Le Monde - Que pensez-vous de la situation en Irak au lendemain de l’attentat contre le quartier général de l’ONU à Bagdad ?

Dominique de Villepin - Mon sentiment est que nous assistons à un risque de double spirale. Celle de la confrontation : face à la logique de force qui a été engagée, on voit se multiplier les actes de terrorisme qui font un nombre croissant de victimes, suscitant partout en France une émotion profonde. Celle de la décomposition ensuite : je suis frappé par la déresponsabilisation du peuple irakien face à l’action aujourd’hui menée par la coalition. Le risque est que cet engrenage réduise chaque jour davantage les chances de succès de la reconstruction de l’Irak.

Cette situation est lourde de dangers pour le pays et toute la région. Il faut donc poser la question de la façon la plus efficace d’agir. Ma conviction, c’est que la logique sécuritaire n’est pas celle qui peut permettre à l’Irak de revenir sur les rails. Il faut passer d’une logique d’occupation à une logique politique de restauration de la souveraineté de l’Irak. Il y a urgence à mettre en œuvre cette nouvelle approche, qui doit constituer pour tous un électrochoc salutaire.

Q - Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ?

R - La tentation existe d’accentuer la politique de sécurité sans réinvestir le champ politique. Il faut être lucide. Je ne crois pas que ce soit seulement en déclarant la guerre au terrorisme, en accentuant une logique sécuritaire - même si, bien évidemment, tout doit être fait sur ce plan - que l’on aboutira. Je crois que c’est en donnant la primauté à une démarche politique visant à redonner aux Irakiens la maîtrise de leur destin.

Cela implique aussi l’engagement de l’ensemble de la communauté internationale, à travers les Nations unies, pour appuyer et encadrer le processus et lui conférer toute sa légitimité.

Dans un tel contexte, il faut avoir le courage de prendre les mesures qui s’imposent. Nous ne devons pas rester dans l’ambiguïté, tout en sachant qu’il n’y aura pas de solution facile. Mais la voie de la responsabilité collective reste la seule qui peut nous permettre de sortir du piège dans lequel nous sommes aujourd’hui.

Q - Comment ?

R - En transformant d’abord le Conseil de gouvernement irakien en un véritable gouvernement provisoire, capable d’agir et de prendre des décisions de façon indépendante pour poursuivre l’effort de remise en ordre de l’Irak. Avec une priorité notamment : le rétablissement des services publics essentiels.

Le gouvernement provisoire devrait être chargé de préparer les élections, si possible d’ici la fin de l’année, afin d’élire une Assemblée constituante. Un représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies devrait être nommé aux côtés de ce gouvernement pour superviser le processus de transition politique.

Q - Cela exclut-il un administrateur en chef américain ?

R - Il est important que la responsabilité soit exercée par les Irakiens eux-mêmes. C’est avec les Irakiens et par les Irakiens que nous pourrons sortir de l’impasse. Il ne faut pas seulement tendre vers cet objectif ; il faut accélérer le calendrier de cette transition politique, car nous sommes dans une situation de gravité et d’urgence. Encore une fois, l’essentiel est de passer d’une logique de sécurité à une logique de souveraineté. Pour conforter la légitimité de ce gouvernement provisoire, il faut l’appui des Nations unies et de l’ensemble des pays de la région comme des organisations telles que la Ligue arabe et l’Organisation de la conférence islamique.

Q - Vous insistez sur la nécessité de l’action collective, sur la nécessité d’un mandat central pour l’ONU. On l’a en Afghanistan, et pourtant l’après-guerre y est aussi un échec...

R - L’Afghanistan vient en effet montrer les difficultés de l’action internationale. Ce qui ne veut pas dire qu’en nous mobilisant encore davantage dans la durée, on ne parviendra pas à faire mieux dans ce pays. Le principal défi en Afghanistan, c’est la nécessité de renforcer le gouvernement de M. Karzaï. Si la communauté internationale se substitue purement et simplement - qu’il s’agisse de l’Afghanistan ou de l’Irak - à des peuples, le risque existe qu’elle se retrouve en position d’accusée.

Q - Mais où se situe la frontière entre l’assistance à un Etat en difficulté et l’ingérence violant le principe de souveraineté, le respect de l’Autre ?

R - La frontière est effectivement très ténue. Tout l’art est d’exécution. C’est là qu’intervient le facteur temps : il faut aller vite, car s’engage dans ces situations une course de vitesse entre des forces de déstabilisation et de démobilisation et l’exigence de recomposition. Et quand je dis qu’il faut aller vite en Irak, il faut aller beaucoup plus vite. D’une manière générale, je pense que la communauté internationale doit mieux prendre en compte les exigences de l’urgence.

Q - Est-ce vrai en Irak, comme en Afghanistan et au Proche-Orient ?

R - Oui. Les mêmes engrenages sont à l’œuvre avec les mêmes phénomènes de démobilisation et de ressentiment. On le voit bien au Proche-Orient. Prenez les Palestiniens : ils ne voient pas arriver les dividendes des perspectives de paix, ni leur vie quotidienne se normaliser. Vient un moment où plus personne n’y croit ! Et le désespoir gagne. Si nous voulons éviter cela - et je pense d’ailleurs que les Israéliens vivent le même drame face à la multiplication des attentats -, si nous voulons que la paix soit crédible, et pas seulement incantatoire, il ne faut pas que la communauté internationale se cantonne dans des demi-mesures.

Il en va de même en Irak, où nous devons inverser la logique et prendre des décisions à la hauteur des enjeux. Le vrai défi, c’est d’accepter de voir le monde tel qu’il est, sans se tromper d’objectif. Nous sommes aujourd’hui menacés en Irak par une situation de vide qui ne peut être comblée que par l’affirmation de la souveraineté irakienne.

Reste la question de la sécurité. Il appartiendra au gouvernement irakien de faire savoir la manière dont il veut être aidé par la communauté internationale. Aujourd’hui, la sécurité relève des forces de la coalition. Mais si l’on veut être pleinement efficace, on ne pourra se contenter d’ajuster ou d’élargir le dispositif actuel. Il conviendra de mettre en œuvre une véritable force internationale sous mandat des Nations unies. L’urgence, c’est la souveraineté. Cette légitimité d’une Autorité irakienne, c’est le point de départ, ce n’est pas le point d’arrivée.

Q - Revenons au conflit israélo-palestinien...

R - Le même raisonnement vaut au Proche-Orient. Attention de ne pas rentrer dans de mêmes schémas de désespérance. Il faut que ceux qui souhaitent, tant du côté israélien que du côté palestinien, avancer vers la paix, puissent voir ce chemin-là crédibilisé. Je pense qu’il est dangereux de se lancer dans des processus trop longs. Nous devons prendre conscience de la gravité de la situation et accélérer la mise en œuvre de la "Feuille de route". Là aussi, après le dernier attentat de Jérusalem et si l’on veut enrayer ce nouveau cycle de violences, il faut un électrochoc : engageons-nous très vite dans une conférence internationale ; engageons-nous très vite dans des élections du côté palestinien ; engageons-nous très vite dans un déploiement sur place, le moment venu, de forces internationales qui modifieront l’équation. Nous devons montrer aux peuples des pays de cette région que la donne change. Sortons de la logique des préalables pour enclencher une vraie dynamique de paix : les Palestiniens doivent marquer clairement leur volonté de mettre un terme aux attentats, les Israéliens aller plus vite dans le retrait des Territoires et la libération des prisonniers. Il faut des gestes irréversibles, des gestes qui marquent que chacun a compris la nécessité de prendre aujourd’hui le risque de la paix.

Q - On a aujourd’hui un sentiment de déjà vu avec une "Feuille de route" mise à mal par le terrorisme comme l’avaient été les accords d’Oslo...

R - Comment sortir d’une situation où, à chaque fois que nous avançons vers la paix, elle est prise en otage par le terrorisme ? Comme souvent dans le monde d’aujourd’hui, face à la crise, il faut accélérer. Afin que les peuples de cette région puissent très vite toucher du doigt les résultats concrets d’une avancée politique. Nous devons être dans une logique d’action et dans une logique de résultats. Si les Palestiniens s’engagent activement contre la violence, placent les organisations les plus radicales devant leurs responsabilités, si, de son côté, Israël apporte la preuve tangible de son engagement à voir se créer à ses côtés un Etat palestinien viable, alors on pourra enfin sortir du cercle vicieux. Or aujourd’hui, on voit bien qu’une partie croissante des Palestiniens doute, une partie croissante des Israéliens se demande si la paix, finalement, n’est pas un leurre. Le risque, en retardant toujours les échéances, c’est que nous nous retrouvions dans une situation encore plus grave. Il faut donc que la communauté internationale ait le courage de forcer la main, de forcer le destin. Pour que cette paix devienne crédible.

Face à ce défi comme face à tous les autres, il faut faire le choix de la volonté contre le chaos. Nous devons tout faire pour assurer l’unité de la communauté internationale, qui est une condition indispensable du succès. C’est dans cet esprit constructif que nous voulons travailler, en particulier avec nos partenaires européens comme avec nos amis américains, avec qui nous partageons une même exigence d’action et un même refus du statu quo./.

Source : ministère français des Affaires étrangères