradoxalement, la désaffection portée à l’égard de la justice dans la philosophie du « tout prévention » s’est traduite par une judiciarisation sans précédent de situations qui étaient autrefois traitées en amont de son intervention.
La justice des mineurs ne pouvait qu’être affectée, bien entendu, par les lacunes de la prévention primaire, le dévoiement de la prévention secondaire ; au moins aurait-elle dû s’en démarquer. Tel n’a pas été le cas. Les gardes des sceaux successifs, loin de prendre un minimum de distance critique par rapport à la politique de la ville, ont cru que les magistrats pouvaient s’y intégrer sans autre forme de procès. Ils ont fermement tenu trois orientations qui, pour paraître relever du simple bon sens, méritent pourtant examen : la proximité, la réponse en temps réel, et l’engagement dans le partenariat.
Je n’ai guère le temps d’entreprendre ici une critique construite de cette politique. On comprendra toutefois que la proximité accrue de la justice par rapport au terrain ne présente pas que des avantages, notamment sur le plan symbolique, et que sa sérénité, voire sa nécessaire homogénéité sur l’ensemble du terrain, peuvent en pâtir.
La réponse en temps réel, quand elle ne se limite pas à lutter contre des lenteurs injustifiables, devient le seul critère de l’efficacité, se retourne contre sa propre justification d’intelligibilité de la décision et devient un obstacle à l’intervention en profondeur. Elle génère une véritable thrombose institutionnelle et provoque, pour l’exécution des mesures éducatives notamment, la constitution de listes d’attente préjudiciables à la crédibilité même de la décision.
Quant à la participation des magistrats -au moins des magistrats du siège- au partenariat, j’en ai suffisamment dit sur la philosophie de la prévention pour qu’il soit facile de comprendre le malaise dans lequel ils se trouvent plongés.
Est-ce à dire qu’il faut en conclure -comme certains sociologues n’ont pas hésité à l’écrire- que la juridiction des mineurs est devenue obsolète parce qu’elle travaille dans l’individuel et que seul le travail mené par le Parquet mérite d’échapper aux poubelles de l’histoire ? Je ne le pense pas.
Au demeurant, l’éclatement de la justice en deux moitiés rivales, l’incompréhension actuelle vis-à-vis de l’acte éducatif et de ses exigences, la montée de la déspécialisation des magistrats, ne me paraissent pas constituer des progrès éclatants.
Je crois, en revanche, que la comparution en justice comporte des effets structurants sur ceux que l’on a qualifiés de « sauvageons ». La mise en mots des faits et gestes introduit une distance entre les actes et la personne qui les a accomplis. L’audience est souvent l’occasion d’une rencontre initiatique avec la loi symbolique de l’échange, du sacrifice et du don. Elle permet à chacun de se réapproprier son identité et sa responsabilité. Elle offre au mineur une opportunité de démontrer qu’il est capable de faire autre chose que de commettre des délits en s’engageant volontairement dans un projet à court terme de réparation de lui-même, du lien qui le relie à la société et parfois de la victime elle-même.
De tels effets sont particulièrement adaptés à des jeunes que tous les observateurs décrivent comme ayant le sentiment de n’être ni écoutés ni respectés, privés de tout espace qui leur soit propre et incapables de se projeter dans l’avenir.
Pourtant, il est hors de doute que des réformes doivent être entreprises, tant en amont qu’en aval de la décision judiciaire.
Le déploiement d’une police de proximité est sûrement une bonne chose. Cependant, ses objectifs paraissent encore flous et se distinguent mal de ceux des nouveaux métiers de la ville. Ils gagneraient à être précisés.
Par ailleurs, les vérifications d’identité sont souvent utilisées -au moins dans certains secteurs- au-delà du nécessaire, ce qui provoque une irritation chez des jeunes prompts à se sentir victimes de mesures discriminatoires et vexatoires.
Dans le domaine des investigations, il est certain que la délinquance de groupe et le développement de trafics très « capillarisés » dans lesquels sont impliqués souvent des adultes posent de sérieux problèmes aux enquêteurs quand ils doivent identifier précisément les auteurs et établir les participations respectives.
Toute faille dans ce domaine devient pour ceux qui en bénéficient source d’impunité et pour les autres la cause d’un sentiment profond d’injustice.
Inversement, une enquête approfondie menant au démantèlement d’un réseau peut avoir des effets très positifs sur le sentiment d’insécurité.
Or nous manquons cruellement d’une police judiciaire spécialisée dans les affaires de mineurs, capable de procéder à des recherches approfondies. Les brigades des mineurs, qui, voici une trentaine d’années, s’acquittaient de ce travail en étroite collaboration avec les magistrats se sont peu à peu repliées, faute d’effectifs, sur leurs tâches de protection des mineurs victimes, et ne trouvent aucune aide chez leurs collègues de la police judiciaire. Il faut voir là l’une des causes principales de l’incompréhension qui s’est introduite entre policiers et magistrats et qui, je peux en témoigner personnellement, n’a pas toujours existé.
Au niveau judiciaire, il me paraît important de souligner que la spécialisation des magistrats de la jeunesse, principal pilier du système mis en place par l’ordonnance de 1945 et fortement soutenue aujourd’hui encore dans les recommandations du conseil de l’Europe, est de moins en moins respectée.
Non seulement les chefs de juridiction ont pris de longue date l’habitude d’accaparer plus ou moins régulièrement les juges des enfants en leur confiant des tâches qui ne s’apparentent que de loin à leur travail, mais la politique des services judiciaires ne tient aucun compte de la nécessité d’une certaine durée de fonction dans un poste et de l’intérêt de l’utilisation au profit de tous l’expérience qu’ils auraient acquise.
Trop souvent, les postes d’encadrement de la juridiction des mineurs sont dévolus à des magistrats venus d’horizons intellectuels éloignés, ce qui entretient un malaise.
Seule l’adoption d’un texte réglementaire, ou au moins des instructions très fermes données au plus haut niveau, pourraient remédier à ce gaspillage permanent des compétences. La loi sur la présomption d’innocence, en confiant au juge des libertés et de la détention le pouvoir d’incarcérer les mineurs, n’a pas tenu compte des garanties de la spécialisation pour les mineurs, et la loi du 30 décembre 2000 a même donné à ce magistrat le pouvoir d’ordonner des mesures éducatives dont le maniement lui est parfaitement étranger.
Au niveau des parquets des mineurs, où des observations semblables pourraient être faites, on assiste même à un mouvement de déspécialisation correspondant à une politique de territorialisation des attributions des substituts.
Quant à la réforme de l’ordonnance de 1945 -présentée comme obsolète alors qu’elle a été modifiée pratiquement chaque année depuis son adoption, en fonction des préoccupations du moment-, elle n’a nul besoin d’être renforcée dans un sens répressif.
Les améliorations devraient, selon moi, s’orienter exclusivement dans quatre directions : renforcement des droits des mineurs pour rendre la défense et les possibilités d’appel plus effectives ; aménagement de l’application des peines pour permettre notamment l’exécution d’une partie de l’emprisonnement en semi-liberté ; création de mesures d’investigation sur l’environnement extra-familial des mineurs, qui sont actuellement appréhendés exclusivement sur le plan personnel et familial ; redéfinition de la mesure de réparation ordonnée par le siège, qui est trop souvent confondue avec la médiation pénale et dont l’initiative pourrait être confiée aux éducateurs -je dis bien l’initiative, pas le prononcé- dans la perspective d’un élargissement des hypothèses dans lesquelles elle est prononcée.
En aval de la décision, l’accroissement des moyens éducatifs ne doit pas être exclusivement consacré aux structures d’accueil à court terme. L’effort accompli par la PJJ depuis quelques années pour faire face aux prises en charge les plus urgentes par le moyen des centres de placement immédiat et des unités d’encadrement éducatif renforcé s’est traduit par une désorganisation administrative dont, aux dires d’un grand quotidien, la Cour des comptes s’est récemment émue.
Il devrait maintenant se concentrer sur les prises en charge à moyen et long terme, moins spectaculaires mais plus sérieuses, sous peine de voir des résultats péniblement acquis en quelques semaines invalidés par l’absence de prise en charge ultérieure, comme c’est le cas actuellement.
Avant de conclure cet exposé par une liste récapitulative de propositions, je voudrais encore insister sur une double nécessité.
Le principal reproche que l’on peut adresser aux divers intervenants dans le champ de la délinquance juvénile est sans doute de travailler en ordre dispersé, sans trop se soucier des actions qui sont menées par les institutions voisines, sinon pour leur attribuer la responsabilité des échecs communs.
Il paraît donc nécessaire de leur proposer, sinon de leur imposer, des séquences transversales de formation permanente.
Par ailleurs, et sans entrer dans un débat sur l’efficacité de la répression, il faut noter qu’aucune structure partenariale n’existe actuellement pour prendre en charge la réinsertion des mineurs sortant de prison.
Les collectivités locales ne peuvent continuer à exiger la mise hors d’état de nuire d’individus aussi jeunes sans se préoccuper d’offrir, après que la justice est passée, des prolongements qui peuvent seuls décourager la récidive. C’est une lacune qui doit être rapidement comblée.
Mon exposé étant terminé, me permettez-vous maintenant, Monsieur le président, de vous présenter mes propositions ?
M. le président - Je vous en prie !
M. Alain Bruel - J’ai essayé de faire des propositions dans quatre directions correspondant à chacun des sujets qui ont été abordés, à savoir : améliorer la connaissance objective de la délinquance des mineurs ; mettre en place une politique économique et sociale plus équitable envers les jeunes ; recentrer la politique de la ville sur les populations les plus en difficulté ; enfin, optimiser les capacités de traitement de la jeunesse délinquante.
S’agissant de la première direction, je n’ai qu’une proposition à faire, mais elle est importante : il faudrait créer un observatoire de la délinquance indépendant à composition multidisciplinaire qui aurait pour tâche la conception des statistiques et leur interprétation, la mise en cohérence des logiciels des différents ministères, l’exercice d’actions de formation auprès des médias -notamment en liaison avec les écoles de journalisme-, l’organisation de rencontres entre policiers, magistrats, surveillants pénitentiaires et travailleurs sociaux. Cet observatoire s’apparenterait plutôt à un centre de recherche où divers spécialistes et diverses disciplines pourraient se croiser. Je crois d’ailleurs que cette proposition a été faite par plus important que moi.
Par ailleurs, il convient de mettre en place une politique économique et sociale plus équitable envers les jeunes. Je propose -je ne sais pas ce que vous en penserez- de créer une mission parlementaire de réflexion sur la justice entre les générations.
Il faudrait également mettre en oeuvre les propositions de la commission « Jeunes et politiques publiques » du commissariat général du Plan, dont j’ai parlé tout à l’heure.
On pourrait imaginer des rituels sociaux de reconnaissance et de valorisation des conduites citoyennes chez les jeunes. Je suis frappé de voir qu’il n’existe aucun moyen d’honorer publiquement un jeune qui aurait eu une conduite citoyenne. Pourtant, il existe des jeunes qui ne font pas que des bêtises. Je pense que la transposition de la Légion d’honneur ou de l’Ordre national du Mérite ne leur serait probablement pas adaptée, mais ils seraient certainement sensibles à toute reconnaissance qui pourrait leur être attribuée.
Il serait envisageable de créer des points d’accès au droit à proximité des écoles, des centres de loisirs, des hôpitaux et autres lieux fréquentés par les jeunes.
On pourrait développer les expériences d’intermédiation culturelle impliquant des anthropologues et des ethnologues dans le fonctionnement des principales institutions. Au tribunal pour enfants, nous avions fait une expérience de ce genre avec des anthropologues. Nous nous sommes rendu compte que nous pouvions beaucoup avancer dans la communication avec des familles d’origines culturelles différentes, à condition de faire appel à une personne qui fasse un peu plus que de l’interprétariat linguistique et qui, grâce à une analyse culturelle, permette à chacun de faire le pas qui est nécessaire.
La troisième direction consiste à recentrer la politique de la ville sur les populations les plus en difficulté. Il faut d’abord renforcer la prévention spécialisée et redéfinir ses objectifs. Vous avez compris que je reproche essentiellement à la politique de la ville d’avoir effacé tout ce qui s’était fait antérieurement, et d’avoir notamment négligé la prévention spécialisée. Il faudrait y revenir, au moins pour partie.
Il conviendrait de développer les moyens des inter-secteurs de psychiatrie infanto-juvénile et d’implanter de nouvelles structures de prise en charge de certains handicaps. Dans la région parisienne, on manque d’établissements spécialisés, notamment pour certains handicaps mentaux.
Au tribunal pour enfants, nous avons souvent eu affaire à des jeunes non scolarisés dans la mesure où ils ne pouvaient pas être accueillis par l’éducation nationale et où il n’existait aucune structure dans laquelle la commission départementale de l’éducation spéciale aurait pu les envoyer.
La politique d’aide et de soutien à la parentalité doit être relancée en encourageant la création de maisons de parents et la mise en place de groupes de parole. Vous avez fait allusion à ce problème. C’est un sujet sur lequel nous avons beaucoup travaillé, car il est important de donner aux parents la place qui leur revient dans la lutte contre la délinquance.
Il serait souhaitable de développer les internats scolaires et les classes-relais, même si ce système est déjà bien en place.
Il conviendrait de redéployer les services publics et d’élargir leurs horaires d’ouverture en soirée et pendant une partie des week-end dans les quartiers en difficulté.
Une occupation plus équilibrée de l’espace public devrait être favorisée en échelonnant les occasions de regroupement de façon à mêler à toute heure du jour adultes et jeunes. Il y a peut-être une politique d’animation à mener dans les quartiers afin que les jeunes ne soient pas les maîtres de la rue à certaines heures et les adultes omniprésents à d’autres heures.
Enfin, la quatrième orientation concerne plus précisément ce que j’ai pu constater au cours de mon expérience professionnelle.
Au niveau policier, il faudrait préciser les missions de la police de proximité au regard des médiations effectuées par les autres acteurs de la ville et revoir les conditions d’exercice des contrôles d’identité. Ce dernier point est régulièrement évoqué ; les jeunes se plaignent en effet d’être contrôlés trois fois par jour par des policiers qui les connaissent par coeur. Ils le ressentent comme une forme de vexation, comme une marque d’autorité sur eux. Autant un contrôle d’identité pour des circonstances relativement exceptionnelles se justifie, autant on peut comprendre les réactions de ceux qui sont contrôlés trois fois par jour.
Une police judiciaire spécialisée pourrait être créée, au besoin en étoffant les brigades de protection des mineurs et en leur donnant compétence à l’égard des jeunes délinquants.
Il y a plus de trente ans, lorsque j’étais en poste à Toulouse, j’ai bien connu une des brigades des mineurs qui s’occupaient de délinquants. Je me souviens d’un commissaire qui m’amenait lui-même « par l’oreille » les jeunes qui étaient déférés. Il me disait alors : « Je vous amène ce jeune pour un vol de disques, mais, en réalité, c’est un pirate qui a très mauvaise réputation dans son quartier. Ne prenez surtout pas ce vol de disques pour une broutille ! » Inversement, il arrivait qu’il me dise : « Compte tenu des conditions de vie de ce jeune, du taudis dans lequel il habite et de l’absence de son père, il ne faut pas être trop sévère à son égard, car il peut difficilement faire autre chose ».
Ce type d’explication par rapport au procès-verbal officiel m’était extrêmement utile, de sorte que mes décisions étaient, à l’époque, relativement bien perçues dans le quartier, ou en tout cas ne « détonaient » pas.Aujourd’hui, les magistrats, qui n’ont plus ce lien direct avec une police spécialisée, prennent quelquefois des décisions qui font scandale, soit parce qu’elles sont trop répressives, soit parce qu’ils n’ont pas mesuré leur résonance sociale.
Au niveau judiciaire, il est nécessaire de redresser la politique des services judiciaires et des chefs de juridiction pour les obliger à respecter la spécialisation. On ne peut pas être un bon juge des enfants sans un minimum d’expérience et de longévité dans son poste. Or la spécialisation n’est prise en compte ni par les chefs de juridiction ni par les services judiciaires. Ils le reconnaissent d’ailleurs.
Des garanties identiques doivent être données au parquet des mineurs. Dans l’optique d’une éventuelle réforme de l’ordonnance de 1945, il faut donner aux mineurs l’effectivité du droit d’appel et les assurer de la présence d’un même défenseur spécialisé pendant toute la durée de la procédure, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Il conviendrait de développer l’exécution des peines en semi-liberté et de créer des mesures éducatives d’investigation sur l’environnement extra-familial des mineurs délinquants. Les juges sont actuellement renseignés sur la psychologie du mineur, sur ses relations avec sa famille, mais ne savent rien sur son appartenance dans le quartier, sur ses occupations, ses activités sportives, sur les clubs dont il peut faire partie et les bandes auxquelles il peut être inféodé.
Tant au niveau policier -grâce à la police de proximité- qu’au niveau éducatif, il faudrait que les services se réorientent, ou du moins élargissent leurs investigations dans ce domaine.
M. le président - On pourrait imaginer que le juge s’interroge et demande un complément d’informations. Pourquoi cela ne se ferait-il pas ?
M. Alain Bruel - Je l’ai fait moi-même, monsieur le président, mais les choses ne changent pas toujours sur un claquement de doigts. Les demandes que j’ai pu faire en la matière ont été écoutées avec beaucoup d’attention ; mais, pour qu’elles se traduisent dans les faits, cela supposait que les personnels eux-mêmes soient conscients de cette lacune et que les embauches se fassent sur des critères un peu différents. On pourrait envisager d’embaucher un anthropologue ou un ethnologue au lieu d’un psychologue, mais ce n’est pas toujours facile. Je n’ai pas rencontré d’opposition de principe, mais, pendant mes deux dernières années de fonction, j’ai constaté que mes demandes n’avaient pas beaucoup d’effet.
Il serait utile de redéfinir la mesure de réparation que peut ordonner le juge des enfants pour la distinguer de la médiation. Il y a souvent une certaine confusion entre les deux notions.
Par ailleurs, les éducateurs pourraient avoir, pendant toute la durée de la procédure, la possibilité de proposer au juge d’ordonner cette mesure. Le texte actuel de l’ordonnance de 1945 donne l’initiative au magistrat. C’est lui qui propose au jeune une mesure de réparation ou qui lui demande d’établir un projet de réparation. Les magistrats n’ont pas toujours -surtout lors des permanences, où ils voient défiler devant eux beaucoup de jeunes- l’idée de faire cette proposition.
C’est la raison pour laquelle il serait souhaitable de réformer le texte. Ainsi, pendant toute la durée de la procédure, les éducateurs, les psychologues, les assistantes sociales et les travailleurs sociaux qui sont en contact avec le mineur pourraient, s’ils décèlent un minimum de perméabilité à une entreprise de réparation, en suggérer immédiatement l’application au magistrat. Aujourd’hui, les magistrats ne s’y aventurent que de manière frileuse. Certaines mesures de réparation sont très intéressantes, mais leur nombre est bien trop peu important.
M. le président - Je reviens à ma question. Pourquoi cela ne se ferait-il pas spontanément ? Pourquoi un dialogue ne s’instaurerait-il pas entre tous ces gens qui travaillent ensemble ? On pourrait imaginer que les travailleurs sociaux, les éducateurs et tous ceux qui interviennent, à un titre ou à un autre, puissent s’adresser au juge des enfants.
M. Alain Bruel - Cela arrive, monsieur le président, et je suis persuadé que, lorsque les résultats sont bons, c’est très souvent parce que tout s’est passé de cette manière. En fait, aux termes du texte, l’initiative d’une telle décision peut être prise par le procureur, le juge des enfants, le juge d’instruction ou la juridiction de jugement. Les éducateurs n’y figurent que comme éventuels accompagnateurs de l’application. D’ailleurs, certains magistrats sont très jaloux de leurs prérogatives et ne prêtent pas une oreille très attentive aux propositions qui leur sont faites. Parallèlement, nombre d’éducateurs ne font aucune suggestion dans la mesure où ce n’est pas prévu, même si certains s’autorisent à intervenir. En fait, tout dépend de la manière dont fonctionne le binôme éducation-justice qui peut être plus ou moins proche.
M. le président - Cela devrait faire partie de la formation des magistrats !
M. Alain Bruel - Tout à fait ! Cela fait d’ailleurs l’objet de l’avant dernière proposition, qui vise à rendre obligatoires des sessions de formation permanente transversale entre les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse, les surveillants pénitentiaires -du moins les surveillants spécialisés, puisque vous savez que, maintenant, ce sont des surveillants spécialisés qui opèrent dans les quartiers des mineurs-, les policiers spécialisés, dont j’appelle la création de mes voeux, et les magistrats de la jeunesse. Actuellement, chacun travaille du mieux possible dans son secteur. Quand il y a un échec, on l’impute aux autres.
Pour nous, la faute incombe à la police, et je suis sûr que la police la fait porter sur la justice. De la même façon, policiers et magistrats peuvent se mettre d’accord pour rejeter la faute sur le dos des éducateurs, etc. Cela fait déjà plusieurs années que j’ai suggéré l’organisation de ces sessions. J’ai rencontré un écho très favorable auprès de la direction de l’Ecole nationale de la magistrature. Mais, lorsque je me suis renseigné, on m’a dit que l’on avait tenté l’expérience sans grand succès auprès des magistrats. A la sortie de l’ENM, il ne leur paraît sans doute pas compatible avec leur dignité de partager des formations avec des éducateurs.
Dans les années 1970, j’ai bénéficié de ce type de formation . Cela a duré quelques années, au cours desquelles j’ai appris énormément. J’ai le sentiment que j’en ai plus appris à ce moment-là que pendant le reste de ma carrière. Ces sessions, qui avaient lieu à Vaucresson, duraient quatre ou cinq jours. Elles rassemblaient le psychologue de Brest, le directeur d’établissement d’Avignon, le juge des enfants de Toulouse, le substitut de Marseille... Toutes ces personnes, qui se trouvaient dispersées à travers la France et qui n’avaient donc pas l’habitude d’être en relation, pouvaient communiquer aux autres comment elles percevaient l’action du magistrat, de l’éducateur ou du psychologue. J’en ai entendu des « vertes et des pas mûres » sur les collègues qui travaillaient avec ces personnes. Cela m’a permis d’en « prendre de la graine » et d’éviter un certain nombre d’erreurs, qui auraient pu être catastrophiques pour nos partenaires.
J’en viens à la dernière proposition, qui est tout à fait novatrice. Je ne voudrais pas enfoncer une porte ouverte, mais je dirai que l’exercice de la justice doit s’accompagner d’un certain nombre de garanties. Bien évidemment, il ne faut pas condamner des innocents ou, tout au moins, n’en condamner que très rarement.
Il faut garder une certaine distance, respecter la procédure, donner des garanties de défense et, éventuellement, punir ; dans ce cas, c’est souvent pour quinze jours, un mois, trois mois, six mois. Il est rare que l’on prononce à l’encontre des jeunes des peines d’emprisonnement de plus d’un an ou deux. On se demande toujours ce qui en résultera.
Tout reste à faire à la sortie de l’incarcération, alors que les magistrats ne peuvent plus rien faire. Il serait donc souhaitable de créer localement des commissions locales de réinsertion qui regrouperaient des représentants des collectivités locales et des intervenants du champ judiciaire. Tous ces partenaires pourraient alors s’interroger sur les moyens d’éviter qu’un jeune sortant de prison ne retombe dans ses erreurs passées. Dans quel lycée devra-t-il aller ? Pourra-t-il retravailler, avoir un logement, etc. ? Une réflexion très positive pourrait être ainsi réalisée sur la prévention de la récidive.
Je terminerai mon exposé par une anecdote.
Les premières unités à encadrement renforcé ont été créées au compte-gouttes. Mais le premier jeune qui a été placé dans l’une d’elles par un juge des enfants parisien est revenu ravi au bout de deux mois de séjour. On lui avait fait faire de la varappe, et je ne sais plus combien de choses passionnantes. Il s’était dépassé lui-même. Il a alors dit au juge : « Je vous remercie, car j’ai réappris la discipline, le sens de l’effort. Maintenant, donnez-moi un boulot et une chambre en ville, je démarre ». Or le juge n’avait ni boulot ni chambre en ville. Qu’est devenu ce jeune, plein de bonne volonté ? Je n’ose y réfléchir !
M. le président - Monsieur, je vous remercie de votre exposé. Je vais maintenant donner la parole à ceux de nos collègues qui souhaitent vous poser des questions.
M. le rapporteur - Je n’ai malheureusement plus le temps de vous poser les questions que j’avais préparées, qui portaient sur la protection judiciaire de la jeunesse, sur l’éventail des structures d’accueil et sur la réserve que vous aviez émise en 1996 à propos de la procédure de comparution à délai rapproché ; mais peut-être pourrez vous nous répondre par écrit.
M. Alain Bruel - Sur la première question, je ne suis pas sûr de pouvoir vous répondre sans commettre d’erreur, je crois qu’il faut savoir le reconnaître.
J’ai pris ma retraite il y a deux ans. Depuis deux ans, des CPI et des CER ont été créés ; j’ai eu des échos, j’en ai même beaucoup, mais je crains qu’ils ne soient orientés. Je ne peux pas garantir.
M. le président - Ce scrupule vous honore.
Source : Sénat français
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter