L’Europe à la recherche d’un ordre politique

Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi de vous transmettre les salutations du chancelier fédéral qui ne peut être présent aujourd’hui pour cause de maladie. Il vous souhaite à tous une participation fructueuse à cette conférence.

Il y a quelques jours, la présidence irlandaise a débuté. Celle-ci va être marquée, plus que toute autre avant elle, par des événements qui entraîneront un changement fondamental et durable pour l’Union européenne dans les années à venir.

Dans moins de quatre mois, le 1er mai prochain, les anciens et les nouveaux États membres fêteront ensemble, à Dublin, l’élargissement de l’Union européenne. À Dublin, un acte solennel officialisera ce qui, ces derniers mois, est déjà devenu tout à fait naturel pour nous au sein des organes de l’Union européenne : le fait que dix nouveaux membres prennent part à la conception de l’Europe plus grande. Ainsi, la division est-ouest de l’Europe sera définitivement surmontée.

Les nouveaux États membres vont doter l’Union européenne d’un nouveau visage, et seront eux-mêmes empreints par l’Union. Ce sont deux phénomènes que nous ressentons déjà aujourd’hui.

Le 1er mai ne marquera pas la fin du processus d’élargissement. Les négociations avec la Bulgarie et la Roumanie se poursuivent. Ces deux pays se préparent intensivement à adhérer à l’Union en 2007. Le gouvernement fédéral continuera de les soutenir, autant que faire se peut.

La Croatie a également présenté sa demande d’adhésion. La Commission se prononcera prochainement à ce sujet, et le Conseil décidera alors de la suite des démarches.

La Turquie possède déjà le statut de candidat à l’adhésion. Aujourd’hui déjà, des relations intenses l’unissent à l’Union européenne. L’un des objectifs importants du gouvernement fédéral est de rapprocher la Turquie des structures de l’Europe unie.

Avec une politique de réformes conséquente, le gouvernement turc a fait ces derniers mois des progrès remarquables notamment sur la voie du renforcement de l’État de droit. En toute honnêteté, bon nombre d’entre nous ne l’aurait pas cru réaliste il y a peu de temps encore.

Cette évolution imprévue est la preuve que la perspective d’une adhésion à l’Union européenne accélère les processus de réformes démocratiques, économiques et relatives à l’État de droit en Turquie.

Il reste cependant encore beaucoup à faire, en particulier dans la mise en œuvre de standards d’État de droit. La Turquie doit donc poursuivre son processus de réformes avec la même détermination qu’elle ne l’a commencé. L’Union européenne ne peut exempter le gouvernement turc de ses obligations et responsabilités.

Permettez-moi de vous décrire une perspective d’avenir : peut-être la Turquie parviendra-t-elle à évoluer, conformément aux critères de Copenhague, en un État européen à population majoritairement musulmane, dans lequel les droits de l’homme de la majorité et des minorités seront respectés et où s’appliqueront les principes démocratiques et d’État de droit.

Ceci aurait une influence non négligeable sur la stabilité de toute la région et sur les perspectives de réformes du monde islamique, en particulier chez nos voisins du Proche-Orient.

Cette Turquie démocratique donnerait clairement le signal qu’une orientation islamique et une société moderne et éclairée ne sont pas nécessairement incompatibles dans un État.

En 1963, l’Europe a promis une adhésion complète à la Turquie. Fin 2004, le Conseil européen décidera si des négociations peuvent être entreprises avec le gouvernement turc à ce sujet.

Si nous ne tenions pas la promesse que l’Europe a faite à la Turquie il y a 40 ans, car il existe des réserves quant à la présence d’un pays islamique dans l’Union, nous aurions un prix très élevé à payer.

Le Conseil doit prendre sa décision en fonction d’un seul élément déterminant : l’évaluation des progrès réalisés par le gouvernement turc avec sa politique de réformes.

Mesdames, Messieurs,

L’élargissement de l’Union européenne était et reste à nos yeux la seule solution. Mais elle place les États membres face à des défis de taille. Je suis d’autant plus content que la Commission ait pu constater, en novembre dernier, que les dix pays candidats se sont, dans l’ensemble, préparés de façon satisfaisante à leur entrée au sein de l’Union européenne.

Ces dernières années, ils ont démontré avec succès leur "maturité d’adhésion", comme on le dit si bien à Bruxelles. Et nous avons confiance dans le fait que les pays mettront énergiquement à profit les derniers mois pour venir à bout des quelques déficits qui existent encore, surtout dans la création et la mise en place des structures nécessaires.

Tant les anciens que les nouveaux États membres profiteront de l’élargissement de l’Union européenne. Mais les effets positifs n’apparaîtront pas d’eux-mêmes.

Nous devons œuvrer ensemble à la création d’un cadre propice : une Union qui augmente aussi sensiblement le nombre de ses États membres a besoin de structures efficaces pour pouvoir exploiter au mieux sa puissance économique accrue et son influence croissante en politique étrangère et de sécurité, et faire face à plus de responsabilités.

L’élargissement doit donc aller de pair avec une réforme fondamentale de l’Union européenne et de ses institutions.

Nous ne sommes malheureusement pas encore parvenus à franchir ensemble ce pas essentiel en avant, lors de la conférence intergouvernementale de Bruxelles le mois dernier. Dans certaines questions, peu nombreuses mais centrales, aucune solution n’a pu être trouvée.

Tous ceux qui ont suivi les délibérations à Bruxelles se demanderont quelles ont pu être les causes sous-jacentes de cette situation.

Je pense que la raison principale des différends était la suivante : certains États n’ont pas pondéré leurs intérêts nationaux comme ils devraient inévitablement le faire dans une Europe unie, par rapport à notre objectif commun d’approfondissement de l’intégration européenne, d’amélioration de la capacité d’action et surtout d’accroissement de la transparence, condition fondamentale d’une Europe démocratique.

Nous pouvons également en expliquer les motifs. Par exemple, je comprends très bien qu’il peut ne pas être chose facile, pour certains pays d’Europe centrale et orientale qui viennent de regagner leur souveraineté nationale il y a quelques années seulement, de céder à présent une partie de cette souveraineté à Bruxelles.

Cependant, Mesdames et Messieurs, nous tous au sein de l’Union européenne - grands et petits, anciens et nouveaux États membres - sommes dépendants du fait - et le serons d’autant plus encore à l’avenir - que l’Union des 25 non seulement conserve sa capacité d’action, mais aussi accroisse celle-ci, ainsi que l’adhésion des citoyens et sa transparence démocratique.

Tous les États membres doivent se rendre compte que dans le monde du XXIe siècle, même les intérêts nationaux légitimes ne peuvent être défendus qu’au plan européen.

Au vu des différends, la présidence italienne a conclu qu’il valait mieux remettre à plus tard l’adoption d’une bonne constitution plutôt que de signer tout de suite un mauvais traité. Le gouvernement fédéral a toujours partagé cette opinion et la considère aujourd’hui encore comme judicieuse.

Ne pas reproduire à Bruxelles l’erreur de Nice était juste. Ne pas avoir cherché à obtenir un accord même au prix d’un mauvais résultat était une bonne chose pour l’avenir de l’Europe.

Nous avons besoin d’une constitution qui soit durable. Car nous ne voulons en aucun cas qu’à l’avenir également, une conférence intergouvernementale soit nécessaire tous les trois à cinq ans. En outre, plus l’Union européenne comprendra d’États membres, plus il sera difficile d’obtenir encore des résultats satisfaisants.

Même si nous avions espéré que les choses prendraient une autre tournure, le processus de constitution va - ou plutôt doit - se poursuivre. Au printemps, le premier ministre irlandais Bertie Ahern fera des propositions quant aux conditions et à la date de reprise des négociations. Je peux garantir au président du Conseil que le gouvernement fédéral et - j’en suis sûr - tous les autres participants au débat sur la constitution mettront tout en œuvre pour que les efforts de la présidence irlandaise soient couronnés de succès.

Mesdames et Messieurs,

Ces jours-ci commencent également les délibérations au sujet des perspectives financières, qui détermineront le budget de l’Union européenne à partir de 2007.

Ces négociations que nous menons parallèlement à propos de cette deuxième question importante ne facilitent en aucun cas les délibérations relatives à la nouvelle constitution de l’Union. Le gouvernement fédéral a toujours tenté d’éviter cette simultanéité des discussions, mais le cours des événements l’a malheureusement rendue inévitable.

Notre intérêt pour les négociations financières n’a cependant pas changé pour autant. Premièrement, il est important pour nous que le nouveau cadre financier définisse des priorités claires, parmi lesquelles on compte le renforcement de la compétitivité de l’industrie européenne, au même titre que la politique étrangère et de sécurité commune et la protection commune de nos frontières extérieures.

Deuxièmement, nous sommes convaincus que les nouveaux États membres ont un besoin urgent de moyens financiers pour accroître leur compétitivité le plus rapidement possible. On pourrait également dire qu’il est dans notre intérêt que les nouveaux membres deviennent au plus vite des débiteurs nets. Nous allons y contribuer dans la mesure du possible.

Le principe de solidarité européenne et les intérêts réciproques nous enjoignent de mettre ces fonds à la disposition des nouveaux États membres, le plus tôt étant le mieux. Même dans une Union des 25, nous nous sentons liés par cette solidarité.

Troisièmement, nous ne devons perdre de vue le long terme dans les négociations relatives au paquet financier. Les dépenses de l’Union européenne doivent donc à notre avis être stabilisées à leur niveau actuel. Elle ne doivent excéder, à l’avenir également, 1 % du revenu national brut de l’UE.

La situation financière en partie difficile des États membres nous oblige à imposer à nos citoyens des sacrifices douloureux.

J’aimerais souligner encore une fois la situation particulière de l’Allemagne. Nous sommes heureux d’avoir eu la chance de vivre la réunification allemande. Mais les prestations que nous devons fournir aujourd’hui pour surmonter les défis de l’unité restent énormes. Si nous évoquons nos capacités restreintes, ce n’est pas par égoïsme.

Il serait impossible de faire accepter à nos citoyens que des coupes sombres soient opérées dans tous les budgets, que ce soit au niveau communal, national ou régional, alors que le budget de l’Union européenne soit le seul à ne pas faire l’objet d’économies.

Nous sommes dans l’obligation de prévoir des mesures d’économie, de façon à venir à bout des exigences de l’élargissement. De concert avec la Suède, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, l’Autriche et la France, nous avons explicité ces réflexions dans un courrier adressé à Monsieur Prodi, président de la Commission.

Mesdames et Messieurs,

Les négociations sur la constitution vont se poursuivre parallèlement aux délibérations sur le paquet financier. Notre objectif central reste celui de rendre l’Union des 25 plus démocratique et plus transparente, et d’accroître sa capacité d’action.

Cet objectif est atteint par le projet de Convention, qui restera donc pour nous la base des négociations.

Cela vaut en particulier pour la question controversée des majorités. Permettez-moi d’expliquer une fois encore pourquoi nous sommes fermement convaincus que nous devrions retenir le projet de la Convention. Les mécanismes de décision du traité de Nice reposent sur des minorités de blocage. Tel est l’élément déterminant, non le fait que l’Allemagne dispose de 29 voix et la Pologne et l’Espagne de 27. Selon le modèle de Nice, un blocage peut être atteint avec 90 voix. Pour une majorité de décision, il faut par contre 72 % des voix, la majorité des États membres et, le cas échéant, une majorité supplémentaire de 62 % des citoyens représentés. Cela signifie que trois éléments sont nécessaires pour prendre une décision.

Certains nous demandent parfois pourquoi nous avons voté en faveur du traité de Nice. Nous avions besoin d’un accord à Nice pour permettre l’élargissement. Parallèlement, nous avons ouvert la voie à la Convention pour la constitution et à la conférence intergouvernementale. À nos yeux, tout ceci est lié.

Le projet de la Convention, avec son principe de double majorité, a pour but de réduire les possibilités de blocage. Car la proposition de la Convention ouvre la voie à des majorités constructives de décision.

La conciliation des intérêts entre les grands et les petits États membres marquera toutes les décisions de l’Union élargie. Le compromis deviendra encore plus caractéristique du processus de décision en Europe qu’il ne l’est aujourd’hui.

Il est d’autant plus important que nous obtenions ces compromis de manière équitable et transparente. La double majorité, avec ses deux éléments, est indispensable à ce niveau.

Le premier élément - la majorité des États - souligne l’égalité des droits de tous les États membres. Chaque pays européen dispose d’une voix - indépendamment de sa taille et du nombre de ses habitants.

La deuxième exigence - la majorité des citoyens de l’Union - concrétise un principe central qui va de soi dans toute démocratie : un citoyen - une voix.

L’association de ces deux éléments reflète le caractère particulier de l’Union, qui est une Union et des États et des citoyens.

Au cours des prochains mois également, notre objectif restera que les progrès centraux d’intégration réalisés par la Convention ne soient pas édulcorés. Il s’agit surtout ici de la double majorité, mais aussi du renforcement de la politique étrangère et de sécurité commune et des progrès réalisés en politique intérieure et judiciaire, en particulier la possibilité de créer un parquet européen. Il faut également maintenir, entre autres, l’extension du champ d’application de la majorité qualifiée, le renforcement du Parlement européen et une meilleure délimitation des compétences des États membres et de l’Union.

Mesdames et Messieurs,

Je sais que bon nombre d’entre vous se demandent quelles pourraient être les conséquences si le processus de constitution n’aboutissait pas à un succès dans un avenir proche.

Une chose doit être claire : nous ne pouvons et ne devons pas ignorer, en Europe, les nombreux défis qui se posent à nous, Européens, au XXIe siècle. À l’inverse, le monde n’attendra pas que l’Europe résolve ses problèmes.

La menace du terrorisme international, les conflits régionaux qui couvent chez nos voisins plus ou moins proches, la prolifération d’armes de destruction massive ainsi que la lutte contre la famine, la pauvreté et les maladies ou l’organisation positive de la mondialisation - tous ces défis doivent être abordés et surmontés. En ce XXIe siècle, les pays individuels, même les plus grands États nationaux européens, ne sont plus en mesure de le faire seuls. Telle est ma conviction profonde.

Personne ne souhaite une nouvelle division de notre continent en une Europe à deux vitesses. Développer un projet sur la base d’un consensus avec 28 États égaux en droits - les anciens et les nouveaux membres, mais aussi la Bulgarie, la Roumanie et la Turquie - a été une prestation de taille pour la Convention. Je ne l’aurais pas cru possible.

Le projet de la Convention nous donne la possibilité de doter l’Union élargie d’institutions opérationnelles. Si nous n’y parvenons pas, nous obtiendrons une Europe à plusieurs vitesses.

Notre priorité est de concrétiser le projet de constitution de la Convention dans le courant de cette année, si possible avant la fin de la présidence irlandaise.

En effet, seul ce projet peut faire de l’Europe élargie un acteur politique capable d’action sur la scène internationale.

Seul ce projet, s’il devient réalité, peut permettre à l’Europe et à nous tous de défendre nos intérêts communs avec efficacité et succès dans ce monde du XXIe siècle, et de nous montrer à la hauteur de nos responsabilités accrues.

Merci.

Source : ministère fédéral allemand des Affaires étrangères