En 1990, le président George H. Bush (le père) proposa de créer une vaste zone continentale de libre-échange qui puisse servir de modèle pour ce qui n’étaient pas encore les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La première étape de ce processus fut l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), conclu entre le Canada, les États-Unis et le Mexique. La seconde étape doit être la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), qui étendra, en 2005, les principes de l’ALENA à tout le continent, hormis Cuba toujours sous embargo.

Cependant cet agenda politico-économique a été perturbé par les critiques de ce qu’il est convenu d’appeler le « néo-libéralisme », mais qu’il serait plus juste de désigner par « pseudo-libéralisme », puisque c’est une doctrine sans rapport avec l’idée libérale développée au XVIIIe siècle. Les échecs successifs des négociations sur l’Accord multilatéral d’investissement (AMI) au sein de l’OCDE, puis, partiellement, de l’Accord général sur les services (AGCS) au sein de l’OMC, ont relativisé les théories économiques qui faisaient jusque-là office de « pensée unique ».

Or, le rapport de l’Amérique latine avec le « néo-libéralisme » est marqué par le traumatisme des expériences conduites par les disciples de Milton Friedman, les « Chicago Boys », dans le cadre des dictatures chilienne et argentine. À la différence de l’Europe de l’Ouest, le débat économique y est indissociable de la question de la liberté politique et de l’indépendance militaire.

Le renouvellement du personnel politique latino-américain, avec l’arrivée d’Hugo Chavez au Venezuela, de Nestor Kirchner en Argentine et de « Lula » da Siva au Brésil a fourni l’occasion d’une clarification. Bien qu’idéologiquement divers, ces trois leaders ont multiplié les critiques de l’orthodoxie néo-libérale et se sont présentés unis au sommet de la Zone de libre-échange des Amériques, à Miami, les 20 et 21 novembre.

En réalité, le front de la contestation n’a pas résisté une journée à la pression états-unienne. Le négociateur de la Maison-Blanche, Robert Zoellick, avait à l’avance entrepris de démarcher un à un chaque État, promettant à chacun quelques avantages particuliers, s’il acceptait de jouer le jeu de Washington. D’un côté, la Maison-Blanche a semé la division chez ses interlocuteurs en négociant parallèlement un Accord de libre-échange centraméricain ; d’un autre, elle a tenté de faire exploser les coalitions qui lui échappent, notamment le Marché commun du Sud (MERCOSUR). Ce Pacte, conclu autour de l’Argentine et du Brésil, fonctionne déjà comme une sorte de marché économique commun latino-américain. Surtout, Robert Zoellick a proposé des accords bilatéraux à chaque partenaire. Il n’a pas eu de difficulté à trouver des interlocuteurs complaisants, en premier lieu les socialistes chiliens.

La surprise du sommet de Miami est venue du retournement du Brésil. Le président Lula da Silva, jadis grand pourfendeur du FMI et du projet ZLEA, s’est mué en « conciliateur ». Pas à pas, la délégation brésilienne a reculé sur tous les sujets, tout en présentant cette déroute comme un triomphe de l’intérêt général. Ce spectaculaire retournement a fortement atteint la popularité de Lula en Amérique latine, mais a augmenté sa crédibilité dans les milieux d’affaires internationaux.

Le Vénézuélien Hugo Chavez a opposé à la ZLEA, une « alternative bolivarienne », par référence à l’idéal de Simon Bolivar qui libéra l’Amérique du sud de la domination espagnole et l’unifia au début du XIXe siècle. Sa proposition, si elle a du panache, n’a aucune chance de se concrétiser ni à court, ni à moyen terme. Cependant, elle a permis de préciser, point par point, les alternatives à la soi-disant « pensée unique ». Il a profité de la réunion de la Confédération parlementaire des Amériques (COPA), dont il est actuellement l’hôte, pour poser les problèmes avec une franchise que certains qualifient de provocation.

Dans son discours d’ouverture, le 25 novembre 2003 à Caracas, Hugo Chavez, délaissant tous les usages diplomatiques, n’a manqué aucune occasion de mettre les pieds dans le plat. Son intervention, parcourue de références aux révolutions du continent dont la révolution états-unienne, fut consacrée à la description de son projet d’émancipation de la tutelle états-unienne, de souveraineté populaire, d’intégration politique et de développement social. Refusant de relayer cette vibrante déclaration d’intention, les agences de presse anglo-saxonnes se sont abstenues de rendre compte de cette conférence parlementaire.

Ouvrant la session de la Conférence parlementaire des Amériques, Hugo Chavez a remis en cause la dénomination même de cette institution, indiquant qu’il n’y a pas des Amériques, mais une seule en quête de son unité. Puis, il a salué la délégation cubaine, qu’il avait invitée bien que Cuba soit exclu de la COPA du fait de l’embargo états-unien. Continuant sur sa lancée, il a salué chaque délégation officielle avec un mot particulièrement chaleureux pour la Bolivie. Citant un célèbre poète, il a donné rendez-vous à ses amis sur une « plage de Bolivie », provoquant un mouvement d’indignation parmi la délégation chilienne. En effet, le Chili a annexé il y a un siècle la plage bolivienne, privant cet État andin de débouché maritime et le condamnant à la misère. Enfin, il s’est livré à une dissection en règle du projet de ZLEA qu’il a présenté comme une nouvelle tentative de domination des États-Unis sur le sud du continent et a dénoncé le jeu trouble du Brésil.

En mettant en scène son offensive à la COPA, Hugo Chavez a voulu déplacer le lieu du débat. Au nom du bolivarisme, il remet en cause la légitimité des gouvernements et des experts à négocier à huis clos des accords de ce type. Considérant qu’il ne s’agit pas de simples traités commerciaux, mais de blocs législatifs, il milite pour une implication des Parlements et, à travers eux, pour un contrôle populaire.

On savait que depuis la reprise en main nationale du secteur pétrolier vénézuélien et l’échec de l’exploitation du pétrole irakien par la Coalition, Hugo Chavez était devenu pour Washington l’homme à abattre. C’est probablement en prévision d’un affrontement imminent qu’il a choisi de traiter crûment de thèmes politiques forts, mobilisant ainsi son peuple. Cette stratégie se comprend d’autant mieux que, au travers d’une gigantesque pétition référendaire, il vient de vérifier cette semaine la force de l’étonnant soutien populaire dont il dispose.