Apparent consensus. L’opinion française, dans sa majorité, approuve l’idée de renforcer l’étude du religieux dans l’École publique. Et pas seulement pour cause d’actualité traumatisante ou de mode intellectuelle. Dès les années 1980-1990, débouchant sur le rapport du recteur Joutard de 1989, les raisons de fond ont été maintes fois et sous divers angles développées qui militent, en profondeur, pour une approche raisonnée des religions comme faits de civilisation.

Argumentaire connu. C’est la menace de plus en plus sensible d’une déshérence collective, d’une rupture des chaînons de la mémoire nationale et européenne où le maillon manquant de l’information religieuse rend strictement incompréhensibles, voire sans intérêt, les tympans de Chartres, la Crucifixion du Tintoret, le Don Juan de Mozart, le Booz endormi de Victor Hugo, et la Semaine Sainte d’Aragon. C’est l’aplatissement, l’affadissement du quotidien environnant dès lors que la Trinité n’est plus qu’une station de métro, les jours fériés, les vacances de Pentecôte et l’année sabbatique, un hasard du calendrier. C’est l’angoisse d’un démembrement communautaire des solidarités civiques, auquel ne contribue pas peu l’ignorance où nous sommes du passé et des croyances de l’autre, grosse de clichés et de préjugés. C’est la recherche, à travers l’universalité du sacré avec ses interdits et ses permissions, d’un fonds de valeurs fédératrices, pour relayer en amont l’éducation civique et tempérer l’éclatement des repères comme la diversité, sans précédent pour nous, des appartenances religieuses dans un pays d’immigration heureusement ouvert sur le grand large.

Détresses patrimoniale, sociale, morale ? Montée des opacités, des désarrois et des intolérances, des mal-être et des errances ? À ces inquiétudes éprouvées par beaucoup, dont ce n’est pas le lieu d’apprécier ici la pertinence ou la portée, ajoutons une raison plus proprement pédagogique. L’effondrement ou l’érosion des anciens vecteurs de transmission que constituaient églises, familles, coutumes et civilités, reporte sur le service public de l’enseignement les tâches élémentaires d’orientation dans l’espace-temps que la société civile n’est plus en mesure d’assurer. Ce transfert de charge, ce changement de portage de la sphère privée vers l’école de tous, sont intervenus il y a une trentaine d’années, au moment même où les humanités classiques et les filières littéraires se voyaient désertées, où la prépondérance du visuel, la nouvelle démographie des établissements, ainsi qu’un certain technicisme formaliste dans l’approche scolaire des textes et des oeuvres marginalisaient peu ou prou les anciennes disciplines du sens (littérature, philosophie, histoire, art). Malheureuse coïncidence qui ne facilitait rien.

" L’inculture religieuse " dont il est tant question (devant une Vierge de Botticelli, " qui c’est cette meuf ? ") ne constitue pas un sujet en soi. Elle est partie et effet, en aval, d’une " inculture " d’amont, d’une perte des codes de reconnaissance affectant tout uniment les savoirs, les savoir-vivre et les discernements, dont l’Éducation nationale, et pour cause, s’est avisée depuis longtemps, pour être en première ligne et devoir jour après jour colmater les brèches. Il ne s’agit donc pas de réserver au fait religieux un sort à part, en le dotant d’un privilège superlatif, mais de se doter de toutes les panoplies permettant à des collégiens et lycéens, par ailleurs dressés pour et par le tandem consommation-communication, de rester pleinement civilisés, en assurant leur droit au libre exercice du jugement. Le but n’est pas de remettre " Dieu à l’école " mais de prolonger l’itinéraire humain à voies multiples, pour autant que la continuité cumulative, qu’on appelle aussi culture, distingue notre espèce animale des autres, moins chanceuses. Traditions religieuses et avenir des Humanités sont embarqués sur le même bateau. On ne renforcera pas l’étude du religieux sans renforcer l’étude tout court.

Et c’est ici que l’histoire des religions peut prendre sa pleine pertinence éducative, comme moyen de raccorder le court au long terme, en retrouvant les enchaînements, les engendrements longs propres à l’humanitude, que tend à gommer la sphère audiovisuelle, apothéose répétitive de l’instant. Car ce que nous nommons, sans doute à tort, inculture chez les jeunes générations est une autre culture, qu’on peut définir comme une culture de l’extension. Elle donne la priorité à l’espace sur le temps, à l’immédiat sur la durée, tirant en cela la meilleure part des nouvelles offres technologiques (sampling et zapping, culte du direct et de l’immédiat, montage instantané et voyages ultra rapides). Élargissement vertigineux des horizons et rétrécissement drastique des chronologies. Contraction planétaire et pulvérisation du calendrier. On se délocalise aussi vite qu’on se " déshistorise ". Une antidote efficace à ce déséquilibre entre l’espace et le temps, les deux ancrages fondamentaux de tout état de civilisation, ne réside-t-elle pas dans la mise en évidence des généalogies et soutènements de l’actualité la plus brûlante ? Comment comprendre le 11 septembre 2001 sans remonter au wahhabisme, aux diverses filiations coraniques, et aux avatars du monothéisme ? Comment comprendre les déchirements yougoslaves sans remonter au schisme du filioque et aux anciennes partitions confessionnelles dans la zone balkanique ? Comment comprendre le jazz et le pasteur Luther King sans parler du protestantisme et de la Bible ? L’histoire des religions n’est pas le recueil des souvenirs d’enfance de l’humanité ; ni un catalogue d’aimables ou funestes bizarreries. En attestant que l’événement (disons : les Twin Towers) ne prend son relief, et sa signification, qu’en profondeur de temps, elle peut contribuer à relativiser chez les élèves la fascination conformiste de l’image, le tournis publicitaire, le halètement informatif, en leur donnant des moyens supplémentaires de s’échapper du présent-prison, pour faire retour, mais en connaissance de cause, au monde d’aujourd’hui. Nous voilà déjà loin d’un projet bricolé de " réarmement moral ", d’un minimum spirituel garanti ou d’une nostalgie benoîte et exclusivement patrimoniale.

Sont au premier rang de l’effort à entreprendre et sur le même rang : les professeurs de lettres et de langues puisqu’ils sont les mieux à même de faire comprendre les différents modes et stratégies de discours, les différents tours de parole utilisés par l’être humain selon qu’il dit sa foi, décrit des faits, ou émet des idées, et qu’on ne peut apprécier d’après les mêmes critères tel ou tel type d’archives ; les professeurs de philosophie que le programme actuel et leur propre réflexion ne peuvent qu’inciter à expliciter la différence entre un rapport magique, rationnel ou religieux au monde ; les enseignements artistiques, parce que l’étude des formes des symboles et des représentations les confrontent nécessairement aux cultures religieuses ; les professeurs d’histoire et de géographie (puisque la carte du monde contemporain est inintelligible sans référence aux structurations religieuses des aires culturelles)

Source : ministère français de l’Éducation nationale