Des consultations difficiles ont lieu au Conseil de sécurité de l’ONU au sujet de l’élaboration d’une nouvelle résolution sur l’Irak. Le projet de résolution états-unien initial a provoqué le mécontentement de la France et de l’Allemagne. Les dirigeants américains ont laissé entendre qu’ils étaient prêts à reconsidérer certains aspects de leur projet. Dans une interview exclusive accordée à Izvestia, S. V. Lavrov, représentant permanent de la Russie auprès de l’ONU raconte ce qui se passe au Conseil de sécurité et quelles sont les perspectives de l’adoption d’une nouvelle résolution sur l’Irak. Propos recueillis par Elena Bay.
L’Amérique perd en Irak autant de soldats que l’URSS en Afghanistan
Question : Au printemps de cette année, les USA sont allés seuls en Irak sans trouver aucun accord avec les autres pays membres du Conseil de sécurité. On sait à quoi cela a conduit. Aujourd’hui, Paris et Berlin s’expriment à nouveau contre le projet de résolution américain. Mais est-ce que tout le monde s’en portera mieux si les États-Unis claquent à nouveau la porte ?
Réponse : On a entendu plus d’une fois s’exprimer ici les voix de ceux qui ne peuvent pas pardonner aux Américains d’avoir méprisé la volonté de l’ONU. Comme qui dirait, on les a prévenus, pour qu’ils n’y aillent pas, et que cela aurait des conséquences catastrophiques. Et ils n’ont pas écouté, ils n’en ont fait qu’à leur tête, qu’ils se débrouillent maintenant.
Mais le malheur, c’est que le chaos en Irak ne cause pas que des problèmes aux pays qui participent à l’occupation. Si la situation devait s’aggraver, c’est toute la région qui s’embrasera. C’est l’avenir de nombreux régimes là-bas qui est en jeu. C’est la sécurité de la région du monde la plus riche en pétrole qui est en jeu.
Une catastrophe en Irak ne fait le jeu ni de l’Europe de l’Ouest, ni de la Russie. C’est pourquoi dire aux Américains " nous vous avons prévenus, vous ne nous avez pas écoutés, alors débrouillez-vous tout seuls avec l’Irak " relèverait de l’irresponsabilité politique. Aujourd’hui peu de gens veulent ressuciter le débat qui consiste à savoir s’il aurait ou non fallu se lancer dans cette guerre, s’il y a en Irak des armes de destruction massive ou non. Ces questions ont aujourd’hui un intérêt qui est surtout historique. Sur le plan pratique, le plus important pour nous aujourd’hui, c’est de ses mettre d’accord sur le fait qu’un Irak à moitié détruit et plongé dans le chaos est une menace pour tous.
Question : Mais est-il réellement faisable d’élaborer une position commune sur l’Irak ?
Réponse : Cette possibilité existe, si nous parvenons à nous baser sur la réalité de l’Irak. Oui, la guerre en Irak n’a pas été soutenue par l’ONU, son Conseil de sécurité, la plupart des pays-clés. Lorsque la phase des principales opérations militaires s’est terminée, la résolution 1483 a été adoptée, qui disait : selon le droit international ces actions sont qualifiées d’occupation. Et les puissances occupantes portent l’entière responsabilité du fonctionnement de tous les services principaux dans ce pays, de la sécurité et du maintien de l’ordre.
Et que faire maintenant, laisser tout à la bonne volonté de l’ " occupant " ? Le problème est que personne, parmi les autres pays, en dehors de ceux qui s’y trouvent déjà, et en particulier parmi les pays arabes, ne peut tout simplement s’associer aux puissances occupantes. Leur position, et la position de la Russie, sont les suivantes : si nous voulons que les Irakiens restaurent leur souveraineté, ne faisons pas que le dire ouvertement, mais mettons au point un programme concret de remise en place de cette souveraineté. Une sorte de " feuille de route " pour l’Irak. Dans laquelle nous définirons les délais de création d’un gouvernement de transition, de formation d’une assemblée constituante, de mise au point d’une Constitution, et d’élection d’autorités irakiennes permanentes, faites dans le calme.
Et lorsque nous aurons en mains un tel calendrier, et seulement à ce moment, on pourra dire que pour le mettre en œuvre, il faut que soient réunies des conditions de sécurité. Et à ce moment-là on pourra parler de former des forces internationales. En un mot, il faut casser toute la logique existante et recommencer à zéro.
Question : Mais jusqu’ici, la plupart des États ont réagi sans enthousiasme particulier à l’invitation des Américains à les rejoindre en Irak.
Réponse : La situation en Irak se dégrade de jour en jour. Il y a quelques jours, nos collègues de l’ONU qui s’occupèrent autrefois de l’Afghanistan ont fait une analogie arithmétique toute simple. Il en est ressorti que si l’on multiplie les pertes américaines journalières en Irak par le nombre de jours où les troupes soviétiques se sont trouvées en Afghanistan, on arrive à un nombre d’environ 13 000, c’est-à-dire ce que nous avons perdu pendant la durée de la guerre d’Afghanistan. Ces données ont montré à tous la taille du problème irakien. Mais assurer la sécurité dans ce pays sera impossible tant que ne seront pas prises des mesures de coordination en temps et en phases du calendrier de restauration de la souveraineté de ce pays. C’est à cela qu’appelait encore en juin Sergio Veira di Mello, le représentant du secrétaire général de l’ONU tué en Irak. Il disait que cette organisation internationale ne doit pas simplement " superviser " la préparation des élections et des réformes constitutionnelles, mais coordonner activement ces actions. Si nous parvenons à obtenir cela, alors beaucoup donneront et de l’argent, et des divisions.
Question : La Russie donnera-t-elle des divisions pour l’Irak ?
Réponse : Les dirigeants de la Russie ont déclaré que des divisions, c’était irréaliste. Mais il existe différentes formes de soutien à la souveraineté de l’Irak. Nous prenons part aux livraisons d’aide humanitaire en Irak, et nos sociétés ont déjà relancé leurs activités dans un grand nombre de sites. Je n’exclus pas qu’il pourrait y avoir d’autres moyens de participation que le débarquement de troupes. Par exemple, la police irakienne a un grand besoin de formation, un secteur dans lequel la Russie pourrait apporter son aide. En Irak, on pourra employer le même schéma de participation de différents pays pour renforcer la sécurité qu’en Afghanistan, où chaque pays a la responsabilité d’un secteur particulier.
Question : Cependant pour l’instant la discussion sur le nouveau projet de résolution se développe selon l’ancien scénario : les USA s’en tiennent à leur projet, et la France et l’Allemagne repoussent les propositions américaines.
Réponse : j’ai des contacts presque quotidiens avec mes collègues français et allemands. Et, à parler franchement, je n’ai pas vu dans leurs actions de tentative de créer une obstruction à cette conception générale à laquelle souscrivent aussi les Américains. Tous sont d’accord, par exemple, pour dire que ce sont des forces multinationales qui doivent servir de base à la restauration de la souveraineté. Et tous, y compris les Américains, s’expriment en faveur d’un renforcement du rôle de l’ONU en Irak.
Les divergences de vues se produisent le plus souvent autour des questions d’organisation. Les Français, par exemple, tiennent à ce que l’on donne aux Irakiens toutes les fonctions exécutives dès aujourd’hui. Alors que nous considérons qu’il ne faut pas imposer des solutions auxquelles les Irakiens doivent parvenir eux-mêmes, que ce soit sur une base tribale ou autre. Le principal est pourtant que tous les membres du Conseil de sécurité le comprennent : la résolution en question n’est pas un simple document protocolaire de plus, une feuille de papier à l’aide de laquelle les politiciens justifieront leur conduite. Il s’agit d’une décision dont dépend la stratégie de la communauté mondiale en Irak. Une stratégie adoptée sur une base entièrement nouvelle par rapport à celle qui existe aujourd’hui.
Question : La question irakienne a entièrement occulté d’autres problèmes internationaux. Parle-t-on, au Conseil de sécurité, de la crise du Proche-Orient ou de celle de la Corée du Nord ?
Réponse : La crise coréenne ne figure pas le moins du monde à l’ordre du jour. Le Conseil de sécurité a pris connaissance des documents qui ont été diffusés par Pyongyang. Il est dit dans les statuts de l’ONU que, s’il existe des initiatives de paix régionales, il faut les encourager de toutes les façons possibles. Dans le cadre de la résolution des Six, ce processus est en cours. En ce qui concerne la situation au Proche-Orient, le Conseil de sécurité ne l’examine pas directement, mais toutes les initiatives qui sont proposées par les membres du groupe des Quatre sur le Proche-Orient sont basées sur des résolutions du Conseil de sécurité. Chaque mois le secrétaire général expose au Conseil de sécurité la façon dont sont appliquées les résolutions de l’ONU.
Question : Parle-t-on de la situation de l’Iran, particulièrement depuis que des scientifiques y ont trouvé des traces d’uranium enrichi ?
Réponse : L’Iran a annoncé que ces équipements ont déjà été introduits dans le pays alors qu’ils comportaient des traces de matériels radioactifs. Les experts de l’AIEA ont accès aux installations en Iran et conduisent un dialogue avec les autorités de ce pays. Il s’agit de professionnels, qui sont en mesure de déterminer par leurs méthodes la source des traces radioactives. Jusqu’à aujourd’hui on n’a pas discuté au Conseil de sécurité de la situation iranienne, mais un rapport de l’AIEA est en préparation à Vienne, et nous préférons attendre les conclusions des auteurs de ce rapport.
Question : En dehors des problèmes internationaux, les membres du Conseil de sécurité discutent aujourd’hui d’un autre conflit, de caractère interne. Il s’agit du fait que Kofi Annan a interdit à tous les diplomates de fumer dans l’enceinte de l’ONU, une mesure dont il paraît que vous êtes l’un des opposants les plus farouches. Quelle est aujourd’hui la situation des fumeurs à l’ONU ?
Réponse : Par principe, la décision d’interdire de fumer n’est pas correcte. Jusque-là le règlement sur la fumée dans le bâtiment était définie par une résolution de l’Assemblée générale, et la décision correspondante date de 1995. Il y est stipulé que la fumée est déconseillée dans les grandes salles, interdite dans les petites salles, mais personne n’a interdit de fumer dans les bars, les cafetérias, et autres endroits dans l’enceinte de l’ONU. Le secrétaire général, évidemment, peut donner des ordres à ses subordonnés, mais certainement pas aux membres des missions diplomatiques. D’autant plus que ce bâtiment appartient à tous les membres de l’ONU, et le secrétaire général n’en est que le gérant salarié.
Question : Doit-on s’attendre à quelque démarche diplomatique ?
Réponse : Il n’y aura sans doute pas de démarche. Tous les délégués comprennent que cette décision est dépourvue de toute base juridique. Celui qui a conseillé à M. Annan de prendre une telle décision n’a sûrement pas très bien compris de quoi il s’agissait. Mais de nombreux diplomates ont remarqué que cette histoire possède un double-fond. La direction de l’ONU se voit souvent accuser - à tort ou à raison - de chercher à plaire aux Américains. Et ici, on a une marque d’attention non pas envers les autorités fédérales des USA, mais envers le maire de New York, Michael Bloomberg, qui a, par une décision volontariste, interdit de fumer dans l’ensemble de la ville. Les pays membres de l’ONU, évidemment, doivent respecter les lois du pays qui les accueille. Mais si nous devions répéter dans toutes l’enceinte de l’ONU les règles de comportement de chaque ville, cela nous mènerait à l’absurde complet.
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