La Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH) a effectué l’été dernier une mission d’évaluation sur les problèmes de relations entre les associations rwandaises de défenses des victimes du génocide et le Tribunal Pénal International pour le Rwanda. Datant d’octobre 2002, le rapport de mission de la FIDH est aujourd’hui disponible. Un coup à droite un coup à gauche, les associations, le gouvernement rwandais, les responsables du TPIR, chaque partie est épinglé et les recommandations s’adressent à tous. Extraits.

" Depuis plusieurs mois, les relations entre les autorités rwandaises et les associations de victimes du génocide et des massacres commis au Rwanda entre le 01 octobre 1990 et le 31 décembre 1994 d’une part, et le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) d’autre part, sont devenues de plus en plus tendues ; à tel point que les associations de victimes ont annoncé l’arrêt complet de leur collaboration avec le TPIR et les autorités rwandaises ont modifié les formalités exigées pour le départ des témoins.

Ainsi, plusieurs procès ont dû être reportés en raison de l’absence des témoins à charge. (...). La situation de tension entre le Rwanda, les associations de victimes rwandaises et le TPIR se situe à deux niveaux : les critiques sur le traitement réservé aux témoins-victimes par le TPIR et les conclusions que le Rwanda et les associations de victimes en tirent s’agissant de leur collaboration avec le TPIR.

Certaines critiques des associations de victimes sont fondées. D’autres critiques sont exagérées, voire infondées ou concernent des aspects qui ne peuvent pas être reprochés au TPIR. Les associations de victimes ont essayé depuis des mois d’attirer l’attention du TPIR sur ces problèmes n’ont pas obtenu de réponse et ont par conséquent choisi de boycotter des activités du TPIR. Cela risque malheureusement de nuire encore plus aux intérêts des victimes, qu’elles sont pourtant censées défendre.

Les critiques formulées par les associations arrangent les autorités rwandaises, qui les ont utilisées. Le rôle joué par les autorités dans cette démarche a mené à la paralysie du TPIR, entre autres par les formalités imposées aux témoins voulant voyager à Arusha et par le dénigrement du tribunal auprès de la communauté internationale. Les autorités rwandaises expriment ouvertement leur opposition aux poursuites par le TPIR de certains militaires soupçonnés de crimes de guerre commis en 1994, poursuites considérées comme une interférence dans la justice rwandaise, bien que ces poursuites fassent clairement parties du mandat du TPIR. Pour sa part, le TPIR n’a pas été toujours à l’écoute des associations de victimes ; or, la FIDH considère que l’établissement des contacts officiels avec ces associations n’entacherait pas l’indépendance du tribunal.

La communauté internationale se désintéresse du TPIR, en raison notamment du manque d’informations fiables. L’image d’inefficacité et de gaspillage du TPIR subsiste, en dépit des efforts consentis ces dernières années.(...) "

Concernant la protection des témoins

" Sur les 7 personnes rencontrées, 6 ont témoigné en tant que témoins protégés. Cela paraît être un automatisme, la septième personne ayant demandé elle-même de lever la protection. La protection implique que la personne témoigne sous l’anonymat, c’est-à-dire sans que le public connaisse l’identité du témoin ou sans qu’on le voie (ils sont séparés par une vitre et un rideau). La voix du témoin n’est pas déformée pour le public9 (et pourrait donc être reconnue). Or, le Tribunal pourrait utiliser un équipement de déformation de la voix puisque rien ne l’interdit. Il est par ailleurs possible que le témoin lui-même dise des choses qui permettent au public de l’identifier. Si cela paraît d’avance indispensable, il y a moyen de témoigner à huis clos. Par contre, l’accusé

et son avocat connaissent l’identité du témoin à l’avance et le voient pendant son témoignage, comme tous ceux qui se trouvent dans la salle d’audience. Ils reçoivent aussi copie de ses déclarations. Il ne s’agit donc pas de témoins anonymes au sens strict du terme : en réalité, l’anonymat vise à protéger le témoin vis à vis des journalistes et du public qui suivent le procès. Alors que la protection implique des mesures d’encadrement et d’accompagnement avant et pendant le séjour à Arusha et pendant le voyage de retour, cette protection n’est pas étendue à la protection physique après le retour au Rwanda. Or, c’est pourtant à ce niveau que la majorité des

problèmes de sécurité semble se poser. Il semble qu’en pratique, pour le Bureau de protection des témoins à Arusha, la protection équivaut à l’anonymat : ainsi, un témoin qui veut être protégé témoigne d’office sous l’anonymat. Pourtant, l’absence d’anonymat ne devrait pas exclure par définition toute protection.

L’encadrement à Arusha, l’accompagnement pendant le voyage, la visite de la salle d’audience, les précautions de sécurité ne devraient pas être liés au seul anonymat. Certains témoins qui ont

renoncé à l’anonymat se sont vus négliger par les personnes chargées de leur encadrement à Arusha.

Un témoin à qui on pose la question de savoir s’il veut une protection ou pas (question qui souvent n’est même pas posée), ne répondra que rarement par la négative, surtout s’il s’agit d’une personne illettrée ou traumatisée. L’offre même de donner une protection implique qu’il doit y avoir un danger, un risque. Or, la plupart des témoins ne semble pas situer ce risque à Arusha, au moment de leur témoignage, mais plutôt au Rwanda, où l’accusé, souvent une personne influente, a encore sa famille et ses amis. Pourtant, la protection offerte ne s’étend pas jusque là. De plus, une fois de retour au Rwanda, la protection incombe intégralement aux autorités rwandaises.

(...) La plupart des témoins ont été perturbés par le contre-interrogatoire mené par les avocats de la défense. Le contre-interrogatoire est un aspect de la procédure devant le TPIR qui est originaire du common law (système judiciaire anglo-saxon), qu’on ne connaît pas au Rwanda. (...) Les témoins signalent surtout les questions très intimes sur les scènes de viol. La vie sexuelle est un sujet tabou au Rwanda et le fait de devoir décrire les actes sexuels, les organes sexuels, etc. est déjà perturbant en soi. Même s’il est nécessaire de vérifier les faits allégués par des questions détaillées, on peut se poser des questions sur certaines demandes d’explication, qui semblent avoir comme but plutôt de perturber le témoin que d’apporter des éléments nécessaires. Par ailleurs, les questions concernent chaque fois un aspect très détaillé de la déclaration du témoin ce qui a pour effet que celui-ci ne voit pas clairement où l’avocat veut en venir. (...) ils se sentent méprisés, traités de menteurs, d’escrocs, de malades mentaux, d’imbéciles, et s’estiment accusés à leur tour. Plusieurs témoins disent avoir dû répondre à la question de savoir s’ils ont reçu de l’argent pour témoigner, si Ibuka, Avega ou le gouvernement leur ont demandé de dire telle ou telle chose, ou se sont vus reprocher de ne même pas avoir été sur les lieux pendant les faits. De nombreux témoins se sont sentis très seuls pendant ce qu’ils qualifient de ’traitement dénigrant’ et estiment qu’ils se seraient sentis mieux s’ils avaient eu un avocat qui aurait pu intervenir pour eux. Cela signifie surtout que la présence du Procureur ne leur a pas donné le sentiment d’être soutenus pendant la procédure.(...) "

Place en tant que victime

" (...) L’absence des victimes en tant que parties aux procès crée un déséquilibre qui est difficilement compréhensible pour des personnes habituées au

système de civil law. Cela est d’autant plus difficile à comprendre qu’il s’agit de crimes de génocide et crimes contre l’humanité qui ont causé la mort de presque un million de personnes, ce qui rend le besoin de reconnaissance de ceux qui ont survécu d’autant plus grand. (...) Absence d’un droit à réparation Il n’existe pas de droit à réparation pour les victimes des crimes devant le Tribunal en général, et en particulier des victimes qui ont le courage de témoigner à Arusha. Cet aspect ne dérange pas uniquement les victimes et les associations de victimes, mais pratiquement tous les interlocuteurs rencontrés par la mission de la FIDH, aussi bien au Rwanda que du côté du TPIR. "

Conclusions

" (...) Certaines critiques des associations de victimes sont fondées. D’autres critiques sont exagérées, voire infondées ou concernent des aspects qui ne peuvent pas être reprochés au TPIR. Les associations de victimes ont essayé depuis des mois d’attirer l’attention du TPIR sur ces problèmes n’ont pas obtenu de réponse et ont par conséquent choisi de boycotter des activités du TPIR. Cela risque malheureusement de nuire encore plus aux intérêts des victimes, qu’elles sont pourtant censées défendre. Les critiques formulées par les associations arrangent les autorités rwandaises, qui les ont utilisées. Le rôle joué par les autorités dans cette démarche a mené à la paralysie du TPIR, entre autres par les formalités imposées aux témoins voulant voyager à Arusha et par le dénigrement du tribunal auprès de la

communauté internationale. Les autorités rwandaises expriment ouvertement leur opposition aux poursuites par le TPIR de certains militaires soupçonnés de crimes de guerre commis en 1994, poursuites considérées comme une interférence dans la justice rwandaise, bien que ces poursuites fassent clairement parties du mandat du TPIR. Pour sa part, le TPIR n’a pas été toujours à l’écoute des associations de victimes ; or, la FIDH considère que l’établissement des contacts officiels avec ces associations n’entacherait pas l’indépendance du tribunal. La communauté internationale se désintéresse du TPIR, en raison notamment du manque d’informations fiables. L’image d’inefficacité et de gaspillage du TPIR subsiste, en dépit des efforts consentis ces dernières années. "

Rapport FIDF n° 343

Octobre 2002

" Entre illusions et désillusions :

les victimes devant le Tribunal Pénal International pour le Rwanda

1 Billets d’Afrique n° 104 de mai 2002.
2 Publiée dans Billets d’Afrique n° 105 de juillet 2002.
3 Audition du 22 avril 1998. Martres a été remplacé par Marlaud en 1993. [L’indication des pages renvoie à l’édition illustrée de La Nuit rwandaise, et non à l’édition en format poche qui existe également chez l’Esprit Frappeur.].
4 Georges Martres, Ibidem.
5 Idem, pages 138-139.
6 Le Soir de Bruxelles, repris par Courrier International du 30 juin 1994.
7 Dans l’indifférence des opinions publiques et avec l’aide des gouvernements européens et américains qui fournissent au gouvernement Turc l’armement utilisé contre les Kurdes.