La Nuit rwandaise. L’implication française dans le dernier génocide du siècle, livre qui vient de sortir aux Éditions Izuba et l’Esprit Frappeur (2002) a ouvert un débat : une note de lecture de La Nuit rwandaise par Billets d’Afrique, la lettre mensuelle de l’association Survie, conteste la réalité de la préméditation1. Si la complicité de l’Etat français et donc de certains de ses responsables dans le génocide des Tutsi est y bien qualifiée " d’incontestable ", ceux-ci seraient innocents de toute prémédication de ce crime. Qu’en est-il exactement ? L’auteur développe ici sa contribution au débat2.

Une grande partie de La Nuit rwandaise est consacrée à la mise en perspective historique. Il y est montré que le projet de génocide existait dans ce pays depuis la " révolution sociale " de 1959. Inutile de revenir ici sur cette fausse révolution, réalisée sur fond d’idéologie raciale par les sbires du pouvoir colonial, avec l’aide de l’armée coloniale et de l’Eglise catholique toute puissante au Rwanda. Le livre rapporte comment les Tutsi au Rwanda étaient une minorité menacée et comment ils ont joué le rôle de boucs émissaires pendant 34 ans, depuis la Toussaint sanglante de 1959 à l’extermination des Bagogwe (Tutsi du Nord) en 1990-1992, en passant par le " petit " génocide de Gikongoro en 1963. Il explique aussi comment le président de la 1ère République hutu, Kayibanda, a mis en place ce racisme d’Etat et institutionnalisé l’idéologie du génocide après son coup d’Etat de 1961. Son discours le plus célèbre, celui de 1964, dont des extraits ont été diffusés au Rwanda tous les matins sous son règne par la Radio Nationale, annonçait " la fin totale et précipitée de la race tutsi ! " par représailles en cas d’attaque (p. 84).

Personne ne prétend donc que ce sont des stratèges français qui ont conçu ce crime. Le projet préexistait à leur intervention en 1990 (qui ne se terminera officiellement qu’en 1993, a la veille du génocide) et même à la signature des accords de coopération militaires par Giscard d’Estaing en 1975. Si tout le monde en convient, il faut convenir aussi que les stratèges français (cellule élyséenne et Etat-major via les services secrets sur place et l’ambassade) ne l’ignoraient pas. En tout cas les intéressés eux-mêmes n’ont pu le dissimuler et l’ont formellement déclaré à la mission d’information. Ce dont il est question, dans le cadre de cette complicité de génocide, ce n’est pas la conception du projet, mais son adaptation à une conjoncture politique et sa mise en œuvre. Revenons aux déclarations faites lors des auditions de la mission parlementaire sur le Rwanda. L’Ambassadeur de France à Kigali Georges Martres a expliqué que " le génocide constituait une hantise quotidienne pour les Tutsi " (La Nuit rwandaise p. 41)3 Il a même avoué que : " Le génocide était prévisible dès cette période [1990-1993] " (p. 172). L’aveu suffit, même s’il ajoute à la suite " sans toutefois qu’on puisse en imaginer l’ampleur et l’atrocité ". Cela ne minimise pas la responsabilité, mais confirme au contraire que c’était bien le schéma prévu, conçu sur la base des massacres ethniques précédents.

La menace d’extermination de la population civile tutsi, proférée par le président Kayibanda en 1964, qui fait de la population civile tutsi l’otage de l’ethnocratie hutu au pouvoir, a été mise en application par Habyarimana à partir de 1990. Paul Dijoud, directeur des affaires africaines et malgaches au Quai d’Orsay, la reprendra même mots à mots, face à Paul Kagame (l’actuel président du Rwanda) lors de leur entrevue à Paris en 1992 (p. 85). Elle deviendra le mot d’ordre du Hutu-Power, le front de race hutu regroupant tous les extrémistes de l’entourage du président Habyarimana. Le Hutu-Power bénéficiait d’un soutien sans faille de l’Elysée. De 1990 à 1993 les pogromes se sont ainsi multipliés sous présence militaire française. Les Bagogwe, une petite communauté Tutsi marginalisée et prolétarisée du Nord a été exterminée sous les yeux mêmes des commandos français qui formaient les militaires rwandais. La commune de Bigogwe où était basé le principal camp d’entraînement organisé par les français au Rwanda a été un des centres actifs des tueries. Des témoins rapportent que déjà à cette époque (1991) des barrières de contrôle ethnique avaient été mises en place et que les fossés étaient remplis des cadavres de Bagogwe tués sur place. Le génocide était programmé. " Certains Hutu avaient d’ailleurs eu l’audace d’y faire allusion. Le Colonel Serubuga, chef d’état-major adjoint de l’armée rwandaise, s’était réjoui de l’attaque du FPR, qui servirait de justification aux massacres des Tutsi ", a avoué l’Ambassadeur4. Or, ce militaire impatient de déclencher l’extermination rencontrait tous les jours son homologue français, le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin5. Il n’est pas inutile de rappeler ici combien les liens entre les militaires français et rwandais étaient étroits. Jean-Jacques Maurin avait succédé au lieutenant colonel Chollet, le tout puissant conseiller militaire français du président Habyarimana, pour diriger et organiser l’armée rwandaise. Les Français servaient sous uniforme rwandais. L’armée rwandaise était leur armée, ils l’avaient fabriquées de toutes pièces. L’accord était donc acquis et son contenu parfaitement clair pour les deux parties.

Les militaires français ne pouvaient évidemment ignorer la directive du Général Deogratias Nsabimana désignant comme ennemi potentiel tous les Tutsi de l’intérieur (p. 223). Les militaires français qui contrôlaient l’origine ethnique en 1993 sur les barrières du Rwanda, le disaient sans fard : " on sait que les Tutsi sont l’ennemi " (p. 440). Ainsi, ces responsables savaient que l’aide financière, militaire et politique dont ils abreuvaient le Rwanda était utilisée par un Etat ouvertement génocidaire et dont ils connaissaient parfaitement le projet. Quelle preuve faut-il réclamer ? La préméditation de l’extermination des Tutsi ne se trouvera jamais dans des rapports explicites, précis et détaillés sur les buts à atteindre et les moyens utilisés. Pas plus ici que pour le génocide des Arméniens ou des Juifs. C’est une connivence non-dite, un sous-entendu qui se dissimule dans un recoin de l’esprit. C’est une idée volontairement refoulée des niveaux supérieurs de la conscience ou maintenue dans un " flou " qui la rend tolérable. Ce refoulement était inutile chez les décideurs dont faisait forcément partie François Mitterrand. Ce serait faire injure à son intelligence aiguë que ne pas lui en attribuer une conscience claire et précise, malgré une maladie qui l’affaiblissait sans entamer pour autant sa lucidité. Il est vrai que l’identification de ces acteurs, maître dans l’art de dissimuler leur cynisme politique dans un langage politique mielleux, est difficile. Mais elle est possible. Il s’agit ici de recouper des informations (voire des aveux, comme ceux de l’ambassadeur Martres) qui font que la décision politique est prise en connaissance de cause. On comprend pourquoi aucun document provenant de la cellule de l’Elysée n’a été utilisé par la Mission d’information. Le véritable paradoxe, c’est que les parlementaires aient accepté cette amputation majeure de l’investigation sans que cela paraisse ridicule ! Loin de nous l’intention de faire de " l’anti-France ", comme l’a déclaré Edouard Balladur et certains parlementaires lors de la mission d’information. " Peut-on sérieusement imaginer que la défense de la francophonie puisse coïncider avec la protection d’un régime digne des nazis ? Aucune loi Toubon ne pourra jamais réparer un tel outrage fait à l’esprit même de la langue française " écrivait la journaliste bruxelloise Colette Braeckman6. Il en est de même des intérêts de la France, qui n’a rien à voir avec celui des réseaux françafricains, ni avec les conceptions géopolitiques de lobbies militaires criminels. Au-dessus de n’importe quel intérêt, si ce besoin de justice est aujourd’hui émergeant, c’est parce que la nature intolérable de l’impunité apparaît de plus en plus nettement : elle signerait la réussite de l’entreprise d’extermination, la victoire de ses concepteurs, tant Rwandais que Français. Elle continue à avoir des conséquences dramatiques en Afrique. Les drames du Congo Brazzaville témoignent de la poursuite de la même politique, par les mêmes décideurs et avec les mêmes moyens, dont le pire est certainement l’instrumentalisation politique de l’ethnisme, ce racisme émergent.

Avec le génocide des Tutsi, nous sommes dans une situation politico-judiciaire qui se situe entre celles du génocide des Arméniens et des Juifs. Dans le cas du génocide des Juifs, la victoire des alliés avait totalement défait (militairement et moralement) le régime génocidaire nazi. La justice, instaurée par le Tribunal de Nuremberg, fut rapide et spectaculaire. Dans le cas du génocide des Arméniens qui l’avait précédé de 25 ans, l’Etat génocidaire Turc est demeuré impuni. Le négationniste est devenu une vérité d’Etat et ce dernier a pu recommencer impunément des atrocités, cette fois contre sa minorité Kurde. Rappelons que la " démocratie turque " que l’on veut intégrer à l’Europe, a produit deux à trois millions de réfugiés, détruit 3500 villages et fait plusieurs dizaines de millier de morts ces dernières années7. L’implication de la France au Rwanda, qui a reconnu et soutenu le gouvernement génocidaire mais n’est pas parvenu à empêcher sa défaire, crée une situation paradoxale : d’un côté il a bien fallu pour la communauté internationale mettre sur pied un tribunal pénal international pour le Rwanda (à Arusha), mais de l’autre elle était bien obligée de limiter son champ d’investigation pour éviter d’aborder, même indirectement, les complicités françaises (avec ou sans préméditation) qui lui sont liées. Ce paradoxe est mis en évidence dans un chapitre de La Nuit rwandaise consacré au TPIR (p. 379-388). Un tribunal dont les dysfonctionnements limitent et relativisent les résultats, dont il faut malgré tout se féliciter. Les premières condamnations officielles et définitives de quelques responsables rwandais du génocide ont été faite en 2002. Le TPIR a permis de qualifier le crime commis au Rwanda au printemps 1994.