Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, rapporteur

M. Jean-Pierre Schosteck, président - Nous allons entendre M. Malek Boutih, président de SOS racisme.

(Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

Monsieur Boutih, vous avez la parole.

M. Malek Boutih - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je ne suis pas un spécialiste de la délinquance, même si peu ou prou SOS racisme a toujours été confronté dans son action de terrain aux problèmes que rencontre la jeunesse en particulier. En effet notre association aborde la question du combat anti-raciste dans toutes ses dimensions et nous sommes toujours attentifs aux enjeux touchant à la jeunesse car c’est elle qui est porteuse de ce qui se dessine dans l’avenir.

La première chose que je voudrais dire est que la liaison entre jeunes immigrés ou issus de l’immigration et délinquance est un vieux thème car, autant que je m’en souvienne, avant même que je commence à militer, on avait déjà la réputation - vous me permettrez l’expression - d’être des délinquants. La liaison entre immigration et délinquance a donc toujours existé et c’est pourquoi on doit la traiter avec délicatesse et intelligence si possible.

Cela étant dit, ce qui m’intéresse aujourd’hui, en tant que président de SOS racisme, plus que l’acte délictuel en tant que tel c’est la montée de la délinquance dans les rapports sociaux. En effet, depuis le début des années quatre-vingt-dix, j’ai pu constater une montée en puissance des rapports de violence au sein de cités ou de quartiers, rapports de violence qui me sont apparus, à moi qui ai vécu dans ces cités, comme ayant pris une autre tournure, une autre ampleur et une autre force que ce que l’on connaissait dans les années quatre-vingts ou avant.

Quand on vit dans les quartiers populaires, par nature on est dans des rapports sociaux quotidiens qui n’ont pas obligatoirement la même forme que dans les autres quartiers. On traîne plus dans les rues que dans les autres quartiers, d’abord parce qu’on aime ça et parce qu’on n’aime pas être enfermé ou parce qu’on n’a pas un encadrement de loisirs ou d’activités adapté, et ce pour plusieurs raisons d’ailleurs : ce n’est pas forcément parce que nos parents n’ont pas les moyens financiers ; parfois c’est simplement parce que ce n’est pas dans nos traditions ; même quand certains loisirs sont gratuits, on n’y va pas parce que ce n’est pas notre truc.

On a donc, à partir de cette vie dans la rue, dans les rapports sociaux avec notre voisinage, dans les types de population qui se croisent de gens modestes qui n’ont pas tous de hauts niveaux d’éducation, qui n’ont pas tous des langages « hyper châtiés », des rapports qui sont toujours plus tendus qu’ailleurs. Il en a toujours été ainsi dans les milieux populaires.

Il est vrai qu’on a aussi toujours trouvé dans ces quartiers des délinquants mais, pendant longtemps, il était évident à travers des classes d’âge que j’ai moi-même fréquentées que ces délinquants étaient des jeunes qui avaient fait le choix de passer une certaine « ligne jaune » et, qui dans le trafic, qui dans tel ou tel acte, qui à cause de son caractère violent, se trouvaient ainsi classés parmi les délinquants.

En général, il y avait bien sûr un rapprochement : on vivait dans le même quartier, on pouvait se croiser mais, en même temps, il y avait une distance. Il y avait toujours une bande que l’on reconnaissait comme étant « les voyous » et gare à nous si nos parents nous surprenaient à les fréquenter. On se faisait réprimander et, même socialement, entre nous les jeunes, il y avait une différence.

Par conséquent, même s’il pouvait y avoir certains actes délictuels, ceux-ci étaient ponctuels et n’imprégnaient pas la vie quotidienne dans les quartiers. Or, à partir des années quatre-vingt-dix, il me semble que cette frontière est devenue plus ou moins floue, les rapports de violence sont devenus de plus en plus difficiles, de plus en plus omniprésents, de plus en plus quotidiens dans toute une partie de la population, en particulier chez les jeunes.

On pourrait trouver beaucoup d’explications dans ce domaine. Personnellement, j’ai pu constater cette montée de la violence à travers une expérience que j’ai menée dans un quartier de l’Essonne, qui s’appelle le quartier des Grandes Bornes dans la ville de Grigny.

J’avais choisi ce quartier d’abord parce que ce n’était pas le mien, ce qui facilitait un travail associatif objectif et aussi parce que c’est un quartier enclavé où l’on trouve différents types de populations : beaucoup de populations de couleur bien évidemment - et non pas étrangères, je tiens à le préciser, car beaucoup de jeunes sont Français tout en étant d’origine antillaise, africaine ou maghrébine, notamment.

Il m’a semblé assez frappant, dès les premiers jours de cette expérience, que quelque chose s’était déréglé dans les quartiers. En effet, quand on y vit au quotidien, on éprouve un sentiment très fort d’enfermement en partie réel. Il s’agit d’un enfermement psychologique ou sévit une violence d’abord marquée par le langage.

Ce qui m’a frappé, c’est cette violence verbale omniprésente, totalement gratuite. Ce n’est pas le lieu ici de faire un lexique des termes employés mais, pour prendre un exemple, il existe mille façons de dire « bonjour » à quelqu’un, dont certaines peuvent être extrêmement grossières pour quiconque n’y est pas habitué. Il s’agit donc là de rapports où l’on fait de la violence une sorte de norme quotidienne des rapports sociaux.

Par ailleurs, la violence en termes d’agression physique n’est pas le fait de tout le monde. Là encore, cela concerne des petits groupes interchangeables qui constituent autant de noyaux durs de la violence. Aujourd’hui ce sont ces six-là, demain ce sera ces sept-là et après-demain il y en aura huit autres, etc. qui commettront des agressions. D’ailleurs, quand, pour une raison ou pour une autre, un jeune est éloigné de son quartier, il y a tout de suite quelqu’un qui prend sa place comme caïd.

Il y a donc aussi une sorte d’effet trompeur de tous ces petits groupes qui terrorisent la population. Je le sais pour l’avoir vécu pendant près de trois années dans le quartier des Grandes Bornes.

Par conséquent, le fait pour un jeune du quartier d’être éloigné se traduit rarement par une baisse de tension ou par la disparition des phénomènes que j’ai pu observer. J’ajouterai même que dans certains cas nous avons été surpris de découvrir que celui qui arrivait derrière était pire que celui qui l’avait précédé.

Le deuxième élément concerne le type de population qui vit dans les quartiers. Ici les transformations ont été très profondes puisque les quartiers populaires sont devenus des ghettos. Là encore, les causes sont multiples. J’emploie le terme de « ghettos » au sens où les populations qui y vivent sont des populations en échec dans la vie sociale et économique.

Cela se traduit évidemment par la présence de plus en plus de gens de couleur et de moins en moins de population blanche. La population blanche qui s’y trouve est extrêmement marginalisée et parfois même associée au groupe dominant.

Je discutais l’autre jour avec un jeune de ces quartiers qui m’interpellait en tant que président de SOS racisme. Il me demandait si je ne parlais que des noirs et des arabes car lui-même se sentait comme eux. Je lui ai répondu qu’effectivement il était -permettez-moi l’expression- « assimilé bougnoule », c’est-à-dire qu’il était en fait assimilé au groupe dans lequel il vivait. Je lui ai expliqué que cela serait moins flagrant s’il faisait un petit effort, je voulais parler de son crâne rasé, de son survêtement, etc.

Quoi qu’il en soit, la présence massive de populations de couleur immigrées est un phénomène important psychologiquement pour ces familles car l’effet d’enfermement est très fort même si elles ont « les moyens » d’accéder à un statut social plus élevé qui leur permettrait de vivre dans d’autres quartiers plus intermédiaires.

Enfin, j’évoquerai un dernier élément qui m’a paru extrêmement frappant : la montée en puissance de ce que l’on appelle l’économie parallèle et qui est en fait structurée centralement par le trafic de drogue, principalement par le trafic de cannabis. Cette drogue est, selon moi, la manne financière la plus massive compte tenu de l’explosion de la consommation de cannabis en France.

Personnellement, j’ai toujours connu ce phénomène depuis que je suis tout petit. Je savais qu’il y avait un trafic de cannabis, etc., mais son ampleur est devenue démesurée à partir du moment où, dans les lycées et les universités, dans toutes les soirées où l’on danse, la jeunesse française s’est mise à consommer du cannabis. Bien sûr, tous les jeunes français n’en consomment pas mais les études montrent qu’ils sont à peu près un sur deux à en consommer, ce qui représente quand même une masse importante et donc un marché financier considérable.

Par conséquent, parallèlement aux éléments d’enfermement, de ghettoïsation et de marginalisation, tous ces sentiments qui peuvent exister autour des identités, s’est structuré un trafic qui a fait naître des trafiquants qui ont compris que la cité était le lieu dans lequel le trafic pouvait s’organiser.

Après tout, quand on y réfléchit bien, on peut se demander comment un marché qui doit représenter plusieurs centaines de millions d’euros peut être laissé entre les mains de petits voyous de quartier. La réponse tient, je crois, à la notion de territoire, concernant cette drogue-là particulièrement car cela représente de grosses quantités de marchandises. En outre, il faut être accessible à tout le monde et il faut donc pouvoir se livrer à ce trafic en toute tranquillité. C’est ainsi que la notion de quartier est devenue pour les trafiquants très importante.

Il s’agit là de phénomènes qui sont lents à se mettre en place mais l’idée d’avoir un sanctuaire pour pouvoir organiser le trafic est devenue primordiale. Or, pour constituer ce sanctuaire, il est évident qu’il fallait créer une sorte de dynamique excluant tout ce qui est positif dans ce quartier et en intégrant au sein de ce dernier tout ce qu’il peut y avoir de négatif. C’est ce que j’appelle une sorte de « deal informel » qui s’est constitué entre ces quartiers. Je dit « informel » car, bien sûr, personne n’a rien décidé, mais l’idée était celle-ci : « on fait ce que l’on veut dans notre quartier et, en contrepartie, on ne demande rien à l’extérieur ».

Cela correspond à l’émergence dans les banlieues d’un discours cryptopolitique qui utilise n’importe quel phénomène social pour faire admettre par tout le monde l’idée selon laquelle hors du quartier point de salut.

Dans la réalité, un tel discours était tout à fait perceptible. Ainsi, quand des associations comme la nôtre essayaient d’intervenir dans les quartiers, elles s’entendaient dire : « vous êtes très psychologues et on adore ce que vous dites mais rien ne vaut l’argent. En dernière analyse, je peux militer un ou deux ans avec vous et faire des choses mais c’est quand même mieux d’avoir une carte bleue bien remplie ou un paquet de billets dans sa poche. Par conséquent, je fais ce que je veux et je ne demande rien à personne ! »

L’idée était donc que les rapports de forces étaient utiles et, ce qu’il faut dire, c’est que c’était souvent vrai. En effet beaucoup d’interlocuteurs institutionnels étaient plus sensibles aux rapports de forces physiques et violents qu’à un discours associatif, et j’ai pu moi-même constater que ce que les jeunes appellent le « coup de pression » à la mairie fonctionnait mille fois mieux qu’une pétition.

Or qu’est-ce que le « coup de pression » ? Cela consiste à aller bousculer les agents qui sont à l’entrée de la mairie pour défoncer la porte du bureau du maire en disant : « je vais tout casser, je vais tout brûler, etc., je suis un fou et, si je ne peux pas partir en vacances, si je n’ai pas un local ou un appartement, ou si ma « meuf » n’en a pas -j’en passe et des meilleures- je vais tout casser ! » Le pire c’est que, souvent, on leur donnait raison.

Je crois donc qu’il y a eu une sorte d’abandon de ces quartiers non pas officiellement mais dans les faits. Combien de fois ai-je entendu des maires qui, au moment où des voitures flambaient, disaient aux jeunes :« avec tout ce que j’ai fait pour vous ! » Cela sous-entendait que les actes commis par ces jeunes étaient le fait de gens qui n’étaient pas exactement comme les autres.

Enfin, je crois que ce qui était dominant chez beaucoup des interlocuteurs du plus haut jusqu’au plus bas niveau, c’était de dire qu’il y avait un tel sac de noeuds, une telle quantité de problèmes qu’il valait mieux ne pas y mettre le petit doigt si l’on ne voulait pas se faire manger !

Ce mode de gestion a fait ses preuves et s’est donc imposé contre tous les autres rapports. A partir de là, une sorte de phénomène crypto-politique d’ordre social et des valeurs se sont instaurés, qui étaient la violence, le rapport de force comme outils pour s’en sortir dans la vie. Tout le monde n’est pas dans cette logique, mais la majorité des jeunes qui vivent dans les banlieues, qui refusent cette logique ne sont pas pour autant des éléments modérateurs, pour la simple raison que le seul moyen de la refuser, c’est de se cacher, de se protéger.

On va à l’école, on mène ses activités, on revient dans le quartier en attendant, un jour, d’en partir parce que c’est le seul projet possible. Lorsque vous organisez un débat dans n’importe quel quartier, n’y assistent que ceux qui n’en ont rien à « foutre », quand ce ne sont pas ceux qui viennent pour casser la réunion parce que ça les fait « chier » que quelque chose se passe.

Les autres se foutent de leur quartier. Ils peuvent en parler à la fac, au lycée mais, dans leur quartier, ils n’ont plus envie de le faire parce qu’ils ne croient plus à une quelconque forme de régulation citoyenne, civique ou politique. Ils pensent que tous les projets, les investissements, les discours qui sont faits passent, alors que la réalité des rapports de force demeure et que, si quelqu’un, au sein du quartier, ose remettre en question l’ordre social de violence, il sera lui-même exposé sans que quiconque le protège, ce qui est une réalité maintes fois prouvée. Jamais l’épreuve de force politique n’a été instituée dans les quartiers pour imposer ceux qui sont pour la justice, pour le droit, pour la citoyenneté, etc. parce que, paradoxalement, ce sont aussi ceux qui parfois contestent.

Ainsi, le maire avec qui je travaillais préférait avoir affaire à un dealer qu’au président d’une association qui avait son mot à dire sur les grands projets urbains, sur l’intérêt éventuel d’un centre commercial pour sauver une banlieue, ce qui est plus gênant. Il est facile de comprendre pourquoi c’est plus gênant que de céder une fausse maison des jeunes à un dealer qui va pouvoir y faire ce qu’il veut. D’autres intérêts, d’autres rapports de force sont en jeu.

Voilà la logique qui, à mon avis, s’est instaurée et qui a créé une culture dans les banlieues en rupture avec celle des années quatre-vingt. La jeunesse des années quatre-vingt avait des reproches à formuler, elle avait des combats à mener contre l’injustice, contre le racisme et elle l’a fait sous différentes formes. Il y avait des périodes de violence dans les années quatre-vingt, dont il est assez intéressant d’analyser la nature.

Dans les années quatre-vingt, lorsque des « émeutes », des actions de violence se produisaient, le lendemain, de façon très étonnante, une association ou une coordination prenaient naissance dans le quartier.Passé le moment de tension, il y avait une volonté de construire. Aujourd’hui, en tout cas dans tous les quartiers que j’ai suivis où ont eu lieu des grandes « émeutes », des violences importantes, les choses sont en général pires le lendemain. Et de cette violence naît rarement quelque chose. Cette violence qui détruit n’a pas d’autre sens que de créer un no man’s land. Brûler une école, casser les boîtes aux lettres de son propre immeuble ou les vitres du hall d’entrée où l’on traîne et où, par conséquent, on aura froid l’hiver n’ont pas de sens économique.

Il existe un comportement de dégradation qui vise collectivement à créer un climat de destruction et qui entérine ce partage de la société entre ceux qui sont dans le ghetto et ceux qui sont en dehors. A l’intérieur du ghetto, il y a ceux qui en profitent, qui, de toute façon, ne sont pas sensibles aux discours sur le long et le moyen terme parce qu’ils vivent comme dans le film A bout de souffle : vivre vite et mourir jeune. C’est en tout cas le mythe qu’ils se construisent.

Cette génération est baignée dans les médias. J’ai récemment lu que la durée moyenne qu’un jeune passait chaque jour à regarder la télévision était de deux ou trois heures ; dans les quartiers, cette durée doit avoisiner six ou sept heures. Je connais plein de jeunes qui passent des week-ends entiers devant la télévision.

Ce monde virtuel est leur référent. Tout est artificiel, rien n’a de lendemain et, de toute façon, tout est « zappé ». Cela peut expliquer que des jeunes pris en flagrant délit, en train de commettre des actes extrêmement graves ne comprennent même pas pourquoi on les arrête. En effet, pour eux, ce qu’ils ont fait à un moment est oublié l’instant d’après. « Je ne suis plus sur M 6, je suis sur France 2 ; pourquoi me parle-t-on encore de M 6 ? », se disent-ils. Il n’y a plus de structuration, plus de projection.

Le plus terrible, ce ne sont ni les actes, ni les acteurs eux-mêmes. Le plus terrible est d’ordre idéologique. C’est cette destructuration sociale, cette déconscientisation politique et citoyenne très profonde qui atteint ces quartiers qui expliquent que, désormais, les jeunes générations reproduisent d’emblée le modèle mis en place dans le ghetto.

Dès leur plus jeune âge, certains gosses apprennent, à travers leur environnement, des normes qui ne sont pas celles de la société, qui sont des normes de marginalité et d’échec. Ces gosses grandissent avec l’idée que ça ne sert à rien de travailler à l’école parce que, de toute façon, on est cuit d’avance. Ils connaissent le « business », ils connaissent l’argent alors qu’ils ne devraient pas le connaître.

D’ailleurs, on entend souvent dans les quartiers, notamment chez les adolescents violents, des discours sur les plus jeunes, qui peuvent se résumer ainsi : « Nous, on n’est pas très sages, c’est vrai, mais ceux qui viennent après sont terribles ». Et il est exact que chaque génération amène une hausse du niveau de violence.

En l’état actuel des choses, on peut dire que la prochaine étape décisive sera l’utilisation d’armes à feu de manière plus systématique qu’aujourd’hui. Il y a, bien sûr, une circulation des armes à feu dans les banlieues. J’ai vu, ici ou là, des armes de guerre mais il ne faut rien exagérer, on ne se tire pas quotidiennement dessus à coup de pistolet. Toutefois, cela peut devenir vrai dans un très proche avenir. Il suffira d’un acte très médiatisé et cela a déjà commencé avec la guerre des gangs.

Il est très important de prendre en compte cette dimension psychologique et politique des quartiers, qui explique en partie pourquoi les débats et les solutions proposées en matière de délinquance, en particulier celle des mineurs, échouent. Ce problème des banlieues n’est pas aussi facile à régler qu’un problème de technique judiciaire. On ne le règlera pas non plus d’un coup de menton. Mon expérience m’a montré, je le dis en toute objectivité, que la solution ne relève pas de l’autoritarisme.

Il est nécessaire de remettre des points très clairs d’autorité autour de la notion de ce qui est délictuel ou non, de ce qui est autorisé ou non. Il est nécessaire de traiter la délinquance en profondeur, de sanctionner les actes quand ils méritent d’être sanctionnés, à tous les niveaux et à tous les âges. Mais il faut trouver des sanctions adaptées, comme on le fait dans l’éducation de ses propres enfants.

Toutefois, il y a quelque chose en plus à trouver si l’on ne veut pas que tout ce travail soit inutile. Le travail sera fait, qu’il le soit par la police, la justice ou l’ensemble des partenaires, car tout le monde veut mettre fin à la violence et personne n’a démissionné. Mais quelque chose inquiète tous les acteurs de cette réalité sociale, qui se demandent comment l’on peut arrêter le processus et ne pas être pris toujours dans la même logique.

Là, on voit à quel point la reconquête républicaine de ces quartiers est importante, non pas seulement une reconquête militaire mais une reconquête politique. Il faut redonner de l’espoir, inverser un processus et il me paraît indispensable de s’appuyer sur les populations pour isoler les acteurs qui trouvent leur intérêt dans cette logique de violence.

Il faut beaucoup se méfier des apparences, notamment des réunions d’élus, des reportages où l’on voit des honnêtes gens dire : « Mais que fait la police ? ». Dans les quartiers, les choses sont beaucoup plus difficiles. Ceux-là mêmes qui peuvent émettre un vote extrémiste au moment des élections, être les premiers à signer des pétitions, à interpeller les élus en disant qu’on les abandonne, ont parfois un discours compréhensif et un petit doigt dans les dispositifs. Si l’on faisait une perquisition dans tous les appartements de ces quartiers, on s’apercevrait qu’il n’y a pas que chez les voyous que l’on trouve des objets volés. Quelque part a été entérinée l’idée que l’on est dans un fonctionnement dual, qu’il y a une logique à ce qui est en train de se passer.

C’est tout cela qu’il faut préciser. Il est très important d’ouvrir de nouvelles perspectives. Il faut à tout prix cesser de penser que certains quartiers vont être réhabilités un jour. Il faut recréer une égalité, recréer la diversité raciale, qui est un grand tabou en France.

Je suis en tout cas certain qu’une politique qui vise à rétablir une certaine sécurité, à faire régresser la violence, en particulier chez les mineurs, à remettre de l’ordre au sens policier mais aussi au sens social, est une politique qui demande un investissement de tous les corps d’Etat, une mobilisation de l’ensemble de la société et des moyens financiers importants. Elle nécessite un projet, une vision.

Cela me paraît important, non pas parce qu’en tant que président de SOS Racisme j’ai une fibre sociale développée mais simplement parce que c’est une question d’efficacité. Il me semble, je l’ai d’ailleurs constaté dans mes rencontres avec les policiers, notamment sur le terrain syndical, que cet avis est largement partagé. Cet investissement massif est nécessaire si l’on veut briser la dynamique, le ressort qui s’est mis en place et qui a créé un destin différent pour les habitants des centres villes et ceux des périphéries.

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Je vous remercie pour cet exposé sur les causes de la violence dans les quartiers, dont vous nous avez dit qu’elle avait explosé depuis les années quatre-vingt-dix mais surtout qu’elle avait changé de nature. Certains quartiers sont devenus des ghettos et un certain nombre de jeunes se « foutent » de leur propre quartier.

Les solutions ne sont pas simples à mettre en oeuvre parce que le problème est lui-même complexe. Elles ne se résumeront pas à des mesures de type militaire, dites-vous, même si vous êtes très sévère avec la police dans votre livre, en affirmant qu’elle n’aime pas trop se tuer au travail et aller la nuit dans les quartiers dangereux.

Si nous sommes d’accord sur l’analyse et la philosophie, j’aimerais néanmoins savoir quelles pistes peuvent être, selon vous, explorées et quelles solutions peuvent être concrètement mises en place pour améliorer la situation.

M. Malek Boutih - Il n’est pas facile de répondre à votre question. Je n’ai pas de baguette magique ni la science infuse. Il faut déjà que chacun fasse son travail. Les solutions en matière éducative, policière, en matière d’urbanisme, d’encadrement de la jeunesse, de traitement des parents, d’accompagnement social existent déjà. Beaucoup d’expériences extrêmement positives ont montré des résultats probants mais l’on est dans un pays où les expériences sociales, pédagogiques, sécuritaires ne trouvent jamais de débouché à l’échelle nationale. Il faudrait donc peut-être recenser les choses qui sont bien faites par des professionnels compétents.

Plusieurs questions me paraissent cruciales. Il faut d’abord se donner un objectif qui ne peut pas se résumer à un discours sur la délinquance. Le discours politique dans sa responsabilité ne peut pas uniquement consister à dire : voilà comment on va s’attaquer à la délinquance. Car, ainsi, on ne fait qu’amplifier le principe extraordinaire selon lequel plus les gens sont méritants moins l’on s’occupe d’eux et plus l’on s’occupe de ceux qui sont dans la marge. Il est important dans le contexte que je vous ai décrit de ces quartiers d’avoir un discours pour les autres, notamment pour leur expliquer le travail qui est mené en matière de lutte contre la violence et l’insécurité. Je fais partie des acteurs dans le débat public qui essaient de tenir un discours, non pas de responsabilité mais de conscientisation politique d’une partie de la jeunesse sur son intérêt dans le combat contre la violence et la délinquance.

Le fait que les pouvoirs publics sont contraints d’amplifier le phénomène selon lequel ce sont toujours ceux qui« déconnent » dont on s’occupe explique la dérégulation dans les quartiers. Si vous êtes un jeune en marge dans votre comportement, votre santé, votre scolarité - c’est-à-dire quand tout est foutu - c’est alors qu’on s’occupe de vous. Sinon, il n’y a aucune présence autour de vous, aucune attention à votre égard, et comme vous n’avez pas de carte bleue, vous n’êtes rien, parce que tout le reste est accessible par carte bleue ou par Internet.

Dans la société actuelle, il n’y a plus d’interlocuteur. C’est pourquoi le discours reste néanmoins important. Le poids des mots et des explications est essentiel, d’où l’idée d’un projet.

Que veut-on aujourd’hui ? Veut-on protéger les centres villes, les parties saines, les campagnes, nos belles stations de ski de la « merde » des banlieues ? Ou veut-on effectivement permettre à cinq millions ou six millions de personnes qui habitent dans ces quartiers d’avoir une vie normale ? « Normale », cela ne veut pas dire le bonheur ni des HLM à Neuilly. Tout le monde se fiche d’avoir des HLM à Neuilly, ce n’est pas le problème. Vivre normalement, cela veut dire ne pas avoir le sentiment, quand on entre dans cette zone, qu’on est ailleurs.

Ce projet consiste également à se donner des objectifs très concrets, à oser dire qu’un grand nombre de cités vont disparaître et qu’il va falloir reloger les gens qui, comme les autres, habiteront dans des villes ou autour des villes mais dans d’autres conditions. Il faudra expliquer aux autres qu’ils auront de nouveaux voisins. Il faudra que la société accepte une forme de métissage. C’est un élément important.

Le phénomène de délinquance des mineurs existe dans de nombreux pays mais chaque pays a ses spécificités. Un des dangers pour la société française, c’est qu’il y ait une jonction entre ces phénomènes de violence et le sentiment d’exclusion raciale, que l’on soit confronté à un phénomène politique et non plus seulement de délinquance où s’entremêleront des éléments délinquants et des éléments politiques, ce que l’on connaît à l’échelle internationale.

Ce phénomène ne s’est pas développé chez nous parce que, dans les quartiers, on trouve encore des générations qui ont bénéficié de la République. Ce sont d’abord les immigrés eux-mêmes, qui savent ce que la France leur a apporté ainsi qu’à leurs enfants, qui ont bénéficié de l’éducation, de l’accès aux soins, etc.

Mais les générations humaines sont ainsi : ceux qui profitent, dès le début de leur vie, de ce qui a été acquis par les autres ne continuent pas à dire merci. Aujourd’hui, par exemple, on ne parlerait plus aux Français du formidable acquis qu’a représenté l’acquisition d’une salle de bain dans chaque appartement. Tout le monde considère que c’est même le minimum alors que cela fait à peine trente ans qu’il y a des salles de bain dans tous les foyers français. On observe un peu le même phénomène chez les jeunes générations, qui n’ont pas le même rapport que les plus anciennes à l’égard d’un certain nombre d’acquis républicains.

Mais ces générations anciennes sont encore présentes et ce sont des points d’appui importants dont il faut se servir. Sinon les jeunes générations vont s’enfermer, car elles ont une conscience politique beaucoup moins nette que leurs aînés. Leur culture, cela est d’ailleurs conforme à l’évolution globale de la société, est une sorte de « gloubi boulga » de ce qui passe à la télévision ou de ce qui se dit dans la rue et qui aboutit à la construction de discours aberrants autour de leur identité ethnique et de leur identité sociale et à l’adhésion à des discours très marginalisants.

L’attaque frontale contre les ghettos, leur destruction, la reconstruction de logements, la recréation d’une unité et le mélange des populations me paraissent importants. Bien sûr, on se retrouvera nécessairement dans des débats très compliqués.

Ce n’est pas un hasard si, en France, la discrimination raciale dans le marché privé du logement est considérée comme normale. Il est exceptionnel qu’un propriétaire, personne morale ou physique, soit condamné pour discrimination raciale. Il est de notoriété publique, lorsque vous êtes une personne de couleur, quel que soit le montant de vos revenus, que vous n’avez pas accès à un certain nombre de quartiers. Les agents immobiliers, qui connaissent les réalités, ont le courage de vous dire franchement : « Il est inutile de déposer un dossier, je ne vous trouverai rien, les propriétaires ne veulent pas de vous. » Personne n’est condamné et un véritable apartheid se met en place de cette manière.

Le logement social, au lieu d’être un moyen de tirer la sonnette d’alarme, n’a fait qu’amplifier le phénomène de « ghettoisation ». Au lieu d’interpeller les pouvoirs publics en attirant leur attention sur le fait que de plus en plus de demandes émanent de personnes qui pourraient habiter ailleurs, il a mis en place son propre mode d’organisation ethnique, car cela sert certains intérêts économiques. De manière un peu caricaturale, on peut dire que les personnes de couleur occupent les plus vieux quartiers, une population plus blanche, donc plus stable, occupant les nouvelles constructions.

Depuis trois ans, SOS Racisme, avec l’Union nationale des HLM et divers organismes HLM, mène un combat qui, pour l’instant, ressemble plutôt à un dialogue de sourds parce que ces organismes se refusent même à reconnaître la réalité de la concentration ethnique dans les quartiers, alors que c’est un problème qu’il me paraît important de traiter.

Une autre question tout aussi taboue est celle de l’économie parallèle et du trafic de cannabis. On n’en parle pas et lorsqu’on le fait, on se retrouve face à des gens qui, mille preuves à l’appui, vous expliquent que cela n’existe pas.

S’agissant du cannabis, je n’ai pas autorité pour m’exprimer sur l’aspect sanitaire de cette question et, de toute façon, c’est pour moi un faux débat. Si la prohibition de l’alcool a permis à une mafia très organisée de s’implanter dans un pays comme les Etats-Unis, le risque est grand de voir le même phénomène se produire en France. Peut-être faudrait-il agir avant qu’il ne soit trop tard ? Il serait quand même dommage que, dans dix ou quinze ans, la France en arrive à changer de politique sur ce terrain mais ait laissé faire des groupes qui auront pris pendant ce temps une telle puissance qu’ils diversifieront leurs activités criminelles. Il est encore temps aujourd’hui de leur couper les cordons de la bourse.

M. Bernard Plasait - Faudrait-il, selon vous, aller vers la dépénalisation ou pensez-vous à autre chose ?

M. Malek Boutih - La dépénalisation serait la pire des situations. D’un côté, on ferait tomber l’interdit moral sur la santé et, de l’autre, on laisserait subsister le trafic. La solution est donc évidemment la légalisation et la création d’un marché officiel tenu par l’Etat pour les consommateurs, ce qui ferait peut-être des revenus complémentaires pour s’attaquer à tout ce vaste chantier. Je ne suis pas un spécialiste de la question mais il me semble qu’elle ne peut pas être traitée comme elle l’a été dans les années soixante-dix. Le problème du cannabis n’est pas de savoir si c’est « cool » ou non de fumer. Le problème est le danger démocratique que représente actuellement ce marché. C’est une question très importante, une question politique taboue mais qu’il faut aborder.

Vous m’avez demandé quelles pistes pouvaient être explorées pour enrayer ces phénomènes de violence et de délinquance. Tout d’abord, une action coordonnée de reconquête sociale et policière du territoire à tous les niveaux est indispensable.

On devrait quadriller un quartier selon l’idée qu’un jeune ne doit pouvoir échapper à aucun des dispositifs, qu’il s’agisse de dispositifs policiers ou judiciaires, dans le cas d’un délinquant, d’un perturbateur ou d’une personne qui pratique la violence, ou qu’il s’agisse de dispositifs sociaux, éducatifs ou culturels.

Cette stratégie est indispensable parce que l’on voit bien les difficultés qu’ont les policiers à travailler dans ces zones. Il est quand même problématique, lorsque la police doit arrêter un petit voyou, de devoir faire appel à vingt-cinq hommes du RAID, tout simplement parce que, par les effets que je viens de décrire, se créent des solidarités complètement artificielles qui font que la police est confrontée, à ce moment-là, à cent ou cent cinquante jeunes.

Je ne doute pas de la volonté de l’actuel ministre de l’intérieur ni de la volonté de ceux qui l’ont précédé ou qui risquent de lui succéder mais il faut aussi voir les choses en face. Est-on vraiment prêt à prendre le risque de déclencher des émeutes, des affrontements physiques violents, à chaque arrestation dans les quartiers ? Il est nécessaire de trouver des solutions pour éviter que n’existe cette fausse solidarité et pour briser l’effet de meute.

Si l’on veut recréer de la responsabilité individuelle, ce qui est le grand problème, il faut donner le sentiment que chacun sera traité individuellement et que l’idée que tout le monde sera traité en groupe, que ce soit positivement ou négativement, a disparu. Désormais, ce sont des individus qui seront confrontés à la société. Il peut y avoir des groupes, des communautés, scolaires ou autres, mais ils devront être organisés dans le cadre de la démocratie. Il ne doit plus y avoir de bande.

Il est donc important de mener ce travail de reconquête de manière permanente et généralisée. Rien ne serait pire que de pratiquer une politique de saucissonnage en disant : on va commencer par quelques quartiers, puis, lorsqu’on aura le budget suffisant, on continuera. Il doit s’agir d’une action globale et massive tous azimuts.

Notre pays, par ses richesses, par l’expérience importante dont il est porteur, par sa machine administrative est capable de mener une telle action. L’école par exemple, quoi qu’on ait dit sur la crise qu’elle traverse, est une des rares choses qui ait résisté dans les banlieues. C’est un rempart et un très bon point d’appui pour les politiques qui pourraient être menées.

Enfin, il me paraît important d’aider les jeunes qui sont en voie de s’en sortir à aller plus loin, de sanctionner ceux qui doivent être sanctionnés et de laisser une chance à ceux qui sont entre ces deux mondes et qui représentent les cas les plus difficiles.

Le débat sur l’enfermement des mineurs vise cette catégorie de jeunes. Doit-on prendre le risque de s’enfermer dans une logique qui les place ad vitam aeternam dans une éventuelle marginalité, ou doit-on leur laisser une chance ? Je pense qu’on doit leur laisser constamment une chance mais cette chance doit être parfaitement décrite. Elle doit se traduire par des actes, par un suivi très précis et par des engagements. Il faut donc reconstruire des politiques pénales à l’égard des jeunes.

La politique pénale telle que je l’ai vécue en tant que responsable associatif est relativement simple. Vue par les jeunes, c’est une succession de petites « emmerdes » et, un jour, c’est une grosse « emmerde ». Rien ne fait peur et surtout pas les sanctions intermédiaires parce qu’ils attendent la grosse sanction, qui sera le gros pépin, mais ils l’acceptent. Quand vous vous sentez complètement perdu, quand vous vivez dans une famille de pauvres, d’un certain point de vue, vous faites de la délinquance comme d’autres jouent au loto. Au loto, le risque que vous prenez, c’est de gagner. Là, le risque que vous prenez, c’est de perdre.

Lorsque, dans un quartier, un jeune décède de mort violente et que l’on discute avec les autres en leur disant : « tu vois ce que tu risques », on se rend compte que ces jeunes mesurent parfaitement ce risque. Pour eux, c’est la norme, c’est comme à la télé.

Il ne faut donc pas compter sur la peur du gros bâton. Il faut un suivi très serré pour les uns et des sanctions très fortes pour les autres. L’idée est que chacun doit se dire qu’individuellement il ne pourra pas échapper à l’un ou à l’autre de ces dispositifs. Dès la première fois où l’on est pris, l’alternative est la suivante : soit on tombe pour très longtemps, soit on veut s’en sortir mais il va falloir donner des gages de sa volonté de s’en sortir.

Tous les gosses doivent avoir une chance mais cette chance doit être très cadrée et exprimée très clairement dès le début pour que ce ne soit pas une fausse chance. Une partie du discours qui consiste à dire que l’on va laisser une chance de réinsertion aux jeunes recouvre en réalité une politique d’abandon de ces jeunes, parce qu’au fond c’est tellement difficile de s’occuper d’eux, de trouver des encadrants, des éducateurs.

Le fameux débat sur les centres fermés, c’est bien sympathique mais le problème c’est que, dans toutes les villes où il sera proposé de mettre en place ces centres, les habitants déposeront des pétitions parce qu’ils n’en voudront pas. C’est ainsi que la machine s’enraye parce qu’à chaque fois qu’on trouve une solution on se heurte à un nouveau blocage, d’où la nécessité de bien recentrer les choses et de mettre en place une mécanique extrêmement claire.

M. Jean-Claude Carle, rapporteur. -Dans votre livre La France aux Français ? Chiche !, vous faites le constat qu’à Fleury-Mérogis les blancs sont minoritaires. Est-ce à dire que les acteurs de la police, de la justice et, d’une manière générale, les pouvoirs publics et les hommes politiques veulent stigmatiser telle catégorie de jeunes ? Ou existe-t-il une délinquance plus forte dans une certaine catégorie de jeunes issus de cultures différentes ?

M. Malek Boutih - Il y a une surdélinquance chez une catégorie de jeunes mais la raison n’est pas d’ordre culturel. La cause, c’est le ghetto. Ces jeunes, parce qu’ils sont enfermés dans un ghetto, ou qu’ils s’y sentent enfermés, ont une mentalité, des outils et des résistances psychologiques moins solides que n’en ont les autres. Ils n’ont pas la même vision que la société et sont donc plus sensibles à certains arguments. C’est une réalité et tout le monde en joue.

Imaginez que vous soyez un jeune qui habite la cité des Tarterets. Vous n’êtes pas un voyou, vous êtes un jeune comme les autres qui suit ses études. Mais au lieu d’aller au même lycée que vos copains, vous vous retrouvez dans un autre établissement où il n’y a pas beaucoup de jeunes des Tarterets. On commence à vousconnaître, à savoir d’où vous venez et vos nouveaux copains, après vous avoir demandé s’il y avait du shit aux Tarterets, souhaitent savoir si vous pouvez leur en ramener. Quand vous n’allez jamais au café, lorsque vos copains de lycée y vont, parce que cela coûte trop cher, quand vous ne partez jamais en week-end pour la même raison, que vous n’allez jamais au cinéma lorsque vous avez rendez-vous avec une copine parce qu’une place coûte près de 10 euros, etc. et que vous pouvez gagner un peu d’argent discrètement, la tentation est grande.

Les autres aussi vous poussent à cela. Je ne dis pas que la responsabilité morale leur incombe, mais vous êtes dans une logique où vous vous dites que, là, est peut-être votre place. Vous êtes le mec de la cité qui est au lycée, c’est donc à vous de ramener le shit. D’ailleurs, beaucoup de jeunes des quartiers qui sont dans des voies de réussite scolaire font aujourd’hui du trafic de cannabis. Ils ne le font pas obligatoirement parce qu’ils en ont besoin mais parce qu’ils se disent que c’est leur rôle.

A terme, cela leur coûte souvent cher parce qu’un jour ou l’autre il y a un problème et que c’est déstructurant de faire ses études en étant trafiquant, même s’il s’agit d’un petit trafic. A ce moment-là, vous n’êtes déjà plus dans une logique d’effort ; vous n’en êtes plus à vous dire : « même si j’en bave aujourd’hui, demain, je m’en sortirai ». Vous n’êtes même pas dans une logique de révolte qui vous permettrait de vous surpasser, qui vous conduirait à devenir avocat, par exemple, pour combattre l’injustice. Non, vous êtes entre les deux et, rapidement, l’argent vous aspirant, vous basculez et, alors que vous aviez tout pour réussir votre bac, vous vous retrouvez en échec.

Beaucoup de raisons expliquent pourquoi il y a plus de « bronzés » que de blancs dans les centres de jeunes détenus, mais ce ne sont pas des éléments culturels ; ce ne sont pas des sourates du Coran ni leurs parents qui les poussent. Il faut même faire très attention dans les discours lorsqu’on insiste sur la responsabilité des parents. Que se passe-t-il lorsqu’on a des parents très sévères dans les quartiers ? En dernier ressort, quand ils n’en peuvent plus, ils mettent le gosse à la porte, donc à la rue. Les services sociaux ne peuvent pas s’occuper de ces enfants qui se retrouvent à la rue.

Par ailleurs, dans les familles d’immigrés, les enfants prennent très vite le pouvoir. Déjà, d’une manière générale en France, le rapport au savoir a tendance à s’inverser en raison des modifications technologiques, des nouveaux rapports urbains, et les jeunes générations ont parfois une meilleure connaissance que leurs parents de la société. Alors, chez les immigrés, imaginez !...

Dans ma propre famille, à l’âge de sept ans, je remplissais tous les papiers. Mon père signait le carnet scolaire sans savoir ce qu’il contenait et quand il me demandait mes notes, selon les trimestres, je lui montrais la colonne représentant la moyenne de la classe plutôt que ma propre moyenne.

Beaucoup de choses échappent aux parents, qu’il faudra peut-être aider. C’est une réalité qui a un sens politique. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre, non pas seulement parce que j’ai un sens moral très aigu, mais parce que je pense qu’il existe actuellement un vrai danger de destruction pour toutes ces générations.

Je n’ai pas envie que les enfants d’immigrés, qui constituent ce que j’appelle la nouvelle génération de Français, deviennent les noirs américains de notre société, qui ne soient bons qu’à faire du sport ou des films et, pour le reste, passage par la case « prison ». Je sais que la vie est dure, que la société est dure, qu’il y a beaucoup d’injustice. Mais je ne crois pas que les comportements de violence aident à s’en sortir. A l’inverse, ces comportements structurent, organisent la violence et l’implantent définitivement dans la société. Il y a là une particularité qui s’appuie sur des ressorts politiques et des ressorts d’exclusion très importants et il est nécessaire d’avoir un discours très spécifique sur cette question.

M. Bernard Plasait - Je vous remercie pour la qualité vraiment exceptionnelle de votre propos. Vos dernières remarques en particulier m’ont beaucoup intéressé. Dans votre livre, vous demandez qu’il soit exigé des enfants d’immigrés les mêmes choses que vis-à-vis de tous les autres Français. Cela vous conduit-il à refuser absolument l’idée de discrimination positive ? Est-ce qu’au contraire vous pensez, comme l’écrivait récemment Yazid Sabeg, dans Le Figaro, qu’il faut faire de la discrimination positive ou même, comme Guy Sorman, qu’il faut faire de la discrimination positive sans le dire ? Pensez-vous que cela pourrait apporter en France un début de solution, même si cette discrimination n’était mise en place que pour une durée limitée ?

M. Malek Boutih - Il faut d’abord s’appuyer sur la tradition de notre pays et cesser de regarder du côté des autres nations. Quand on dit « discrimination positive », on pense à la politique américaine d’affirmative action. Or la France et les Etats-Unis ne sont pas des sociétés comparables. Elles n’ont pas les mêmes rapports ni les mêmes structurations. Il ne faut pas oublier que les Etats-Unis ont été un pays officiellement ségrégatif jusqu’au début des années soixante, que la population noire est le fruit d’une histoire très particulière, qui est celle de l’esclavage et que ce pays est fondé sur une forme de communautarisme.

Je suis complètement opposé à toute idée de quota sous une forme ou sous une autre. Si j’étais un peu provocateur, ce que je suis parfois, comme vous l’avez remarqué à propos du titre de mon livre, je dirais : pourquoi se contenter de 10 % dans une administration ou dans une rédaction et ne pas demander 50 % ou 100 % ? Comment la couleur des gens peut-elle se mesurer en pourcentage ? Cette idée de quotas est inapplicable et étrangère à l’esprit républicain.

La tradition française se fonde sur la notion d’égalité de tous les citoyens et ne doit pas prendre en compte des éléments spécifiques dans la vie quotidienne, dans les rapports juridiques, politiques, culturels qu’ont les citoyens au sein de la nation. Ce discours doit rester central, il doit rester celui de la responsabilité politique, publique, à tous les niveaux et faire partie de l’éducation dès le plus jeune âge. Cette notion d’égalité n’a jamais empêché la République d’avoir des pratiques inégalitaires ou promotionnelles quand elle souhaitait créer des conditions de modification du corps social en France et ce depuis la Révolution française.

Par exemple, quand Napoléon a créé les lycées en France, c’est parce qu’il souhaitait faire émerger, à terme, de nouvelles classes dirigeantes qui ne soient pas seulement issues de l’aristocratie mais qui soient des classes dirigeantes républicaines. Ces classes étaient ouvertes aux enfants de la bourgeoisie, aux fils des industriels mais elles n’accueillaient pas les enfants de la paysannerie, dont on ne s’occupait pas.

Je pense qu’il est nécessaire aujourd’hui de mettre en place une politique de promotion de la nouvelle génération de Français. Mais cette politique n’aura de sens que si l’on engage une réflexion collective sur ce qu’est l’identité nationale française. Se demander « qu’est-ce qu’être Français aujourd’hui ? », c’est se poser la question « qu’est-ce que la France ? ».

Il y a bien sûr les éléments structurels, républicains, mais il est nécessaire de dire autre chose, de dire que la France est diverse comme elle l’a toujours été. Il ne faut pas être trop théoricien. Il y a eu d’autres vagues d’immigration en France qui, toutes, ont trouvé le même chemin.

Une de mes analyses est que les enfants de l’immigration maghrébine se sont presque francisés plus vite que ceux d’autres populations immigrées venues pourtant d’Europe. Mais en réalité une différence quand même demeure. Le non-dit de la tradition française, c’est qu’auparavant les immigrés se fondaient dans la population, on ne les reconnaissait pas. Or, lorsqu’on n’explique pas aux gens ce que sont ces processus, que l’on n’assume pas cette diversité, une sorte de hiatus se produit autour du mot « intégration », hiatus d’ailleurs trèsintéressant.

En effet, le mot « intégration », pour la majorité de la population, signifie que petit à petit les immigrés vont disparaître, se fondre. Or cette population pense qu’il y a de plus en plus d’immigrés. Non, il y a de plus en plus de gens de couleur, aux cheveux crépus, qui en réalité sont des citoyens français.

De ce point de vue, une partie du vote extrémiste ou des comportements de crispation n’est pas seulement exprimée contre les voyous, même si ce n’est pas dit explicitement. Simplement, les gens ont les « boules » en voyant le mec qui conduit le bus ou celui qui est derrière le guichet de la sécurité sociale.

Un ami qui a récemment passé le concours de l’ENA m’a raconté que, lors de son stage à la préfecture de Marseille, ayant été placé pendant six mois au service de l’état-civil, il avait reçu une délégation de signature du préfet pour les passeports. Son nom « Moustapha X » figurait donc sur les passeports. Le dernier jour du stage, il est convoqué par le préfet, qui, après les félicitations d’usage, lui montre un carton dans lequel se trouvent tous les passeports renvoyés par ceux qui ne voulaient pas qu’ils soient signés par un Arabe.

Vous voyez que la réussite aussi provoque des réactions de crispation. Un énarque, ce n’est pas un voyou ! Ces réactions sont dues au fait qu’il n’y a pas eu de discours clair sur l’identité nationale et sur les conséquences de ces processus. Il ne faut pas prendre les gens pour plus imbéciles qu’ils ne le sont. Ils savent bien qu’il n’y a pas que des Zidane. Il faut également parler de la vie quotidienne. L’erreur serait de nier l’un ou l’autre de ces aspects ou de parler de n’importe quoi.

Ainsi, notre pays n’a pas à battre sa coulpe, il doit assumer son histoire. Quand on arrive dans une maison ou dans une famille, on doit tout assumer, les aspects négatifs comme les aspects positifs. A titre personnel, j’assume toute l’histoire de mon pays, y compris la guerre d’Algérie, et pourtant mon père a mené cette guerre du côté du FLN. Je ne suis pas favorable à ce qu’on aille devant un tribunal. Une histoire est faite de réussites et d’échecs, et c’est en retenant toutes les leçons qu’on avance. Ce débat doit donc avoir lieu et, une fois qu’il aura clarifié la place de chacun dans le pays et la construction commune d’une identité, on pourra sans difficulté mener des politiques promotionnelles pendant une certaine période, dans des administrations ou des entreprises publiques, car l’Etat doit jouer un rôle moteur en ce domaine.

Je me souviens d’un débat qui a eu lieu au ministère des affaires sociales sur la loi relative à la lutte contre les discriminations pour lequel étaient réunis des représentants du patronat, des syndicats, etc. Alors qu’il était question de lutter contre la discrimination, lorsqu’on regardait la composition du cabinet ministériel, on s’apercevait qu’il y avait des progrès à faire... Dans beaucoup d’endroits où je me rends, y compris le ministère des affaires sociales, je constate que les gens de couleur arrivent très tôt et qu’ils sont là pour faire le ménage.

Une dynamique, une pédagogie sont nécessaires mais il faut d’abord clarifier le fond. Il faut créer une dynamique dans certains secteurs. On a commencé à le faire dans la police mais je crois qu’en matière de médias le service public a une responsabilité plus importante. Je suis prêt à parier, si l’on faisait une étude, que ce n’est peut-être pas dans le service public de la télévision que cette nouvelle génération est le plus représentée.

On peut imaginer de créer une politique inégalitaire non pas seulement par l’apparition physique de quotas. A propos de la reconquête des quartiers, j’ai parlé de l’enjeu éducatif. On peut peut-être accepter de temps en temps de sacrifier la sacro-sainte égalité au sein de l’école dans certaines zones en y investissant beaucoup de moyens, en ouvrant des classes de vingt élèves au maximum, par exemple. N’en tirons pas une leçon, n’en faisons pas tout de suite un grand débat national. Lorsqu’on aura agi là où c’est nécessaire, on pourra se demander si c’est bien pour le pays tout entier mais c’est un autre débat.

Certains pensent que notre pays vit une décadence historique. Je pense au contraire que la République, par sa spécificité politique et sociale en tant que mode d’organisation d’un pays, fait qu’à l’épreuve de la mondialisation nous sommes probablement les seuls qui soyons capables d’inventer un modèle cohérent dans un monde en mouvement et d’en faire une force pour notre pays, dans sa dynamique sociale, culturelle, économique, politique et même de sécurité, à l’échelle internationale. C’est donc une tout autre vision qu’il faudrait développer avant que puisse émerger un certain niveau politique.

M. le président - Monsieur le président, nous vous remercions.


Source : Sénat français