Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, président
M. Jean-Pierre Schosteck, président - Nous allons à présent entendre M. Pierre Berton, directeur général du Centre national d’études et de formation de la protection judiciaire de la jeunesse.
(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)
M. Pierre Berton - Je vais tout d’abord me présenter. Je suis un vieil éducateur puisque je suis entré dans l’éducation surveillée en 1964. J’ai travaillé d’abord comme éducateur, j’ai dirigé des foyers, je suis resté dans un établissement pendant près de treize ans. J’ai dirigé le seul centre fermé qui n’ait jamais existé et j’ai procédé à son élargissement. J’ai ensuite, dans les années quatre-vingt, dirigé le département du Val-de-Marne. J’ai eu la chance de travailler pendant trois ans auprès de Gilbert Bonnemaison et de Marc Bécam au Conseil national de prévention de la délinquance où j’ai essayé de mener à un autre niveau des politiques de prévention, de prise en charge et de partenariat. Je suis revenu à l’éducation surveillée auprès du directeur en 1988, puis j’ai eu en charge la région d’Ile-de-France. J’ai été appelé au cabinet du ministère de la ville pendant un an en 1992, j’y ai travaillé sur les questions de justice et de police en relation avec la DIV, qui était à l’époque dirigée par M. Delarue. J’ai fait une incursion dans le secteur associatif puisque j’ai dirigé l’association AIDES d’Ile-de-France pendant quatre ans. Il s’agit également d’exclusion, par la maladie, par les choix de vie. Ils rencontraient à l’époque des difficultés par rapport aux questions de toxicomanie, de recouvrement de l’épidémie, de pauvreté, des banlieues, ce qui correspondait plus à mon travail. On m’a confié ensuite pendant deux ans la direction régionale de l’outre-mer. Enfin, je dirige le CNFE depuis le mois de septembre 2000.
Je le souligne parce que c’est la première fois, il a fallu attendre que l’éducation surveillée ait cinquante-cinq ans et moi aussi pour qu’un professionnel puisse être en charge de l’école professionnelle de la protection judiciaire de la jeunesse... C’est un challenge difficile.
Le CNFE est actuellement à Vaucresson. L’école a été créée en 1952, elle était chargée à la fois de la formation initiale, de la recherche -en liaison avec le CNRS- et de la formation continue. Dans l’esprit du Ve Plan, l’école d’Etat d’éducateurs de Savigny a été créée en 1963. Elle a même à un moment donné été dédoublée avec Toulouse. C’était une période de développement, avec cent vingt recrutements annuels. On passe alors des centres d’observation et des internats à une diversification, à la mise en place de la prise en charge en milieu naturel et dans les foyers, ainsi qu’à la restructuration du dispositif.
En matière de recrutement, vous l’avez sans doute remarqué, l’un de nos problèmes est la sinusoïde. On vient de recruter mille éducateurs alors qu’on n’en avait pas recruté pendant dix ans et, dans les cinq ans à venir, mille vont sans doute partir. Nous n’arrivons pas à avoir un plan régulier de recrutement qui nous permette une montée en charge convenablement dimensionnée que nous puissions absorber. Nous faisons face à des à-coups quand, de temps en temps, nous sommes sur le devant de la scène. C’est une vraie difficulté. En deux ans, l’institution a dû faire face à un tiers d’éducateurs supplémentaire ; il faut maintenant deux à trois ans pour les absorber, pour calmer le jeu, pour que les professionnels soient capables d’assurer les prises en charge. Or nous sommes évidemment attendus tout de suite.
Il y a eu ensuite une période pendant laquelle les recrutements étaient régionalisés et la formation centralisée des éducateurs supprimée. Puis, en 1988, comme il n’y avait toujours pas beaucoup de recrutements, nous avons donné l’école de Savigny à la pénitentiaire et nous nous sommes repliés sur le centre de Vaucresson qui n’est pas fait pour cela : il comprend soixante-dix chambres, quelques salles de formation, car il était conçu pour la recherche et la formation continue nationale. Lorsque de nouveaux recrutements ont eu lieu, nous avons été obligés de passer des conventions avec l’INGEP de Marly. Aujourd’hui, nous occupons en permanence cet établissement pour la formation des éducateurs. Par ailleurs, depuis 1992, il existe un projet de délocalisation à Roubaix qui traîne pour diverses raisons.
Aujourd’hui, nous n’avons pas l’instrument qui permettrait vraiment de recomposer l’institution et de préparer l’avenir. Les éducateurs sont formés à Marly, les professeurs techniques à un endroit, les agents techniques à un autre, nous sommes obligés de louer des locaux. C’est difficile et trop compartimenté par rapport à ce que nous pourrions faire si nous disposions de l’instrument de formation dont nous avons besoin.
Pourquoi faut-il un instrument de formation puisque, d’après le rapport Lazerges-Balduyck, il suffit de recruter des éducateurs spécialisés et de leur donner une petite formation complémentaire ? Si c’était le cas, on le saurait puisque c’est possible depuis 1988. Mais quel intérêt auraient-ils à rejoindre la protection judiciaire de la jeunesse où les premiers postes sont difficiles, dans des situations de prise en charge résidentielle alors qu’ils sont formés pour le handicap et qu’ils vont travailler directement en milieu ouvert ? En outre, le nombre de postes que l’Etat paye aux IRTS ne suffit même pas à remplacer les professionnels du secteur associatif qui vont partir, si vous regardez le plan des cinq ans à venir. Même s’il convient de revenir sur ce plan, parce qu’il faut développer parallèlement le secteur associatif et le secteur public, cela ne résout pas le problème.
Ce n’est pas le même métier que l’éducation dans le handicap. Si nous faisons notre métier, si nous nous consacrons aux grands adolescents délinquants et en grande difficulté, nous intervenons à des stades dépassés. Nous faisons de la rééducation et non pas de l’éducation. C’est bien la difficulté, ce qui fait le coeur du métier, c’est-à-dire que nous devons déconstruire, permettre des régressions, et reconstruire dans des moments où tout est encore possible, parce que l’adolescence est un moment où on peut encore tout rejouer, mais dans des stades dépassés par rapport à des acquisitions qui ont été ratées. C’est un métier compliqué, difficile, dans lequel on n’a pas de baguette magique et qui connaît des limites. Le plus grand danger serait de penser que l’on peut tout faire tout le temps dans les stratégies que nous sommes capables de remplir.
Aujourd’hui, le CNFE a en charge la formation continue et la formation initiale, avec l’aide de onze pôles territoriaux -dont deux petits pôles que je viens de créer à la Réunion et en Guyane-Antilles puisque ces régions étaient abandonnées-, de l’ensemble des catégories de personnels, ainsi que les études et la recherche. En dehors de notre bibliothèque, qui appartient au CNRS, nous n’avons plus de recherche directe. Une des conséquences, c’est que nous ne faisons plus de recherche sur notre travail pédagogique. Nous avons des difficultés à accompagner le travail d’une recherche qui en démontre le bien-fondé ou non. Certains chercheurs s’intéressent à ce que nous faisons, mais on n’établit pas du jour au lendemain le contact avec les jeunes et avec l’équipe d’un établissement. Nous sommes donc en train d’essayer de reconstituer en interne une capacité de recherche pédagogique afin de pouvoir étayer le travail de formation.
Environ cent trente personnes travaillent à l’heure actuelle sur l’ensemble des sites. Les formateurs sont issus des corps professionnels. Ils viennent exercer un autre métier et on les met aussi en formation puisque la transmission se produit en fait sur le terrain. L’école permet de comprendre pour agir, elle éclaire, elle donne l’ensemble des enseignements, elle retravaille sur la pédagogie, mais la professionnalisation est un processus qui se fait avec des aller et retour, c’est une formation pour adultes rémunérée qui se fait dans l’alternance entre le terrain et l’école. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles il est très difficile d’accueillir d’un seul coup un grand nombre de stagiaires.
La situation actuelle est la suivante : le centre demande depuis les années soixante à devenir un établissement public, afin de pouvoir se gérer -la démarche est en cours, j’espère qu’elle aboutira-, il aurait dû être délocalisé parce qu’il n’a pas la structure correspondant à la tâche qui lui revient. Or c’est important parce que, je le rappelle, dans les dix années qui viennent, nous devrons remplacer environ 50 % des directeurs, 50 % des professeurs techniques, 50% des psychologues et nous allons perdre dans trois ou quatre ans les mille éducateurs que nous venons de recruter !
Le problème est très difficile, j’y insiste, du fait du système national de gestion des ressources humaines. On voit bien que vous nous attendez sur notre capacité à nous occuper des jeunes qui ne peuvent pas rester dans leur milieu familial et naturel. Or, majoritairement, nous nous consacrons aux jeunes qui peuvent rester chez eux. Nous essayons de procéder à leur insertion en nous occupant d’eux, éventuellement de leur famille, des partenaires, quelquefois en mettant en place des substituts aux dispositifs de droit commun quand ils ne peuvent pas y accéder valablement. On a cru très longtemps qu’il suffisait d’y accéder mais, s’ils ne sont pas en état de le faire, ils peuvent les traverser comme autrefois les emplois. Dans mon foyer, quand ils quittaient un employeur, ils en trouvaient un autre le lendemain, mais ils n’étaient pas plus aptes pour autant à en bénéficier.
Donc vous nous attendez sur une capacité qui est à chaque fois dévolue aux derniers arrivés. L’augmentation des postes les fait partir automatiquement dans un système national. Nous sommes confrontés à une injonction paradoxale, nous sommes dans la schizophrénie permanente ! Les éducateurs qui ont pu, à un moment donné, s’occuper des jeunes qui vous préoccupent sont tous en milieu naturel, dans les équipes de milieu ouvert dans lesquelles ils font un excellent travail. Ils permettent d’ailleurs de maintenir certains jeunes en milieu naturel et de ne pas créer de rupture quand elle est inutile.
La dernière opération, qui a consisté à recruter par concours exceptionnel et à ouvrir les CPI et les CER à des personnels qui étaient en formation, est une gageure. Dans certains centres, les trois quarts des personnels sont stagiaires. Ils sont donc en apprentissage la moitié du temps.
Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas le faire. Il faut modifier le recrutement. La nouvelle génération comprend notamment des jeunes issus de l’immigration qui ont leur propre parcours et qui s’en sont sortis. C’est une génération qui recommence à être exigeante. Si nous avons un peu de temps, nous pouvons arriver à gérer la part qui nous revient et que nous savons faire de jeunes qui ne peuvent pas rester dans leur milieu naturel, hors de l’enfermement physique.
Pourquoi, comment ? C’est la question essentielle qui doit aussi nous rendre modestes et limiter notre champ et nos capacités. Au début de ma vie professionnelle, j’ai passé cinq ans avec des jeunes qui sortaient de prison. Je n’ai gagné avec eux que le jour où ils ont accepté de ne pas sortir un week-end parce que je le leur avais demandé alors que la porte n’était pas fermée. L’exigence que l’on peut poser et que l’on gagne est celle que le sujet a investie. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas aller en prison.
J’entendais évoquer la situation des jeunes incasables. Il n’y a pas de jeunes incasables, il n’y a que des jeunes qui deviennent difficiles au fur et à mesure que les réponses apportées sont mauvaises. Une étude avait été réalisée à Vaucresson sur des jeunes ayant comparu devant une cour d’assise ; ils n’avaient fait l’objet que de mesures pénales : admonestation, liberté surveillée. On n’avait jamais étudié à fond leur problématique.
Cela ne veut pas dire qu’il faut une réponse immédiate. Nous nous sommes plaints il y a quelques années du fait que la police ne signale pas les délits au moment où ils se produisaient. On découvrait au tribunal que certains jeunes avaient déjà été arrêtés trois ou quatre fois. Effectivement, on était passé à coté. On a travaillé avec la police et on a expliqué qu’un jeune devait être signalé pour prendre en compte son acte, mettre en oeuvre une mesure de réparation si c’est nécessaire et étudier sa situation de façon à engager un processus éducatif. Evidemment, cela a provoqué une augmentation des chiffres de la délinquance. Ce n’est bien sûr pas la seule raison. Nous répondons à des cas individuels alors que le phénomène est collectif, comme mon prédécesseur l’a très bien expliqué.
Soyons modestes ! Environ un jeune sur dix a affaire à la protection sociale, un jeune sur cent au juge des enfants. Il y a un juge des enfants pour 40.000 jeunes âgés de zéro à dix-huit ans, c’est-à-dire qu’il a en permanence environ 400 dossiers à gérer. Il y a deux éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse pour 10.000 jeunes de zéro à dix-huit ans. Voilà ! On peut donner une mission impossible ; on peut aussi demander à cette profession de faire son travail. Suivant ce qu’on lui demandera, on aura des réactions très diverses. Bien sûr, nous travaillons aussi, heureusement, avec le secteur associatif.
Quelquefois, on a pu entendre déclarer que le ministère de la justice allait prendre en charge la délinquance des mineurs. Non ! On prend en charge des mineurs délinquants ou qui ne se sont pas fait prendre. Heureusement que l’assistance éducative existe depuis 1958 : on peut aussi s’occuper de ceux qui ne se sont pas fait prendre si leur situation familiale et sociale est tellement dégradée que l’intervention de la protection sociale ne suffit pas. On s’occupe de jeunes qui ont le bonheur ou le malheur d’arriver devant le juge des enfants et qui nous sont confiés individuellement. On ne traite pas de la délinquance !
Le fait de s’occuper correctement de ces jeunes nous autorise à participer aux politiques publiques, tel était le sens de mon travail au Conseil national de la prévention, pour mener des politiques pour toute la chaîne antérieure. Après on nous les confie et effectivement il faudrait qu’on s’en occupe bien, c’est sûr, mais on ne résout pas la question de la délinquance. On règle les problèmes individuellement.
Comment peut-on résoudre les problèmes de certains de ces jeunes ? Il y a un généraliste, qui est la prise en charge en milieu naturel pour tous ceux qui peuvent rester chez eux. Si ce généraliste ne peut pas s’appuyer sur des prises en charge résidentielles, c’est-à-dire sur des foyers mais aussi sur des outils de rupture comme les CER, encore faut-il qu’il y ait un avant et un après, un centre de jour, des logements, des familles d’accueil. Si le milieu ouvert ne peut pas s’appuyer sur des prises en charge résidentielles, sur des prises en charge substitutives aux dispositifs d’insertion de droit commun, il est ultra-limité. Il est d’autant plus limité qu’il faut tenir compte de la vie des cités face aux stratégies que l’on peut mener en milieu ouvert.
Nous avons cru pouvoir dire, avec Gilbert Bonnemaison et l’ensemble des maires, quelle que soit leur tendance politique : arrêtons d’être dans le balancier entre prévention et répression sans jamais savoir où mettre le curseur. Faisons des politiques de répression, de prévention quand elles sont nécessaires, mais aussi des politiques de solidarité -troisième élément du triptyque que nous avons oublié- et essayons d’avancer !
Si ces mesures n’avaient pas été prises, si les maires ne s’en étaient pas préoccupés, ne s’y étaient pas investis, la situation aurait été grave.
Il faut cependant garder à l’esprit que pendant cette même période le nombre de chômeurs est passé de 1 million à 3 millions. L’échec se situe ici. En effet, pendant que l’on s’efforçait d’agir, tous ces jeunes des cités sont restés à la porte du travail. Finalement, les politiques de la ville qui se sont centrées sur le maintien de ces populations dans leurs ghettos sont des échecs. Ces populations se sont organisées pour survivre. Dans les milieux ouverts que j’ai connus voilà vingt ans, lorsqu’un gamin ramenait de l’argent ou un blouson, il recevait une volée. Maintenant, on ramasse l’argent et on continue à vivre. Ces populations n’ont plus besoin de nous.
Nous sommes confrontés à une dimension collective qui relève d’une politique autre que celle de la protection judiciaire de la jeunesse ou de la ville telle qu’elle a pu être pratiquée ces dernières années. Elle relève d’un autre type de sursaut. Nous sommes face à des jeunes qui sont non plus en situation de conjoncture d’adolescence, de crise d’adolescence, mais en rupture avec le monde actuel.
C’est pour cette raison que les CER fonctionnent. Ils n’ont pas de murs car ce ne sont pas des centres fermés. Mais ils ont des hommes. Cinq hommes pour cinq jeunes, c’est un investissement important. Le CER fonctionne parce qu’il comprend un groupe qui est formé d’adultes et de jeunes. On n’échappe pas au rétablissement de la relation entre les jeunes et les adultes. La dynamique de groupe s’exprime au travers des activités fortes qui sont menées collectivement.
Malheureusement, s’il n’y a rien après le séjour en CER, ce dernier s’intercalera entre deux séjours en prison.
La question forte qui se pose à nous est de savoir comment se positionner, au sein du secteur public et du secteur associatif pour prendre en charge à long terme ces jeunes qui ne peuvent pas rester dans leur milieu naturel parce qu’ils n’ont aucune chance d’y évoluer et que la rupture est nécessaire. Au lieu de les exclure des établissements pour leur comportement, comment réussir à gérer un parcours avec le soutien des juges des enfants qui soit meilleur que celui qui existe aujourd’hui. C’est là l’autre volet important.
Comparé à un gros dispositif de protection sociale, le petit filet de sécurité que constitue la protection judiciaire n’a de chances de fonctionner que s’il est signifié, c’est-à-dire si le juge reçoit effectivement le jeune et lui dit « C’est moi qui te place ». Lorsque, au cours d’une inspection en foyer, à ma question « Qui t’a placé ? » j’entends le jeune me répondre « C’est mon éducateur », je me dis que cela ne fonctionnera pas.
En revanche, nous devons reconnaître qu’à certains moments les actes et la situation à tous égards du jeune font qu’il va forcément en prison, voire à l’hôpital psychiatrique. On ne peut malheureusement pas échapper à ces mesures. Aujourd’hui, près de 1 000 jeunes sont en prison en permanence.
Je mène depuis vingt ans un combat dans les centres de détention où j’ai fait entrer les opérations dites« prévention été ». A l’évidence, on sent que le secteur pénitentiaire s’organise pour prendre en charge ces 1.000 jeunes de façon décente et sans les mélanger avec les jeunes adultes sous prétexte de les faire tenir tranquilles. On sait à quel prix ils se tiennent tranquilles. Ils sortent de la prison pires qu’ils n’y sont entrés !
On a le droit de mettre les jeunes en prison. On peut débattre de l’âge, mais on a le droit d’interrompre un parcours de délinquance. Le pire de tout pour un délinquant c’est de ne pas avoir de réponse. L’absence de réponse suscite de l’angoisse et l’angoisse créée de la réitération. Il ne s’agit pas de recommander la tolérance zéro car elle n’est destinée qu’à ceux qui se font prendre. La question n’est pas là. Mais les éducateurs ont pendant longtemps négligé l’importance de la réponse. Dans les années 1988, nous avions préparé une réforme de l’ordonnance de 1945, que nous n’avons pas pu faire passer en raison de l’opposition des juges et des éducateurs.
Nous nous battons pour ces jeunes dont nous nous occupons. Ce sont des êtres en devenir, qui manifestent leurs difficultés de différentes manières en fonction de ce qu’ils sont et de ce qu’ils ont vécu. Certains se suicident. On ne parle pas de cette première cause de mortalité des jeunes aujourd’hui, après les accidents de mobylette. Ces jeunes-là, on n’en parle pas car ils ne touchent qu’à eux-mêmes. D’autres se réfugient dans la toxicomanie, notamment le shit. C’est une vraie question qui vient heurter tous nos efforts. Nous savons qu’elle atteint le libre arbitre mais qu’on ne peut la laisser sans réponse. En outre, ces jeunes sont confrontés au problème des mafias et à tous les phénomènes qui ont été expliqués.
Souvent, tous ces jeunes s’expriment dans l’agressivité et le délit. J’ai eu parfois beaucoup plus de difficultés avec des jeunes en assistance éducative, qui n’avaient pas été capables d’agressivité et de délit, qu’avec des jeunes délinquants.
Le pire de tout serait de revenir en arrière en ne traitant que des délinquants entre eux. L’ordonnance de 1958 a été essentielle pour nous. Lorsque j’ai passé le concours de recrutement en 1964 au centre d’observation de Savigny, les jeunes sur place demandaient aux nouveaux arrivants : « Qu’est-ce que tu as fait ? ». En fonction de la réponse, l’arrivant découvrait les caïds, le secret et la hiérarchie, comme s’il était en prison. Il a fallu attendre les années soixante-dix pour entendre les jeunes poser la question suivante « Pourquoi tu es là ? ». Les arrivants répondent : « Parce que je ne peux pas vivre chez moi, cela ne va pas avec mes parents, et puis j’ai fait des conneries. »
Il est essentiel que le jeune ait la possibilité d’investir son placement et qu’il considère sa prise en charge comme quelque chose qui lui est nécessaire. A l’évidence, il ne s’agit pas de demander son accord car dans ce cas seuls ceux qui sont d’accord viennent. Que fait-on des autres ? S’il y avait un agrément de protection judiciaire de la jeunesse, il faudrait s’occuper également de ceux qui ne le veulent pas !
Pour permettre au jeune d’investir son placement, il faut accomplir un travail psychologique, éducatif, vivre avec lui, avoir une activité avec lui. Si vous mettez tous les délinquants ensemble, ils ne vont pas se socialiser, de même que si vous rassemblez les imbéciles dans la même classe, ils ne deviennent pas intelligents. Les résultats se remportent peu à peu.
Nous sommes parfois dans la nécessité de les punir et d’arrêter des dispositifs contraignants. Il m’est arrivé de voir sortir trop tôt un jeune criminel. Il n’avait pas eu le temps d’intégrer son crime, de s’en rendre compte d’autant que la prison ne possédait ni psychologue, ni psychiatre. Il n’existait pas d’intervention socioéducative. Le jeune réitérait.
Il y a des nécessités de contrainte, mais il faut offrir une alternative au jeune au moyen du dispositif de la protection judiciaire. Il importe que le juge pour enfants puisse dire au jeune « Je pourrais te mettre en prison ». La rapidité de la réponse à l’adolescent ne doit pas empêcher de consacrer du temps au travail éducatif et exclure d’autres possibilités. Si l’on classe l’affaire, tout est fini.
La réforme que nous avions préparée prévoyait que le jeune qui avait commis un délit ou qui avait une situation personnelle difficile soit placé sous protection judiciaire et que le juge des enfants, qui est le seul juge à ne jamais être déchargé de la décision qu’il prend, suive l’évolution du jeune et la gère, en délinquance comme en assistance éducative, sans retourner systématiquement au tribunal, parce que le processus est extrêmement lourd. C’est pour cela qu’autrefois les juges fermaient le dossier de délinquance pour ouvrir un dossier d’assistance éducative. Mais ce faisant, ils dépossédaient le jeune de son acte. Ce dernier restant avec son acte sur les bras sans savoir quoi en faire, réitérait.
Il faut donc apporter des réponses en intégrant la réparation à l’action éducative. Je le répète, un juge doit pouvoir dire à un jeune « Je pourrais te mettre en prison mais je vais choisir d’essayer autre chose. Je te reverrai dans quelques mois au tribunal pour te juger. A ce moment-là, je pourrai encore te mettre en prison ».
On dit, à tort, qu’il est impossible de mettre les jeunes âgés de 13 à 16 ans en prison. Certes, on ne peut pas les mettre en détention préventive en matière délictuelle, mais le tribunal peut décider de les mettre en prison. Pourquoi ne le fait-on pas ? Pourquoi le suivi de ces jeunes est-il insuffisant ? Les juges sont débordés aujourd’hui en raison du nombre excessif de situations d’assistance éducative qui leur sont signalées parce que les dispositifs de protection sociale ne fonctionnent pas suffisamment.
On n’a pas su faire le travail social communautaire. Dans les dispositifs existants, la plupart des travailleurs sociaux passent leur temps à remplir des dossiers pour ouvrir des droits et à discuter des dossiers dans de grandes commissions, plutôt que d’en parler avec les intéressés. Je suis désolé d’avoir à faire ce constat mais c’est ainsi que le travail social s’effectue aujourd’hui.
Autre problème : le jeune dépend de l’Etat pour sa toxicomanie, de la région pour sa formation professionnelle, du département pour sa prévention spécialisée et, éventuellement, de sa commune pour le reste. Qui décide de la recomposition de l’ensemble de cette politique ? Ce n’est pas un saucisson.
M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Lors du tour de France qui a été effectué par la commission d’enquête dans les centres CER et CPI, le sentiment qui a prévalu est celui d’une crise de vocation. Est-elle réelle ou n’est-ce qu’une impression ? Un éducateur intègre-t-il cette filière par vocation ou pour la carrière ?
M. Pierre Berton - Il y a une crise de recrutement. Au début de ma carrière, on rentrait dans la profession soit muni du baccalauréat ou du diplôme d’Etat d’éducateur spécialisé -à l’époque, le diplôme d’Etat pouvait se préparer sans le baccalauréat-, soit au terme d’un stage contractuel ne nécessitant pas le baccalauréat. Par lasuite, le baccalauréat a souvent été réclamé. On était dans une situation où on rentrait dans la profession, soit avec le baccalauréat, soit avec le diplôme d’Etat. Cela n’avait pas de sens.
Pour éviter de recruter simplement des jeunes sortant de faculté, il a été décidé de recruter au niveau bac + 2, de façon très large, en équivalence du diplôme d’Etat. Les titulaires du diplôme d’Etat recevaient un an de formation - mais je vous le répète, ceux-là ne sont pas rentrés dans la profession et ils n’y viendront pas ! Les titulaires d’un bac + 2 très large doivent suivre une formation de deux ans. Cette formation existe toujours, bien que je sois en train de la transformer complètement.
Malheureusement, le chômage et l’absence d’une politique de recrutement ont conduit à placarder des affiches dans les facultés de droit. Pour y recruter des étudiants. Autrefois, le concours comportait une batterie de tests d’élimination, puis une mise en situation de quinze jours dans un établissement et, après seulement, une épreuve écrite et une épreuve orale. Aujourd’hui, le concours de la fonction publique, dans un souci d’égalité, se résume à une épreuve écrite. Se trouvent éliminés tous ceux qui pourraient pratiquer avec les adolescents. Les personnels dont on avait besoin n’ont pas été recrutés, non pas qu’ils n’existent pas mais parce qu’on a engagé des personnes qui sont souvent loin des jeunes et qui sont là en attendant, ou faute de mieux.
On voit qu’il y a un vrai problème de recrutement. Je fonde des espoirs sur la réforme de l’année dernière des équivalences, afin de diversifier le recrutement en direction, soit de bacheliers ayant deux ans d’expérience professionnelle, soit de jeunes non titulaires du baccalauréat mais possédant des expériences professionnelles, ou enfin de diplômés qu’on ira chercher ailleurs qu’à la faculté de droit.
M. le président - La même difficulté se rencontre dans de nombreux secteurs de la fonction publique, notamment à l’échelon territorial.
M. Pierre Berton - Bien sûr, et pourtant le potentiel existe. Mais il y a des limites, sauf à faire de la protection judiciaire de la jeunesse une institution énorme !
M. le président - Je vous remercie, Monsieur Berton.
Source : Sénat français
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