Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, président
M. Jean-Pierre Schosteck, président - Nous allons entendre Mme Marie Choquet, psychologue, épidémiologiste et directeur de recherche à l’INSERM, qui s’est particulièrement intéressée à l’étude épidémiologique de la santé des jeunes entre 11 et 20 ans.
(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)
Madame, nous vous écoutons.
Mme Marie Choquet - Avant d’aborder le fond du sujet, je voudrais préciser le cadre de mes recherches. J’ai en effet développé à l’INSERM un axe de recherches à partir de la santé des jeunes entre 11 et 20 ans. La définition retenue pour la santé est celle de l’OMS, c’est-à-dire la santé physique, sociale et mentale. Je me suis pour ma part intéressée à la santé mentale et sociale.
L’épidémiologie est une méthode scientifique qui permet de mesurer la prévalence des problèmes dans une population donnée. A cette fin, sont tirés au sort des échantillons représentatifs de la population que l’on souhaite étudier. La représentativité de l’échantillonnage est un point important qui est au centre de notre méthodologie. Parallèlement à la définition des problèmes et à l’étude des prévalences, sont analysés les facteurs associés qui peuvent à terme expliquer certains comportements, même si, en matière de santé mentale et sociale, il faut toujours rester prudent dans ses conclusions.
Un des outils de la méthodologie épidémiologique permet de classer les facteurs par ordre d’importance, ce qui est impossible lorsque l’on fait une enquête transversale, c’est-à-dire une photographie, à un moment donné, d’une population. On peut ainsi savoir si tel facteur est associé à tel type de comportement et surtout si tel facteur est plus associé que tel autre. C’est un point important, non pas nécessairement pour tout comprendre, mais en tout cas pour savoir si, par exemple, les facteurs sociaux pèsent plus que les facteurs familiaux, relationnels ou scolaires, et ainsi pouvoir faire de la prévention.
Il n’y a donc pas de notion de causalité dans le type de recherches que je mène. On parlera de facteurs de risques, c’est-à-dire qui auront une influence, de populations à risques et de conduites à risques. C’est le sens statistique qui nous intéresse plus qu’une explication que d’autres sciences pourraient être à même d’apporter.
J’ai d’abord étudié la population dite générale. La méthode épidémiologique se fonde en effet sur la comparaison entre populations, entre modes de faire, ce que l’on appelle l’évaluation. On va donc comparer la population que l’on souhaite étudier à une autre qui ne présente pas les mêmes risques, ce qui permettra de mettre en évidence les particularités de la première.
La population juvénile française est scolarisée jusqu’à l’âge de 16 ans, voire 18 ans, puisque le taux de scolarisation à cet âge est de plus de 80 %. Donc, plus le temps passe, plus les populations scolaires sont de bonnes populations de référence pour étudier des populations particulières.
La population générale des adolescents se caractérise par une grande diversité démographique -50 % de filles, 50 % de garçons- ainsi que par une diversité sociale et ethnique. On oublie parfois que les jeunes sont les enfants des adultes qui composent notre société. Cette diversité se retrouve également dans les modes de vie. On a défini trois lieux de vie essentiels pour l’enfant et l’adolescent : la famille, l’école, les loisirs.
Plus de 70 % des jeunes de la population globale vivent dans une famille unie, c’est-à-dire avec leur mère et leur père ; 25 à 30 % environ vivent dans une famille désunie, soit par divorce, soit par décès. Il est à noter que la proportion de jeunes vivant dans une famille où l’un des parents est décédé a plutôt diminué alors que laproportion de jeunes vivant dans une famille désunie a plutôt augmenté. Plus de 95 % des adolescents de la population générale vivent avec leurs parents, soit mariés, soit divorcés. Enfin, un jeune sur quatre vit dans une famille de trois enfants et plus.
Lorsqu’on les interroge, les jeunes, globalement, se déclarent contents de leur famille. Ils disent que leurs parents s’intéressent à eux, qu’ils sont des interlocuteurs en cas de difficultés. Bien sûr, dans cette population générale, c’est parmi les jeunes les plus en difficulté que l’on retrouvera ceux qui disent que leurs parents ne s’intéressent pas à eux, ne les aiment pas, sont hostiles et qu’ils ne se confient pas à leurs parents en cas deproblème. Mais, dans l’ensemble, la relation entre parents et enfants est bonne.
D’ailleurs, lorsque l’on met en parallèle les réponses à des questions du même type -se sentent-ils heureux à l’école, s’y sentent-ils intégrés ?- on constate que les enfants déclarent se sentir moins bien à l’école qu’en famille, et ce mécontentement par rapport à la scolarité a plutôt tendance à s’accroître. En ce qui concerne le bien-être à l’école, il y a toutefois une différence entre les sexes qui va également jouer sur le mode de vie ou en famille : les filles s’intègrent mieux scolairement que les garçons alors que ces derniers se sentent mieux en famille que les filles.
Par ailleurs, on est surpris du taux élevé de jeunes qui ont déjà redoublé. Plus de la moitié des jeunes ont connu un redoublement durant leur scolarité, le risque de redoubler augmentant sensiblement avec l’âge. Ce taux de redoublement élevé ne semble pas en soi complètement anodin.
En ce qui concerne les troubles du comportement, nous avons étudié la consommation de drogues, la violence, la dépressivité, les tentatives de suicide, l’absentéisme scolaire ainsi que les conduites alimentaires.
La consommation de drogues, de cannabis et de tabac en particulier, a fortement augmenté, voire explosé durant les sept dernières années. C’est également le cas d’autres troubles tels que la dépressivité et les tentatives de suicide, dont on parle moins, et cela n’est pas tout à fait indépendant du fait que certains troubles sont plus masculins et d’autres plus féminins.
La consommation de drogues -alcool, tabac, cannabis et autres substances- associées les unes aux autres est un comportement plutôt de type masculin. La dépressivité, les tentatives de suicide, les troubles du comportement alimentaire, la violence directe et indirecte sur soi-même affectent davantage les filles. Dans l’ensemble, les filles vivent l’adolescence plus douloureusement que les garçons.
Si l’on peut parler d’une explosion des comportements liés à la consommation de drogues ou à la dépressivité au cours des sept dernières années, en revanche, les résultats obtenus en ce qui concerne la violence, qu’il s’agisse de la violence exercée sur autrui ou sur soi, ne permettent pas d’affirmer qu’il y a eu une augmentation en ce domaine, dans la mesure où nous ne posons pas nécessairement aujourd’hui les questions que nous posions au départ de cette enquête. Nous avons en tout cas constaté une recrudescence très forte des tentatives de suicide.
Que peut-on dire des jeunes pris en charge par la protection judiciaire de la jeunesse ? Il s’agit d’une population repérée par l’institution judiciaire, au même titre que les suicidants sont repérés par l’institution hospitalière et, de ce fait, à hauts risques.
On y trouve plus de garçons que de filles. La moyenne d’âge est moins élevée qu’on ne pourrait le supposer au regard de la tranche d’âge considérée, qui se situe entre 14 et 21 ans, puisqu’elle est de 16 ans et demi et non de 17 ans et demi. Une proportion importante de ces jeunes est d’origine étrangère.
En ce qui concerne les caractéristiques familiales, à la différence de la population générale, ces jeunes appartiennent plutôt à des familles désunies puisque, toutes proportions gardées, on y trouve deux fois plus de jeunes dont les parents sont séparés ou divorcés et trois fois plus de jeunes dont l’un des parents est décédé. Par ailleurs, ces jeunes ont une fratrie très importante puisque trois fois plus de jeunes qu’en population générale ont une fratrie d’au moins quatre enfants.
Le point sur lequel ces jeunes se différencient le plus de la population générale est la scolarité. Ils se caractérisent par une grande déscolarisation. Ainsi, 20 % des jeunes de moins de 16 ans ne sont plus scolarisés, alors que le taux est proche de zéro en population générale ; le taux de déscolarisation est de 55 % parmi les 16-17 ans, alors qu’il est de 5 % en population générale ; il est de 81 % parmi les 18-21 ans, contre 12 % en population générale.
Cette déscolarisation importante est également précoce puisque l’âge moyen de déscolarisation est de 15 ans et demi, soit six mois avant la fin de la scolarité obligatoire.
C’est un point qui me paraît essentiel et sur lequel il faut réfléchir davantage. Peut-être a-t-on là manqué quelque chose ?
Peu de ces jeunes travaillent mais 69 % d’entre eux ont suivi des stages, ce qui traduit une volonté de s’investir, mais, en même temps, les stages d’insertion, c’est également vrai en population générale ainsi que d’autres études l’ont montré, débouchent plus souvent sur d’autres stages que sur un emploi. C’est là une des caractéristiques de ces jeunes que l’on ne retrouve pas dans les redoublants multiples puisqu’ils sont souvent déscolarisés avant d’avoir eu le temps de redoubler.
Une autre caractéristique de cette population est la violence multiple exercée sur soi et sur les autres, et cela est particulièrement vrai pour les filles. Ainsi, 61 % des garçons et 45 % des filles ont eu un accident au cours de l’année écoulée, 24 % des garçons et 15 % des filles en ayant eu plusieurs. En population générale, ce taux est deux fois moins élevé s’agissant des garçons et trois fois moins élevé s’agissant des filles.
En ce qui concerne les tentatives de suicide, les études ont montré que les jeunes qui sont violents envers eux-mêmes le sont envers autrui et ont eux-mêmes subi des violences. On est dans un climat de violence générale qui n’épargne personne. Durant leur vie, 12 % des garçons et 49 % des filles ont déjà fait une tentative de suicide. En population générale, le taux est de 5 % pour les garçons et de 8 % pour les filles. La différence est donc extrêmement importante.
Il en est de même de la violence sexuelle subie. Là encore, 6 % des garçons et 34 % des filles de la population PJJ ont été victimes de violences sexuelles, contre respectivement 2 % et 6 % en population générale. L’écart entre la population générale et cette population PJJ est d’autant plus important chez les filles que celles-ci ne constituent qu’un quart de la population PJJ.
La première violence sexuelle subie l’a été en moyenne à l’âge de 12 ans et nous avions montré dans une autre étude que les jeunes déscolarisés avaient souvent été victimes de violences sexuelles. Il y a donc bien une liaison, même indirecte, entre la violence subie et la déscolarisation médiatisée par une dévalorisation de soi.
Sans que ce chiffre soit nécessairement à inscrire au chapitre des violences, j’indique par ailleurs que 21 % des filles ont déjà été enceintes et que la moyenne d’âge se situe à 16 ans et demi, ce qui n’est pas du tout le cas en population générale.
Les troubles de conduite alimentaire sont une autre forme de violence que l’on s’inflige à soi-même. Ces troubles qui affectent plus les filles que les garçons sont trois fois plus nombreux chez les jeunes PJJ que chez les jeunes de la population générale.
En dehors de ces violences multiples, qui sont souvent associées, on retrouve des délits en chaîne -racket, consommation de stupéfiants, divers comportements déviants et illicites- dont on sait qu’ils vont à terme influer sur la santé et, de fait, nuire à l’intégration scolaire et sociale. Toutes proportions gardées et de façon très étonnante, ces délits sont plus le fait des filles que des garçons.
A cela, s’ajoutent ce que l’on a appelé les transgressions quotidiennes qui, si elles ne constituent pas des délits, ne se rencontrent pas dans les mêmes proportions chez la population générale. Ainsi, 77 % des garçons et 83 % des filles fument au moins un demi paquet de cigarettes par jour, contre 8 % et 10 % dans la population générale. Plus d’un quart de ces jeunes ont déjà fugué, ce qui est beaucoup plus rare en populationgénérale.
Par ailleurs, contrairement aux idées reçues, le taux de prise en charge médicale est relativement élevé. Ainsi,l’hypothèse que l’on a démentie est que les jeunes sont en difficulté parce qu’ils manquent de soins. Toutes nos recherches contredisent cette hypothèse puisque les jeunes qui vont mal consultent beaucoup plus que les autres et que plus ils vont mal plus ils consultent. Le nombre de consultations auprès des médecins généralistes est d’environ 4 par an alors que la moyenne en population générale est de 1,5 à 2 consultations par an. Ils consultent également certains professionnels spécifiques tels que les psychologues, les psychiatres, les éducateurs. Que le taux de consultation chez les jeunes qui vont mal soit élevé ne nous surprend pas, mais que le fait d’intervenir ne porte pas ses fruits, en tout cas au regard des données que l’on possède, est plus préoccupant. C’est là une question qui n’est pas résolue.
Egalement étonnant est le fait que ces jeunes ont des loisirs comme les autres. Ils font du sport, ils sortent avec leurs copains et ont un mode de vie qui est assez comparable à celui des jeunes de leur âge. Nous l’avons constaté en ce qui concerne les suicidants, dont les modes de vie sont proches de ceux des autres jeunes, ce qui les rend d’ailleurs difficilement repérables. On s’attend à ce que ces jeunes soient en retrait, isolés ; ce n’est absolument pas le cas. Ils ne se sentent pas bien mais ils font comme s’ils étaient des jeunes ordinaires. Il faut travailler sur ce point qui, après tout, est positif puisqu’ils ont envie de vivre comme les autres même s’ils ont beaucoup de troubles ou des comportements à risques.
En conclusion, il est intéressant de noter que, si 5 % des jeunes d’une population générale peuvent être considérés comme risquant fortement d’être placés sous mandat judiciaire, seulement 0,5 % d’entre eux sont réellement pris en charge. Cette population générale à risques concerne les jeunes qui ont volé plusieurs fois, qui ont consommé des drogues, pratiqué le racket ou qui se sont montrés très violents. Qu’est-ce qui différencie, au sein de cette population à risques, ceux qui seraient susceptibles d’être placés sous contrôle de la justice de ceux qui le sont effectivement ? Ce sont essentiellement des facteurs sociaux. Si les jeunes qui ont des comportements graves et répétés sont en difficulté personnelle, ils ne sont pas pour autant socialement défavorisés. Les jeunes placés sous contrôle judiciaire sont souvent issus de milieux sociaux défavorisés et sont souvent d’origine ou de nationalité étrangère.
En revanche, sur tous les autres points étudiés -grande violence, consommation de tabac et d’alcool, tentative de suicide- à l’intérieur d’une population scolaire, les jeunes susceptibles d’être placés sous mandat judiciaire présentent strictement les mêmes caractéristiques que ceux qui le sont réellement. Cela signifie que les jeunes susceptibles d’être pris en charge par la justice sont déjà potentiellement présents dans les écoles et qu’ils passent probablement inaperçus. Mais le risque de déscolarisation est important. Je me pose donc la question suivante : la prévention de cette désocialisation que va comporter la prise en charge judiciaire ne peut-elle pas être entreprise au niveau des établissements scolaires ?
M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Derrière le problème de la déscolarisation qui, nous avez-vous dit, madame, se produit vers 15 ans et demi, n’y a-t-il pas le problème du collège unique dont le rôle est normalement de favoriser la socialisation et qui écarte un certain nombre de jeunes en situation de décrochage scolaire ?
Mme Marie Choquet - Je précise que les jeunes en déscolarisation précoce représentent la moitié des jeunes de la PJJ et non pas l’ensemble. Ils étaient certainement au collège et non pas au lycée.
On ne devient pas déviant du jour au lendemain. Le processus est parfois relativement lent. On ne devient pas consommateur de drogues dures du jour au lendemain. On passe par le tabac, l’alcool, le cannabis. Il va y avoir à un moment une rupture scolaire. Ce qui semble caractériser ces jeunes, c’est qu’ils n’aimaient pas l’école, étaient souvent absents et, à un moment, ont décroché.
Des études ont montré qu’un jeune qui est en difficulté scolaire, qui est absentéiste, qui consomme des drogues, a plus de risques de quitter l’école s’il est issu d’un milieu socialement défavorisé et en particulier s’il est d’origine étrangère. Les autres vont être tenus par leur famille, vont être accrochés au système scolaire jusqu’à ce que la difficulté passe, d’une certaine façon. La culture de la scolarité -c’est une hypothèse sociologique qui semble fondée- est beaucoup plus importante dans les milieux français que dans les milieux étrangers, en particulier vis-à-vis des garçons, qui sont beaucoup plus difficiles à tenir en matière scolaire que les filles.
Par rapport au collègue unique, je pense que pourrait être favorisée la mise en place de systèmes de veille scolaire. Un jeune qui commence à être absent dès le collège, ce n’est pas bon signe. Un jeune qui consomme du tabac à 12 ou 13 ans, c’est bien plus mauvais signe que s’il le fait à 17 ou 18 ans. Face à un jeune qui adopte des comportements de déscolarisation avant l’âge de 13, 14 ou 15 ans, l’école doit se poser des questions et chercher à comprendre ce qui motive de tels comportements.
Certains jeunes, parce qu’ils sont déjà gros consommateurs de produits illicites, ne sont plus capables de fournir l’effort nécessaire pour aller régulièrement à l’école. D’autres, on le voit pour les filles qui sont considérées comme des mamans bis, sont obligés de rester à la maison pour s’occuper de leurs petits frères et soeurs. En matière de déscolarisation, surtout au collègue, l’école doit savoir pourquoi et à quel moment le jeune est absent. Tenir à cette scolarité avant l’âge de 16 ans me semble un point essentiel.
M. le rapporteur - Avez-vous rencontré des difficultés particulières pour mener à bien votre enquête dans les structures de la PJJ ?
Mme Marie Choquet - Oui. Les épidémiologistes ont toujours l’art de montrer, dans leurs enquêtes, les dysfonctionnements institutionnels. Lorsqu’on réalise une enquête en milieu scolaire par exemple, c’est avec l’autorisation de l’administration centrale. Les recteurs ainsi que les établissements tirés au sort sont prévenus mais l’on se rend compte que l’information ne passe pas toujours très bien, qu’il y a des résistances.
Nous avons nettement perçu ces résistances à l’occasion de cette enquête menée au sein des structures de la PJJ, qui a pourtant été préparée pendant deux ans au niveau de l’administration centrale et a été menée à lademande de la PJJ elle-même. Une fois sur le terrain, et compte tenu de la très grande diversité qui le caractérise, on a constaté que les choses n’étaient pas aussi simples qu’on pouvait le penser et que la règle n’était pas toujours respectée. Le taux de réponse aux enquêtes postales, qui sont les plus mauvaises que l’on puisse imaginer, même si elles sont par ailleurs très pratiques, est généralement de 30 %. Nous, à une enquête réalisée à partir de l’institution, nous avons obtenu un taux de réponse de 17 %, c’est-à-dire inférieur aux plus bas taux généralement enregistrés.
Cette enquête épidémiologique se heurtait à deux obstacles.
D’une part, on s’adressait directement au jeune en lui demandant ce qu’il pensait de sa santé, ce qui était assez mal ressenti, dans la mesure où les corps intermédiaires estiment que l’information leur appartient. Malheureusement, l’épidémiologie ne fait pas du tout confiance aux corps intermédiaires. Ainsi, ce ne sont jamais les médecins que l’on interroge sur la santé des personnes parce que, pour nous, la meilleure source d’information est le sujet lui-même. En l’espèce, deux cultures se sont entrecroisées et nous n’avons peut-être pas suffisamment tenu compte de cette différence dans la mise en route de l’enquête.
D’autre part, nous nous sommes aperçus que les jeunes figuraient plusieurs fois dans le listing de la PJJ, les noms étant orthographiés de façon différente. Un grand nombre d’entre eux avaient également déménagé, ce que la PJJ ignorait, à notre étonnement, s’agissant d’une population a priori prise en charge par l’institution judiciaire.
En tout cas, cette enquête n’a pas recueilli l’adhésion des éducateurs. Sans doute n’avons-nous pas été suffisamment convaincants. Le taux de réponse est d’environ 20 %. Nous avons noté que les réponses concernaient la population en moins grande difficulté, c’est-à-dire plutôt les filles, les jeunes, les scolaires, puisque nous avions une définition exacte de la population qui aurait dû faire partie de cet échantillon. Cela nous conduit à dire que nous avons des chiffres planchers sur les difficultés. Si l’on constate déjà une différence très importante entre la population générale et la population PJJ sur un certain nombre de points, on peut supposer que, dans la réalité, cette différence est encore plus importante, ce qui n’est pas franchement fait pour nous rassurer.
M. le rapporteur - Quelles suites ont été données par la PJJ au constat très sévère que vous aviez fait en 1998 ?
Mme Marie Choquet - Je compare cette enquête à celle que nous avions effectuée en milieu scolaire entre 1970 et 1975. La véritable collaboration avec l’Education nationale a commencé vingt ans après... En ce qui concerne l’enquête effectuée auprès de la PJJ en 1998, les vingt années ne sont pas encore écoulées. Nous n’avons pas vu d’effets immédiats de cette enquête. Si la PJJ en tient compte, l’objectif sera atteint. Je pense qu’il aurait été souhaitable de compléter et d’approfondir ces analyses mais cela aurait nécessité une collaboration plus importante.
Lorsqu’on réalise des enquêtes qui ne font pas partie de la culture institutionnelle, c’est le cas des enquêtes épidémiologiques, un certain délai est nécessaire pour que les choses s’améliorent. Donc, j’attends.
M. le rapporteur - La formation des personnels de la PJJ vous semble-t-elle bien adaptée au problème du traitement des jeunes ?
Mme Marie Choquet - Les problèmes psychologiques voire psychiatriques de ces jeunes, et plus généralement leurs problèmes de santé, ont rarement été pris en compte et il y a, à ce niveau, une révolution culturelle à mener. Lorsqu’en 1993 les enquêtes effectuées auprès de la population générale nous ont amenés à dire que le fait qu’un jeune aille mal était lié non pas au niveau culturel ou social de sa famille mais à la qualité relationnelle entre les personnes dans sa famille ou à l’école, j’ai cru qu’on allait se faire tuer.
Dire que les facteurs sociaux n’expliquent pas tout ne faisait pas partie de la culture institutionnelle. La PJJ a beaucoup travaillé sur cette différence sociale. Certes, elle récupère parmi les jeunes qui vont mal ceux qui, en plus, sont socialement défavorisés mais le fait d’être socialement défavorisés n’est pas le facteur explicatif de leurs troubles. S’il y a association chez ces jeunes de difficultés sociales et psychiques, les unes ne sont pas l’explication des autres.
On a essayé de démontrer comment se faisait l’enchaînement de la prise en charge. Par exemple, les jeunes déprimés qui sont issus de milieux socialement favorisés, qui n’ont pas de problèmes scolaires, ont beaucoup moins de risques d’être pris en charge que ceux qui, aussi déprimés, sont issus de milieux socialement défavorisés. Le système de prise en charge s’est donc beaucoup axé sur des variables sociables alors que la pathologie ou les difficultés n’étaient pas d’ordre social. C’est à l’intérieur d’un groupe en difficulté que la différence va s’accentuer.
J’ai essayé de lutter contre le misérabilisme en montrant que c’est non pas parce qu’ils sont socialement défavorisés que ces jeunes ne vont pas bien mais parce qu’ils ont des difficultés relationnelles avec leur famille ou à l’école. La pathologie mentale des parents est un point essentiel qui se retrouvera quelle que soit la classe sociale à laquelle ils appartiennent, même si les modes d’expression de cette pathologie peuvent être différents d’une classe sociale à une autre.
Si, ensuite, on n’est sensible qu’aux différences sociales, on va intervenir sur ces groupes qui sont en difficulté uniquement à l’intérieur d’un groupe social. Tel est le problème qui se pose aujourd’hui. Toutes les enquêtes que nous avons effectuées montrent que, quel que soit le type de prise en charge considéré, le modèle retenu est toujours le même. En travaillant sur l’infirmerie scolaire, notamment, nous nous sommes aperçus qu’aux jeunes en difficulté qui s’adressaient à l’infirmerie s’ajoutaient les jeunes en difficulté sociale. La dimension sociale va d’autant plus jouer à la PJJ que cela fait partie de sa philosophie. Elle a très longtemps, me semble-t-il, retenu comme facteur explicatif les difficultés sociales et s’y est donc particulièrement intéressée.
M. Bernard Plasait - Pensez-vous qu’un système alternatif à la filière unique jusqu’à l’âge de 16 ans, offrant des possibilités de préorientation professionnelle vers l’âge de 14 ans, serait de nature à empêcher ou en tout cas à atténuer un certain nombre de comportements déviants ?
Mme Marie Choquet - J’ai cherché à savoir si les résultats que nous avions obtenus étaient cohérents par rapport à ceux que l’on trouve à l’étranger. Dans les systèmes nordiques, par exemple, la différenciation scolaire n’intervient qu’après 16 ans. Ayant comparé les taux de difficultés des populations françaises et ceux des populations ayant un système scolaire complètement différent du nôtre, je ne suis pas sûre qu’un autre mode scolaire aurait changé les choses. Ce qui me paraît plus important, c’est l’attention que doit porter l’école aux jeunes en difficulté. D’autres systèmes fonctionneraient sans doute aussi bien mais il me semble que l’essentiel de l’explication n’est pas là. Le plus préoccupant est que, lorsqu’un jeune est absentéiste ou a des problèmes familiaux, l’école ne soit pas suffisamment informée et que les modes d’action ne soient pas adaptés à la gravité des cas.
M. Patrice Gélard - J’aimerais que vous nous précisiez certains chiffres en particulier concernant le pourcentage des jeunes suicidaires dans la population globale -le taux de 5 % que vous avez cité me paraît énorme - et le pourcentage des jeunes ayant subi des agressions sexuelles.
Mme Marie Choquet - Ce chiffre est exact : 5 % des garçons en population générale ont fait une tentative de suicide. Je me félicite que vous releviez ce chiffre qui est effectivement énorme. D’ailleurs, entre 1993 et 1999, c’est-à-dire entre les deux enquêtes que nous avons menées sur un échantillon représentatif national, le nombre des tentatives de suicide a augmenté, en particulier chez les filles ; 0,9 % des filles d’une population scolaire ont déjà fait une tentative de suicide au cours de leur vie, même si la mortalité est heureusement bien plus basse, environ 1 pour 10 000. Mais on sait qu’un tiers des suicidants récidivent. C’est donc un problème crucial de société auquel on ne prête pas suffisamment attention.
Certes, ces jeunes ne nuisent qu’à eux-mêmes. Ils ne mettent pas en cause l’ordre social et, s’ils font des tentatives de suicide, ils n’en meurent pas. Ils sont parfois hospitalisés et sont remis dans le circuit cahin-caha. Ces pourcentages me paraissent très élevés et j’aimerais que l’on porte à ce problème au moins autant d’attention que l’on en accorde à d’autres comportements, certes à juste titre, mais le déséquilibre m’étonne.
Je précise également que 6 % des filles en population générale ont été victimes de violences sexuelles et 1 % ont été victimes de viols.
M. Patrice Gélard - En population générale, ces chiffres me semblent extrêmement importants !
Mme Marie Choquet - En population PJJ, on avoisine les 40 %.
En 1993, ces résultats concernant la population générale et qui figuraient dans le rapport sont passés complètement inaperçus. On s’est jeté sur tout ce qui concernait la drogue en négligeant ces aspects-là.
M. Patrice Gélard - Ces pourcentages tiennent-ils compte du nombre d’agressions ou simplement des personnes qui en sont victimes ?
Mme Marie Choquet - Non, ce ne sont pas les actes qui sont pris en compte, c’est la personne. C’est le nombre de personnes qui ont subi au moins une fois une violence sexuelle.
M. Patrice Gélard - Le type d’habitat a-t-il une influence sur l’ensemble des comportements ?
Mme Marie Choquet - On dispose de peu de données sur ce sujet. On sait si un jeune habite en ville ou à la campagne, s’il habite ou non chez ses parents et avec qui il vit. Une fois ajustées un certain nombre de variables sociales -le fait de vivre en ville ou à la campagne est fortement déterminé par des variables sociales- on n’observe aucun lien entre les troubles et les types d’habitat.
En revanche, ainsi que nous l’a très clairement montré une enquête que nous avions effectuée auprès de jeunes prisonniers, ce qui différencie le plus la population en grande difficulté de la population dite ordinaire, c’est le fait de ne pas habiter avec ses parents. Le fait de ne pas vivre avec ses parents, qu’ils soient séparés ou non, est un des facteurs de risques le plus important. Les jeunes qui habitent chez leurs grands-parents, chez un autre membre de la famille ou qui ont été adoptés sont ceux qui sont le plus en difficulté. On ne sait pas si c’est la cause ou l’effet, car les situations sont complexes mais en tout cas on constate que la famille unie ou recomposée est globalement un facteur protecteur.
M. Patrice Gélard. Vous avez évoqué le redoublement. Actuellement, on ne peut redoubler que certaines classes. Quels effets cette réforme a-t-elle eus selon vous ?
Mme Marie Choquet - Nous tirons au sort des échantillons à partir des statistiques nationales sur l’ensemble des établissements et des classes et non en fonction des taux de redoublement. Nous avons quand même été étonnés que le taux de redoublement n’ait pas diminué. Cela signifie qu’il y a peut-être une différence entre la théorie et la pratique. Pour nous, c’est un facteur de risques très important quel que soit l’âge, surtout les redoublements multiples, qui concernent ceux qui ont redoublé au moins deux fois qui, heureusement, ne sont pas majoritaires.
Toutefois, nous nous demandons si c’est le redoublement ou le manque de préparation à ce redoublement qui est facteur de risques. Pour un jeune, les éléments de stabilité dans un monde instable sont très importants. Il change d’enseignants, d’établissement. La famille et les copains apparaissent comme deux points d’ancrage assez forts et le fait de devoir quitter sa famille ou ses copains est très perturbateur. Est-ce pour cette raison que le redoublement multiple apparaît comme un facteur de risques ?
On voit bien que les difficultés familiales sont des facteurs de risques. Mais, une fois que l’on a dit cela, on n’a pas beaucoup avancé dans l’action. Notre attitude consiste à dire : lorsque vous voyez qu’un enfant va mal, que sa famille est en difficulté, pourquoi n’essayez-vous pas d’intervenir auprès de ce jeune plutôt que de rejeter toute la responsabilité sur ses parents ? En ce qui concerne le redoublement, ne faudrait-il pas intervenir auprès des jeunes qui redoublent pour leur apporter un soutien qui apparaît à ce moment-là indispensable. Nos résultats sont souvent utilisés pour mettre en évidence les facteurs de risques mais non comme moyens d’intervention.
M. Patrice Gélard - Le redoublement est-il subi comme une sanction ? Dans les familles extrêmement mobiles, telles que les familles de militaires, retrouve-t-on des phénomènes comme ceux que vous venez de décrire ?
Mme Marie Choquet - Je ne peux rien en dire dans la mesure où je n’ai pas étudié spécifiquement les redoublements dans certains types de famille. C’est pour moi un indicateur relativement grossier mais qui mériterait certainement d’être mieux analysé.
M. le président - Madame, nous vous remercions.
Source : Sénat français
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