Question/MM. Fried, Kister : Monsieur le ministre, quelles sont à votre avis les conséquences de l’attentat de Bagdad sur la situation en Irak ?

Réponse/M. Fischer : La mort de Sergio de Mello et de tous les autres collaborateurs de l’ONU est une perte effroyable pour l’Organisation comme pour nous tous. Cet attentat criminel ne vise pas seulement l’ONU, il vise également la communauté internationale dans son ensemble. Il nuit aux intérêts du peuple Irakien pour le bien duquel l’ONU est présente en Irak. Parallèlement, cet attentat révèle les défis immenses auxquels l’Irak est confronté depuis la fin de la guerre. La stabilisation, la pacification et la reconstruction sont peut-être des tâches plus difficiles que certains ne le croyaient. Aussi n’avons-nous jamais cessé de penser que l’instauration de la paix en Irak revêt une importance cruciale pour nous tous.

Faut-il que le gouvernement fédéral révise sa position qui consiste à ne pas s’engager militairement en Irak ?

Dans sa résolution 1483, le Conseil de sécurité a stipulé clairement que c’est la coalition formée par les États-Unis et la Grande-Bretagne qui est responsable de la stabilité en Irak. Nous aurions souhaité que l’ONU joue un rôle central, mais certains de nos partenaires étaient d’un autre avis. Nous devons l’accepter.

Les soldats allemands ne participeront-ils pas à la reconstruction de l’Irak même avec un nouveau mandat de l’ONU ?

Depuis la fin de la guerre, quatre résolutions ont déjà été adoptées au sujet de l’Irak. Il n’y a cependant eu aucun changement, dans la formulation du mandat, sur la question de savoir qui est responsable de la sécurité. Notre engagement est humanitaire et il le restera. Nous n’exclurons pas la possibilité de fournir également une aide civile. La question d’un engagement militaire ne se pose pas.

L’Allemagne a-t-elle l’intention de s’esquiver devant le conflit Irakien et de se construire un alibi en s’engageant en Afghanistan ?

Ce sont les accusés qui ont besoin d’alibi. Je ne vois pas en quoi cela pourrait nous concerner. Nous avons discuté de notre stratégie en Irak avec nos partenaires américains. Nous avons décidé de ne pas participer à cette guerre pour de bonnes raisons. Cela ne veut pas dire que nous ayons une dette envers eux. Et nous n’avons pas l’impression que l’on exerce une pression sur nous.

On ne peut s’empêcher de remarquer que vous êtes en train d’élargir la mission en Afghanistan. Le président Karsai et M. Brahimi, le représentant spécial de l’ONU, le réclamaient depuis longtemps. Pourquoi vous faites-vous aujourd’hui l’avocat de ce que vous avez toujours refusé jusqu’à maintenant ?

Premièrement, parce que c’est l’OTAN qui assume actuellement le commandement de l’ISAF à Kaboul. Le gouvernement fédéral a toujours plaidé pour que nous nous appuyions davantage sur l’Alliance et sa forte intégration des capacités militaires. Il était évident qu’à la longue, le principe de rotation par pays pour assurer le commandement et abriter le quartier général pouvait poser problème. Deuxièmement, les États-Unis, après la guerre contre l’Irak, concentrent de nouveau leur attention sur l’Afghanistan, ce qui facilite les choses. Et troisièmement, il s’avère que l’instauration de structures de sécurité en Afghanistan dure plus longtemps que l’on espérait mais, malgré cela, il faut respecter le calendrier du processus de Petersberg.

Processus dont le bien-fondé est de plus en plus contesté en Allemagne.

Quand j’entends dire cela, je pense que certaines personnes n’ont pas lu le texte de l’Accord ou qu’ils ont mauvaise mémoire. Ce n’est pas à la politique intérieure allemande de décider de modifier simplement l’Accord de Petersberg pour lequel il a fallu l’approbation des parties en conflit, des États voisins et de la communauté internationale. C’est le premier accord auquel on est parvenu après plus de vingt ans de guerre civile, une performance historique que l’on doit à M. Brahimi, le représentant spécial de l’ONU. D’ailleurs, il ne s’agit pas actuellement d’exiger que l’on définisse de nouvelles stratégies mais plutôt de mettre en œuvre celles qui existent de manière systématique et ciblée.

Mais on a tout de même l’impression que cet accord n’est pas très solide ; en proie aux seigneurs de guerre, aux barons de la drogue et aux terroristes, un grand nombre de régions sont devenues extrêmement dangereuses.

Il fallait s’y attendre. On ne tourne pas tout simplement la page après vingt ans de guerre civile. Comprenez-moi bien : nous sommes confrontés à de graves problèmes qui inquiètent la communauté internationale. C’est pour cela précisément qu’il est si important de mettre en œuvre l’Accord de Petersberg. Nous avons déjà franchi quelques étapes importantes. D’autres nous attendent comme l’Assemblée constitutive à l’automne prochain et les élections en 2004. Si nous renforçons notre engagement, c’est pour faciliter ce processus. Voilà l’explication politique et la perspective stratégique. La question de la légitimité du gouvernement du président Karsai est l’une des questions cruciales pour l’avenir du pays. Son mandat expirera à l’été 2004. Repousser outre mesure les élections placerait la communauté internationale devant des problèmes difficiles à résoudre.

Vous voulez en un minimum de temps démocratiser une société qui ne sait pas ce que c’est que la démocratie.

Nous voulons instaurer la stabilité politique ainsi qu’un équilibre relativement solide entre les différentes forces en Afghanistan pour que ce pays puisse vivre dans la paix à l’avenir. Nous considérons qu’il est important d’augmenter le champ d’action du gouvernement central. Il ne s’agit pas d’instaurer un gouvernement axé sur la centralisation, comme celui que l’Afghanistan a connu sous le régime des Talibans et qui était construit sur la terreur. Cette époque mise à part, il y a toujours eu dans ce pays un équilibre entre les ethnies, les religions et les provinces. Cet équilibre doit prévaloir. Mais pour organiser des élections, il faut instaurer des conditions équitables et c’est là que les équipes régionales de reconstruction peuvent jouer un rôle important. C’est pourquoi nous souhaitons une modification du mandat attribué à l’ISAF par l’ONU.

Pourquoi ne pas déployer l’ISAF dans tout le pays ?

Il faut toujours faire attention à ce que l’aide apportée pour stabiliser le pays ne soit pas considérée à partir d’un certain moment comme un régime d’occupation. Dans le cas de l’Afghanistan précisément, l’histoire nous commande d’être extrêmement prudents. En outre, cela nécessiterait une composante militaire loin des réalités.

On ne voit pas très bien comment quelques centaines de soldats à Koundouz peuvent contribuer à pacifier un pays deux fois plus grand que l’Allemagne.

Il ne s’agit pas de quelques centaines de soldats à Koundouz. Nous accordons la priorité aux équipes civiles de reconstruction. Il faut assurer leur sécurité par des moyens militaires grâce à une composante militaire de taille raisonnable mais efficace. Du reste, la Bundeswehr n’est pas seule à fournir des troupes, d’autres nations enverront également des équipes de reconstruction.

Nous ne devons pas abonder dans le sens du débat qui domine la politique intérieure en Allemagne et penser que nous sommes les seuls à agir dans ce pays. Ce n’est pas à l’Allemagne qu’il incombe de stabiliser l’Afghanistan ; nous apportons notre contribution nationale à une tâche internationale. Peut-être jouons-nous sur ce plan un rôle particulier du fait que les Afghans nous font confiance. Les coopérants et les soldats allemands jouissent là-bas d’une grande estime.

Ne risque-t-on pas en continuant sans cesse à envoyer des soldats d’aboutir à une vietnamisation comme l’a dit M. Christian Ströbele, votre collègue au parti des Verts ?

C’est aberrant. Cette comparaison ne tient pas non plus au plan historique. Il faut aller sur place pour se rendre compte et alors on ne dit plus de choses pareilles.

Mais qu’adviendra-t-il si tous les efforts échouent quand même ?

Depuis le 11 septembre, notre grand défi au plan stratégique, c’est la lutte contre le terrorisme islamiste. Il ne s’agit pas d’une tâche purement militaire mais d’une tâche qui revêt également un aspect militaire. Voilà pourquoi nos troupes sont en Afghanistan. J’ai toujours dit que c’était une tâche de longe haleine. Si nous devions échouer, il faudrait que nous nous retirions. Notre retrait serait synonyme de retour à la terreur. Aussi n’y a-t-il pas d’autre solution que de rester : telle est la leçon que nous tirons du 11 septembre. Sur ce point, l’impatience est mauvaise conseillère. Cela ne vaut pas seulement pour l’Afghanistan. Nous devons relever le défi auquel nous sommes confrontés dans toute la ceinture des pays islamiques en crise, en partant de l’Indonésie jusqu’aux États du Maghreb. C’est la question stratégique au plan de la sécurité européenne et occidentale au XXIème siècle.

La politique allemande doit y apporter sa contribution

On croirait presque entendre un playdoyer en faveur de l’interventionnisme.

C’est une façon trop simple de voir les choses. Après la guerre froide, certains ont prétendu que l’histoire était terminée. C’est le contraire. La guerre froide représentait non seulement une période de gel pour l’histoire qui se trouvait réduite à la seule dimension est-ouest. Tout était considéré en fonction de cet antagonisme. Mais ce schema a disparu en même temps que l’Union soviétique. Aujourd’hui, nous sommes en présence d’une structure à trois dimensions. Au premier étage, il y a les grandes puissances avec leurs alliances, au deuxième les puissances régionales et leurs conflits comme le conflit du Proche Orient ou celui du Cachemire. À l’étage inférieur, il y a ce qu’on appelle les États au bord de l’implosion, ceux qui ont vu leurs structures s’effondrer. Le 11 septembre, c’est à partir de cet étage inférieur que l’attaque a été lancée non seulement contre la stabilité régionale mais aussi contre la stabilité mondiale.

Qu’en résulte-t-il ?

Nous serons réellement menacés lorsque tous ces éléments agiront ensemble, haine religieuse, rivalités nationales, armes de destruction massives et terrorisme. La stratégie ne consiste pas à occuper militairement notre pays, mais plutôt à lutter contre notre mode de vie, nous qui sommes des sociétés ouvertes. C’est pourquoi nous n’avons pas d’autre choix que de trouver de nouvelles réponses face à ce type de menace. Cela suppose une politique de prévention, à ne pas confondre avec une politique de préemption. La tâche essentielle consiste à stabiliser les foyers de crise régionaux mais non pas en réduisant notre action à la seule composante militaire mais plutôt en la plaçant sur une base beaucoup plus large et en la ciblant sur tous les aspects de la société. Nous devons aider à éliminer les blocages dans le processus de modernisation. Voilà ce que j’entends par élargir la notion de sécurité.

Traduction officielle du ministère fédéral allemand des Affaires étrangères