(extrait du procès-verbal de la séance du 11 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Madame, merci d’avoir accepté de venir éclairer la mission de votre expérience.

Je rappelle que vous avez été membre du Haut conseil de l’intégration, que vous êtes chargée de mission à la direction des affaires juridiques du ministère de l’éducation nationale et que, surtout, vous assurez depuis 1994 le rôle de médiatrice auprès des établissements scolaires pour les problème liés au port du voile islamique.

Nous avons un certain nombre de questions à vous poser. La première qui me vient tout de suite à l’esprit est celle de savoir comment vous avez vu évoluer le problème du port des signes religieux dans les établissements scolaires depuis votre nomination en 1994 comme médiatrice, combien d’établissements scolaires sont aujourd’hui concernés par les conflits relatifs à la manifestation d’une appartenance religieuse. Pensez-vous que l’avis du Conseil d’Etat a facilité le règlement de ces problèmes ? Les différentes circulaires ministérielles intervenues en 1989 et en 1994 ont-elles contribué à régler et à apaiser cette question ? Voilà un certain nombre de premières interrogations.

Mme Hanifa CHÉRIFI : J’aimerais préciser, c’est important pour moi, que je suis co-auteur, avec Roger Fauroux, d’un ouvrage intitulé « Nous sommes tous des immigrés ».

Je voudrais d’abord faire un petit rappel historique des affaires de voile depuis 1989. C’est dans le collège de Creil, dans l’Oise, en 1989 que le voile islamique apparaît pour la première fois en milieu scolaire. Il connaît aussitôt un retentissement médiatique national et donne lieu à de vives controverses dans le milieu intellectuel comme au sein de la classe politique relayées dans l’opinion. Certains média ont même parlé « d’une nouvelle affaire Dreyfus ».

On apprend dans la presse que l’établissement est classé zone d’éducation prioritaire (ZEP) avec une très forte présence d’enfants issus de l’immigration. Sur les 800 élèves que compte l’établissement, 500 sont musulmans ! 3 élèves portaient le voile (dont 2 sœurs ; les deux familles étaient soutenues par des organisations fondamentalistes connues.)

Une première observation concernant cette affaire comme dans celles qui suivront depuis l’apparition de problème : les adeptes du voiles sont ultra minoritaires parmi les élèves issues de l’immigration. A La Martinière-Duchère à Lyon, la dernière affaire pourtant très médiatisée : il y avait une lycéenne voilée pour 2 500 élèves dans une localité sensible !

A partir du cas de Creil, valable pour l’ensemble des cas de voile que j’ai suivis dans différentes localités, on peut faire les remarques suivantes.

Le rapport entre élèves qui adoptent le voile islamique et les autres élèves musulmanes est quasi insignifiant, même si elles peuvent être nombreuses dans tel ou tel établissement. On ne le répétera jamais assez parce que le traitement médiatique souvent sensationnel de ces affaires laisse croire à l’opinion que nous sommes devant un raz de marée qui concerne l’ensemble de la population musulmane.

Le caractère minoritaire de cette tenue chez les élèves « musulmanes » apporte un démenti flagrant aux meneurs islamistes qui présentent le hidjab comme une tenue islamique universelle à laquelle toutes les femmes se conformeraient de manière spontanée. On observe exactement l’inverse : il n’y a rien d’universel dans le port du voile chez les musulmanes. Cette tenue est si peu familière que seule une minorité y succombe sous la pression du prosélytisme islamiste actif et souterrain.

La progression réelle du nombre de voiles dans les quartiers ces dernières années témoigne de l’écoute favorable remportée par les prédicateurs et les organisations fondamentalistes dans certains quartiers immigrés.

Le caractère minoritaire du voile au sein de l’immigration n’enlève rien à sa signification, aux valeurs qu’il sous tend, à l’image de ségrégation des femmes qu’il renvoie, que cette ségrégation soit volontaire ou subie.

Le contexte dans lequel se développe ce prosélytisme est celui des banlieues déshéritées. A Creil, le taux de chômage et le taux d’échec scolaire étaient particulièrement alarmants. Plus de 60 % des élèves étaient recalés au brevet. Dans une des ses déclarations, le principal du collège de Creil a qualifié son établissement de « poubelle sociale ». Le déficit d’intégration des populations de ces quartiers enfermés sur eux-mêmes s’est aggravé ces quinze dernières années. Le voile apparaît à ce moment là comme le signe avant-coureur de structuration du ghetto sous la houlette des islamistes, sans que les pouvoirs publics en prennent la mesure.

L’opinion publique, immigrés compris, est globalement opposée au port du voile à l’école. 70 % des français se sont déclarés opposés au port du voile à l’école en 1989. Le pourcentage n’a guère changé depuis. A chaque nouvelle consultation, le refus du port du voile est réitéré par l’ensemble de l’opinion, pas seulement par le milieu scolaire.

Sur le fond, si le voile provoque une telle réaction de rejet c’est parce qu’il touche aux valeurs fondamentales de notre société, telle la laïcité que l’on croyait acquise et adoptée par chacun. Le passage par l’école publique était supposé assurer l’adhésion des jeunes générations à l’idéal laïque et aux valeurs républicaines qui fondent la citoyenneté française. Or l’adoption du voile, au sein même de l’école par des jeunes filles, nées en France pour la plupart, soulève des interrogations quant à l’assimilation de ces valeurs.

En 1989, M. Jospin s’est opposé à l’exclusion des trois élèves portant le hidjab. Il consulté le Conseil d’Etat sur la compatibilité de la manifestation d’appartenance religieuse par des élèves avec le principe de laïcité du service public d’Education. Ne voulant pas discriminer les élèves musulmanes, il a posé volontairement une question large concernant tous les signes religieux. Le 27 novembre, le Conseil d’Etat a prononcé son avis que le ministre de l’éducation nationale a rendu public. En décembre, une circulaire reprenant les termes de l’avis du Conseil d’Etat a été envoyée dans les établissements scolaires. M. Jospin recommandait le dialogue pour obtenir de l’élève qu’elle abandonne son couvre-chef religieux. Néanmoins, si à l’issue d’une période raisonnable de dialogue, elle ne cède pas, il a recommandé de l’accepter avec son voile.

En 1993, M. Bayrou reconduira la circulaire Jospin. En milieu de l’année, des remontées du terrain signalent un accroissement inquiétant du nombre de voiles dans les lycées. M. Bayrou décide alors de changer de stratégie.

En 1994, à la rentrée de septembre, une troisième circulaire sur les signes religieux voit le jour, avec l’introduction de la notion de « signes ostentatoires » porteurs par eux-mêmes de prosélytisme et de provocation, que le ministre vise à interdire. Il rappelle dans sa circulaire que l’école n’a pas vocation à gérer des communautés séparées.

M. Bayrou a pris cette décision, comme il l’a expliqué, non pour s’opposer à la religion musulmane - il était lui même croyant - mais parce la montée de l’islamisme très avancée en Algérie avec l’arrivée du FIS (Front islamique du salut) qui imposait le voile aux femmes par la terreur avait des retombées en France. En septembre 1994, le nombre de voiles dans les établissements scolaires était évalué à 2 000

M. le Président : On était donc passé de 3 en 1989 à 2 000 en 1994.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, alors même qu’on avait déjà une batterie juridique avec l’avis du Conseil d’Etat et les deux circulaires ministérielles. En fait, c’est le contexte qui a changé. En 1989, la montée de l’islamisme était encore timide, y compris dans les pays musulmans. En 1994, en revanche, l’islamisme prend une place prépondérante dans les pays d’origine et son implantation en France se fait plus visible.

Suite à l’application de la circulaire de 1994, les élèves voilées qui ont refusé d’abandonner cette tenue ont été convoquées en conseil de discipline. Plusieurs dizaines d’exclusions ont été prononcées par des établissements, notamment dans les académies de Lille, Strasbourg et en région parisienne, Créteil et surtout Versailles.

Ces affaires ont bénéficié d’une grande couverture médiatique. A nouveau, l’opinion publique était partagée sur la réponse apportée. Certains se sont élevés contre les mesures d’exclusion prononcées à l’encontre de jeunes filles d’origine immigrée, vivant des situations sociales difficiles. La question était : l’école doit-elle exclure des élèves parce qu’elles portent le voile ?

Face à l’émotion provoquée les nombreuses exclusions, Simone Veil, alors ministre des affaires sociales et de l’intégration propose de recourir à la médiation. Elle pensait qu’une meilleure écoute de ces jeunes filles permettrait d’obtenir d’elles qu’elles adoptent une tenue plus conforme au milieu scolaire, s’appuyant sur l’esprit de la circulaire Bayrou qui préconisait « de convaincre plutôt que contraindre ».

Mme Veil m’avait reçue en audience dans le cadre de mon action en faveur des femmes. A l’époque, je dirigeais une entreprise d’insertion par l’emploi en faveur des femmes immigrées, que j’avais créée à Paris dans le quartier Ménilmontant. J’avais mis en place aussi des sessions de formation à la médiation culturelle dans les ZEP. Elle m’a proposé de rencontrer les jeunes filles qui refusaient de quitter leur voile, pour comprendre leur état d’esprit et éventuellement les faire changer d’avis. J’ai accepté cette mission confiée par le ministère de l’éducation nationale, à titre expérimental, pour quelques semaines seulement. Neuf ans, après j’y suis encore !

Le rebondissement médiatique des affaires de voiles est dû au traitement par voie disciplinaire, appuyé par l’avis du Conseil d’Etat, mais surtout aux recours des familles et des élèves devant les tribunaux administratifs et la jurisprudence qui a suivi, annulant fréquemment les décisions d’exclusion prononcées par les conseils de discipline. La réticence, voire le refus - pétition ou grève - du milieu enseignant de devoir apprécier au cas par cas le caractère prosélyte ou provocateur d’une élève qui porte le voile a soulevé un débat contradictoire, relayé par les médias.

Aujourd’hui, la situation dans les établissements est d’une certaine manière apaisée, compte tenu de la jurisprudence actuelle qui sert de cadre. Le ministère a mis en place un dispositif qui comprend à la fois : la médiation, la formation des personnels de direction pour leur connaissance des textes juridiques et mieux saisir la motivation des jeunes filles par une approche sociologique de l’immigration. Cela ne veut pas dire que nous avons réussi à faire disparaître les voiles dans les établissements scolaires. Il y en a toujours, dans certaines localités. En revanche, on a réussi à les canaliser et à réduire les conflits. Au moment où j’ai pris mes fonctions, nous étions deux médiatrices et nous avons suivi plusieurs centaines de cas conflictuels. Pour ma part, j’ai suivi plus de cinq cents jeunes filles dans l’année 1994/95. Au fil des années, grâce au dispositif dont j’ai parlé, nous avons réussi à anticiper sur ces situations conflictuelles et aujourd’hui, en 2002/2003, au niveau du ministère de l’éducation, les situations dans lesquelles j’interviens se situent entre 100 et 150 cas par an. Il faut signaler aussi une réduction de l’activité contentieuse. On avait plus de 100 affaires devant les tribunaux au milieu des années 90, on en a une petite dizaine aujourd’hui.

Il faut souligner par ailleurs, que ce n’est pas parce qu’on maîtrise le problème à l’école que le voile ne prolifère pas dans les quartiers. En neuf ans d’observations, je peux dire que le port du voile est en extension dans les quartiers. En 1994, au moment de ma prise de fonction, j’ai sillonné la France. Je me suis rendue dans différentes banlieues, j’ai assisté aux rassemblements au Bourget organisés par l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), et je peux témoigner ici que le port du voile était beaucoup moins développé à l’époque. Il concernait exclusivement une minorité de jeunes adolescentes. Aujourd’hui il concerne des tranches d’âge plus âgées. On nous dit que les jeunes filles ont grandi, c’est évident, mais cette explication n’est pas suffisante. En fait, cette situation est aussi le résultat du développement du prosélytisme qui cible toutes les catégories de la population immigrée, et on compte même quelques conversions. Au début des années 90, le prosélytisme islamiste s’est adressé d’abord aux jeunes marginaux dans les cités. Ensuite, il a gagné progressivement le milieu scolaire et aujourd’hui il continue d’élargir son audience à d’autres milieux et l’ensemble des membres de la famille.

Le voile ne saurait être compris si l’on fait abstraction de l’action prosélyte des islamistes, dans un contexte social sur lequel je ne reviendrai pas.

Contrairement à la thèse souvent entendue, le voile n’est pas le signe d’une appartenance religieuse musulmane. C’est le signe de l’appartenance à l’islam fondamentaliste. Le port du hidjab peut être subi ou assumé volontairement par les femmes, cela ne change rien à la nature de ce voile. Si certaines jeunes filles ou femmes disent l’avoir adopté librement, il faut regarder le milieu dans lequel elles évoluent. L’ambiance générale dans certains quartiers est marquée par un retour aux normes islamiques. Dans certains contextes, c’est désormais la version de l’islam fondamentaliste qui prime et s’impose comme norme à l’ensemble, avec un véritable contrôle social des membres. Contrôle social qui s’exerce notamment sur les femmes.

Il y a un engouement des jeunes pour l’islam des prédicateurs. Certains jeunes se sont laissés séduire par le discours des prédicateurs parce que l’islam auquel ils font référence, appuyé par le texte coranique, tranche avec l’islam tranquille, maghrébin et donc traditionnel de leur parents. Ces prédicateurs, souvent des étudiants ou des professeurs, disqualifient les parents aux yeux des jeunes générations. Ainsi, j’ai entendu les jeunes filles et les garçons répéter comme un leitmotiv les mêmes critiques vis-à-vis de leur parents. Ils affichent un mépris certain à l’égard des cultures et des traditions de leur milieu familial, transmises de génération en génération. Ils disent d’eux qu’ils « n’ont jamais lu le Coran parce qu’ils sont analphabètes », qu’ils pratiquent « un islam patriarcal pétri de mœurs d’Afrique du Nord qui n’ont rien à voir avec l’islam ». Ainsi, ils ne reconnaissent plus leurs parents dans leur rôle de transmission quant aux références d’origine et à la religion.

Toute une littérature en français - cassettes audio et vidéo à bon marché - diffuse ce discours. Des islamistes connus comme Tariq Ramadan ou le Docteur Milcent - un médecin converti à l’islam, auteur du livre : « Le foulard islamique et la République : mode d’emploi » - jettent, dans leurs ouvrages, le discrédit sur les parents et valorisent en contrepartie l’islam des jeunes, celui-là même qu’ils leur inculquent.

A propos des familles et de l’école, Tariq Ramadan dit dans une de ses conférences distribuées en France : « je compatis à la situation de cette pauvre jeune fille qui porte le voile. A l’école, elle se voit traiter de rétrograde par ses professeurs qui l’accusent de refuser l’émancipation des femmes. Quand elle rentre chez elle, elle attend de la compassion de la part de son père et voilà qu’il la frappe parce qu’elle refuse d’enlever son voile ». On remarquera que c’est l’image d’un père maltraitant que ce prédicateur habile renvoie à l’assistance, alors que le père cherche à soustraire sa fille de l’influence sectaire des islamistes, sans apparemment y parvenir.

Un des arguments en faveur du voile utilisé par les jeunes filles, que j’ai souvent entendu, est : « nous pratiquons l’islam authentique, alors que nos parents ne connaissent pas le vrai islam. » Plusieurs jeunes filles m’ont dit : « le voile est un commandement de Dieu, la preuve que nos mères ne sont pas de bonnes musulmanes : elles ne portent pas le voile, alors que nous, nous respectons à la lettre le Coran et les prescriptions religieuses. ». Elles ajoutent aussi que leurs parents sont en dehors de la société française, incapables de s’intégrer.

En ce qui les concerne, elles s’affirment françaises, rejètent le terme d’intégration qui, disent-elles, ne les concerne pas. Il y a dans les propos et les arguments en faveur de la religion utilisés par les jeunes filles et les garçons que je rencontre, un besoin évident, d’une certaine manière pathétique, de références valorisantes de soi, individuelle et collective. Sans doute l’image dévalorisée, que la société et les médias leur renvoient de leur famille et plus largement de leur milieu, les incitent à rechercher une identification de soi dans d’autres modèles.

Si les islamistes parviennent à séduire ces jeunes, c’est assurément parce qu’ils leur offrent une identité d’origine mystifiée qui leur donne l’impression de recouvrer une dignité. Mais je dis bien mystifiée et instrumentalisée par les islamistes, car leur objectif est d’amener les jeunes générations à adopter des comportements sociaux, et même vestimentaires, en rupture avec la société française. Les islamistes, on le sait, adhèrent à une vision d’opposition civilisationnelle avec l’Occident. Leur objectif en investissant les banlieues est de créer, au cœur même des sociétés occidentales, cette opposition civilisationnelle.

Le travail de médiation au plus près du terrain, nous a permis de nous rendre compte que l’islam auquel adhèrent certains jeunes, sous l’influence des prédicateurs, ne les rapproche pas de leurs parents, mais au contraire les en éloigne. On ne peut donc parler de repli identitaire mais plutôt d’identité de substitution. Celle-ci s’oppose en même temps à la culture familiale et à celle de la société. Elle projette les jeunes dans un rapport de double rupture, familiale et sociale, qui peut avoir des conséquences dramatiques sur leur équilibre mental et identitaire. Elle engendre une confrontation intergénérationnelle sur le thème de l’identité et de la religion, pulvérisant d’un côté l’unité familiale, alors qu’elle entérine la désobéissance à l’autorité institutionnelle de l’autre, au nom de l’obéissance absolue à Dieu.

Khaled Kelkhal, ce jeune homme qui s’est engagé dans l’action islamique terroriste, qui lui a coûté la vie, a dit dans sa confession reproduite dans le journal « Le Monde » en 1995 : « Je ne suis ni Algérien ni français, mais musulman ». J’ai retrouvé cet argument de « ni, ni » dans la bouche de beaucoup de jeunes filles voilées, légalistes et pacifiques, qui vivent l’islam comme une identité fédératrice exclusive. Ainsi je me souviens d’une jeune fille du lycée d’Albertville, exclue une première fois, réintégrée par la voie du tribunal administratif et qui, lors de son retour dans l’établissement, s’est exprimée dans la presse locale en disant : « Je ne suis ni marocaine, ni française. Je suis musulmane et l’islam est la seule religion qui tienne debout. »

Cette mouvance intégriste dans laquelle les jeunes croient trouver une forme de reconnaissance qu’ils ne trouvent pas toujours dans la société, les entraîne davantage encore dans une relégation dont ils ont du mal à sortir, car ils se trouvent coupés même de leur repères naturels, familiaux et sociaux. En fait l’intégrisme islamique les maintient dans le ghetto, alimentant chez eux le ressentiment.

Cette idéologie ne se confond pas avec la religion des parents, même si elle s’appuie sur celle-ci comme instrument de son discours. Mais il faut reconnaître que la propagande islamiste largement diffusée par différents moyens, notamment par les radios qui leur ouvrent leur antenne, a amené un nombre toujours plus grand de personnes à se réinvestir dans la religion, comme référent identitaire.

Même les parents, qui avaient un temps résisté à cette influence, en viennent maintenant à l’accepter pour préserver la notion de famille et éviter de se couper de leur enfants, pour certains, parce qu’ils ont fini par se laisser influencer à leur tour, même de manière passive. Le voile fait aujourd’hui une percée dans le monde du travail, on le voit porté partout dans la rue, même chez des femmes âgées.

On peut dire que l’islamisme est un rouleau compresseur qui structure le ghetto et en marque les frontières visibles à travers des tenues vestimentaires spécifiques pour les femmes, la barbe pour les garçons et d’autres manifestations.

M. Bruno BOURG-BROC : Premièrement, y a-t-il dans d’autres pays européens des fonctions comparables à la vôtre, soit dans le cadre d’un système éducatif centralisé, soit dans le cadre de systèmes régionaux, et, si oui, avez-vous des contacts avec vos homologues ?

Deuxièmement, pensez-vous que le port du voile pour une jeune femme ou une jeune fille, librement consenti, aliène sa liberté ?

M. le Président : Pour prolonger ce que dit M. Bourg-Broc : dans votre fonction de médiatrice, n’êtes-vous saisie que du problème du voile ou êtes-vous saisie d’autres difficultés ?

M. Robert PANDRAUD : Il y a deux problèmes tout à fait différents : il y a celui de l’école et des établissements publics, et il y a celui de la vie. En quoi cela nous importe-t-il que certains portent le voile ou la kippa dans les cités ? C’est aussi un réflexe de défense des jeunes filles contre la liaison faite entre celles qui ne le portent pas et les prostituées. C’est un réflexe de défense de la féminité. Le problème se pose dans l’école. Je pense que rien ne nous oblige - ce ne serait même pas constitutionnel - à interdire tel uniforme, tel voile, tel insigne ostentatoire dans les rues ou dans des secteurs qui ne sont pas tenus par l’Etat. Tout cela rappelle de vieux débats.

Lors de mon entrée à l’Ecole nationale d’administration (ENA), le premier exposé qu’on m’a demandé de faire portait sur la question : « Est-ce que le port de la soutane équivaut au port d’un uniforme étranger ? » C’était une réminiscence de 1905 ou autre, mais cette question a été, pendant des années, un vrai problème de droit public.

Il faut être très prudent quant à la portée des signes. Je pense qu’il faut être très rigide dans les écoles, piscines ou autres lieux publics car cela pourrait être un moyen de défense pour les jeunes filles qui diraient « Je n’y peux rien » parce qu’elles auraient peur des grands frères ou autres. Il faut être intransigeant, mais pas dans les cités, dans les rues, ou autres..., où il y a bien des filles, après tout, qui se promènent presque nues.

M. le Président : C’est le port du voile dans les établissements scolaires qui nous intéresse.

M. Robert PANDRAUD : Absolument, et je crois qu’il ne faudrait pas que nous débordions, sinon vous interdirez les bikinis.

M. le Président : Vous constatez, dans ce qui nous a été dit par Mme Chérifi - et c’est intéressant - que le port du voile connaît un développement important en dehors des établissements scolaires, et ce n’est finalement que le prolongement d’une situation plus large. Il est vrai qu’on pourrait se demander, pour revenir à l’école, si le port du foulard ou d’autres signes d’appartenance religieuse est un obstacle ou non au bon déroulement des cours et au bon fonctionnement de l’établissement scolaire. Avez-vous constaté, oui ou non, que le port du voile par des jeunes filles ou d’un autre signe distinctif d’une religion par des garçons perturbait les cours ou le fonctionnement de l’établissement scolaire ?

Et dans le prolongement de cette question - ayant cru comprendre, à travers ce que vous avez dit, que vous étiez très attachée au principe de la laïcité - la législation actuelle est-elle suffisante, selon vous, ou faut-il carrément interdire le port de signes religieux à l’école, dans la mesure où il apparaîtrait qu’ils sont la manifestation d’un refus d’intégration sociale - en tout cas pour le port du foulard islamique - compte tenu de ce que vous nous avez dit précédemment ? Or l’école doit être le lieu d’une intégration sociale.

M. Claude GOASGUEN : Merci de votre intervention très intéressante. Je poserai plutôt une question à la médiatrice. Ce que vous nous avez dit sur les parents m’a beaucoup étonné car on entend d’habitude le contraire ; on entend plutôt que la jeune fille est soumise à un père autoritaire et patriarcal. Pourriez-vous nous préciser votre expérience dans ce domaine et nous dire quelle a été, dans les difficultés que vous avez rencontrées, l’attitude des parents et notamment des pères ?

Deuxième question : ce qui frappe, c’est l’effarante disproportion qui existe entre le battage médiatique et le petit nombre d’actions contentieuses. Ou bien la médiatrice règle tous les problèmes, et je vous en félicite, ou bien vous devez nous dire comment cela se passe dans la réalité avec des exemples concrets, c’est-à-dire en quoi consiste votre travail de « démineur ». Comment expliquez-vous cette différence d’attitude entre le fait et le droit ? Cela signifie-t-il qu’on n’ose plus intervenir dans un certain nombre d’établissements pour des tas de raisons souvent liées à l’ordre public ou à la sécurité des individus, ou cela veut-il dire que les journalistes inventent des dossiers parce que cela fait vendre ? Quelle est votre interprétation et surtout quel est votre vécu dans votre pratique de médiateur ?

Mme Martine DAVID : Contrairement à mon collègue M. Goasguen, je ne suis pas très étonnée de la réalité que vous constatez. Je crois effectivement, comme vous l’avez dit, que les personnes plus âgées au sein de la famille sont dorénavant mises à part, pour un certain nombre d’entre elles, et que ce sont plutôt les jeunes, c’est-à-dire les frères, les cousins, etc., qui font la loi. Je l’ai en tout cas décelé depuis longtemps dans ma circonscription, qui est une banlieue politiquement un peu difficile, et cela recoupe très nettement ce que vous dites.

Vous avez dit avoir pu apporter une médiation dans environ 100 à 200 cas. Pouvez-vous déceler, dans ces cas, ce qui relève de la véritable détermination personnelle et ce qui relève de l’obligation faite à la jeune fille de porter le voile ? Pouvez-vous le déterminer, non seulement dans les cas sur lesquels vous êtes intervenue, mais aussi dans les informations que vous avez du terrain ?

M. Eric RAOULT : Je voudrais tout d’abord rendre hommage à la longévité mais aussi à l’efficacité de la médiatrice qui est restée neuf ans dans la même fonction et a montré que les choses peuvent s’améliorer.

Première question : quel est le lien entre le port du voile et la sexualité ? Il y a, pour un certain nombre de ces jeunes filles, le repli religieux et le repli communautaire, mais n’y a-t-il pas aussi l’âge de la puberté et la difficulté pour une petite jeune fille de se retrouver dans un monde où les sollicitations et parfois les agressions sont assez fortes ?

Pouvez-vous également rappeler la particularité des pays d’origine ? Car on a rappelé tout à l’heure l’origine marocaine des deux premières petites jeunes filles. Il faut se souvenir que le roi Hassan II était intervenu pour régler le dossier. N’a t’on pas maintenant, dans un certain nombre de cas, des dossiers plus compliqués avec la Turquie, la Tunisie ou d’autres Etats dont les positions sont très fermées ?

M. le Président : Sur ce point précis, pouvez-vous aussi nous préciser le nombre et la localisation des établissements concernés ?

M. Eric RAOULT : Troisième remarque : n’y a-t-il pas aussi un lien entre le repli de ces jeunes filles et les sollicitations télévisuelles ? N’y a-t-il pas une grande confusion entre la culture d’origine, la publicité et l’image de la femme européanisée et le contraste avec la pauvreté et l’exclusion de leur cité ?

M. Arnaud MONTEBOURG : Vous avez employé tout à l’heure le mot « réguler » pour exprimer le moyen par lequel on arrivait à concilier les contraires sur le terrain. Je voudrais que vous nous expliquiez plus précisément ce que vous entendez par là en dressant, si possible, une typologie des solutions sur le terrain, celles qui marchent et celles qui ne marchent pas, celles qui sont fragiles et celles qui sont solides.

Cette régulation, à partir de la circulaire la plus récente de 1994, fonctionne-t-elle plutôt vers la douce tolérance ou vers la fermeté ? Quelle est votre conception de la solution qui s’impose et qui fonctionne sur le terrain ? Il est important de le savoir pour le législateur que nous sommes.

M. Yvan LACHAUD : Comme Claude Goasguen, je m’étonne de votre analyse, que je crois pertinente, sur le port du voile chez les personnes d’un certain âge. Il me semblait avoir vécu, depuis une vingtaine ou même une trentaine d’années, la cohabitation avec des personnes très âgées portant le voile. Pouvez-vous nous donner des précisions sur ce point ?

M. Hervé MARITON : Il me semble, madame, que vous avez insisté sur la différence entre le voile en tant que signe religieux, qu’il n’est peut-être pas, et le voile en tant qu’objet d’un conflit civilisationnel. Dans ces conditions, trouvez-vous pertinent le fait, pour la mission d’information, d’aborder le problème du port du voile à l’école sous l’angle du port de signes religieux.

M. le Président : Autrement dit, y a-t-il plusieurs significations au port du voile à l’école et n’y a-t-il pas, à ce sujet, une évolution selon laquelle l’on serait passé d’une signification religieuse à une autre signification ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Je ne connais pas de personnes en Europe qui auraient la même fonction que moi. Je suis par ailleurs sollicitée par des journalistes ou par des responsables politiques de différents pays européens pour leur apporter l’expérience que nous avons en France. Ils critiquent parfois aussi notre position. Je pense à l’Allemagne avec qui j’ai eu plusieurs échanges. J’ai eu aussi plus récemment beaucoup d’échanges avec des Anglais, des Américains qui disent que la France pratique vraiment une laïcité particulière. C’est mieux compris lorsqu’on leur explique la situation que nous vivons et toutes les méthodes que nous utilisons à l’intérieur et en dehors de l’école pour faciliter l’intégration, l’insertion et une meilleure émancipation des jeunes filles.

La question du libre consentement des jeunes filles, aliénation ou liberté, est une question difficile. Je ne suis pas sûre que le voile soit émancipateur, quel que soit, d’ailleurs, le pays où il est porté. Quand j’entends une jeune fille de 15 ou 16 ans dire qu’elle a choisi librement de porter le voile contre l’avis de ses parents parce qu’elle se réalise comme cela, allant jusqu’à dire qu’elle porte le voile comme une forme d’émancipation, je suis sceptique même si certains sociologues soutiennent la même argumentation. Il suffit de voir les pays où le voile est imposé - Iran, Arabie Saoudite, Soudan etc. - pour se rendre compte que le voile n’est pas émancipateur.

En revanche, les jeunes filles qui argumentent sur l’idée de liberté individuelle, de respect de leur liberté ou de choix, le font par référence à d’autres choses, notamment à un besoin et à un désir de se valoriser au moment de l’adolescence, comme M. Raoult le disait. Ces jeunes filles, ultra-minoritaires au sein de cette immigration, n’ont peut-être pas trouvé d’autre voie que celle-là pour se valoriser. On peut dire la même chose pour les courants sectaires, quelle que soit leur dangerosité : il y a aussi des personnes qui affirment leur liberté dans leur appartenance à des sectes.

Je pencherais plutôt pour l’aliénation de ces jeunes filles dans la mesure où le voile est une contrainte physique et sociale pour elles. Il n’y a donc pas lieu de considérer le voile comme un signe d’émancipation.

Oui, il y a d’autres problèmes que celui du voile à l’intérieur des établissements scolaires pour lesquels je suis sollicitée, concernant en tout cas les populations musulmanes, mais ils sont ultra-minoritaires, voire anecdotiques. Je vais vous donner quelques exemples.

Dans l’académie de Versailles, j’ai eu une demande du cabinet du recteur me disant : « Mme Chérifi, on a vu des garçons déambuler dans le couloir d’un établissement avec des djellabas ». La question qui m’a été posée par cette personne était de savoir si nous avions une jurisprudence « djellaba ». C’est assez surprenant, mais j’ai compris que cette demande de jurisprudence venait de ce qu’on était très déboussolé et très déstabilisé face à des comportements vestimentaires et sociaux inattendus et incompris de l’ensemble des enseignants concernés. Je réponds évidemment qu’il n’y a pas de jurisprudence « djellaba », et que si on parlait à ces jeunes gens en les rappelant à l’ordre tranquillement, ils l’enlèveraient vraisemblablement - ce qui s’est fait.

Autre exemple : avant-hier, un garçon s’est mis à faire sa prière pendant les examens, dans la salle d’examen. Des garçons peuvent aussi arriver avec un keffieh dans les établissements scolaires. C’est l’adolescence, et l’on pourrait énumérer tout autant de comportements exubérants en prenant d’autres catégories de jeunes à l’intérieur de ces établissements scolaires.

Il y a donc des problèmes mais, là encore, les médias font des manchettes là-dessus alors que ces affaires sont tout à fait infimes dans la réalité. Cette population, désormais majoritairement française, s’intègre plutôt bien, adopte et intègre les valeurs de cette société comme tout un chacun. Mais il y a effectivement, en marge, ce qui est normal pour une population aussi nombreuse (5 millions de personnes), cette forme de comportements qui sont, encore une fois, instrumentalisés. Nous n’aurions pas ce type de comportements si l’on n’assistait pas à la montée de l’islamisme, même dans un contexte socialement et économiquement difficile.

Il y avait une question autour de l’école et de la société. De par mon expérience, quand on m’a demandé d’intervenir dans un établissement scolaire, on m’a demandé de rencontrer les jeunes filles en pensant que la conversation avec les jeunes filles et le simple rappel à l’ordre suffiraient. Or, c’est dans l’échange avec les jeunes filles et le contact dans les quartiers que j’ai compris que ces comportements débordaient largement la sphère scolaire et que l’école voyait, au contraire, des retombées en son sein des problèmes de société. On peut apporter des réponses sur le plan scolaire, mais on n’apportera pas les réponses suffisantes en faisant abstraction du fait que le voile est né dans les quartiers et dans la société, et les réponses qui ont été apportées en terme disciplinaire, même si elles sont efficaces, ne sont pas suffisantes.

S’en tenir à l’école est donc assez vain et difficile à gérer. Il faut savoir d’où ces comportements proviennent et pourquoi.

J’ai bien compris la priorité de cette mission qui est d’apporter une réponse pour l’école. Mais la réponse sera biaisée si l’on ne tient pas compte des problèmes sociaux et les problèmes persisteront au sein de la société. Par exemple, si l’on interdit aujourd’hui le voile à l’école, ce qui est une possibilité, cette interdiction ne conduira pas à réduire le nombre de voiles dans les quartiers, et vous verrez des jeunes filles arriver avec un voile devant l’établissement scolaire et l’enlever de manière ostentatoire, comme ce qui se passe aujourd’hui, c’est-à-dire une espèce de jeu qui n’est pas toujours facile à gérer pour les milieux scolaires. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne faut pas légiférer ou apporter des réponses ponctuelles. Mais si l’on ne tente pas de réduire l’influence des islamistes dans les quartiers par des réponses sociales et par une meilleure connaissance de leur discours, donc d’apporter un contre-discours à ces courants, toutes les lois que l’on pourra voter ne suffiront pas à réduire le phénomène.

Par ailleurs, il est important de dire - c’est exactement ce que j’essaie de faire passer auprès des jeunes filles et de leur famille - que le voile, en dehors même de la sphère scolaire, empêche les jeunes filles - cette catégorie de population issue de l’immigration - d’entrer dans la fonction publique puisque, là, il y a incompatibilité absolue avec la manifestation d’appartenance religieuse. C’est d’ailleurs un de mes points forts parce qu’on ne le leur dit pas. On leur dit : « La France ne veut pas de vous parce que, si elle voulait de vous, elle vous garderait avec vos voiles ». Or, la laïcité, ce n’est pas cela, c’est le respect de toutes les religions, mais les agents du service public, de la fonction publique, ne peuvent pas manifester leur appartenance religieuse.

J’utilise ainsi leur projection professionnelle. Lorsque des jeunes filles me disent qu’elles veulent être enseignantes, je leur soumets le problème : « On essaie aujourd’hui de t’aider à l’école, tu n’as pas de contraintes particulières, sinon de respecter les règles de l’école, mais pour être autonome dans la société, pour te réaliser professionnellement, tu auras un secteur extrêmement limité ». Les jeunes filles voilées acceptent de plus en plus des emplois dans la communauté turque ou pakistanaise, ou dans les librairies islamiques, parce que le monde de l’entreprise et tous les emplois qui exigent le contact avec le public leur sont fermés. Le voile est plus qu’un handicap, il ferme la voie de l’intégration sociale, c’est-à-dire la possibilité de devenir un citoyen français et exercer une fonction comme citoyen français.

M. le Président : Celles et ceux qui incitent ces jeunes filles à porter le voile n’ont-ils justement pas, comme arrière-pensée, d’empêcher cette intégration ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Tout à fait. C’est exactement leur projet. C’est pour cela que je dis qu’il faut construire un argumentaire et ne pas être seul pour le construire parce que l’objectif des courants fondamentalistes, quelle que soit la voie par laquelle ils s’expriment, est de stopper le processus d’intégration qui est en voie de réalisation.

On avait parlé de la possibilité de porter d’autres signes. Il n’y a pas d’autres signes vestimentaires mais il y a de plus en plus le problème du port de la barbe par les jeunes gens, même à l’âge de 13-14 ans.

M. le Président : Voyez-vous également une évolution sur ce point ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Je vois une énorme évolution. Il y a, en plus, l’idée de la virilité. On constate une course à la longueur de la barbe de la part des jeunes gens dans les établissements scolaires comme signe d’appartenance...

M. le Président :... comme signe d’appartenance religieuse ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, comme signe d’appartenance religieuse. Les courants fondamentalistes vous proposent Mahomet, le Prophète, comme modèle, y compris la tenue vestimentaire, et l’on voit effectivement des garçons avec des djellabas, des calottes et des barbes. Il sied à un homme qui respecte l’islam de porter la barbe. On a vu récemment au Maroc des opérations de rasage obligatoires dans les quartiers. On les a aussi connues en Algérie, puisque la montée de l’islamisme fait qu’il y a une espèce d’entraînement vers une identification comme musulman et la revendication des normes de comportement définies par l’islam. Les courants islamistes, toutes tendances confondues, soutiennent en effet que les sociétés occidentales, en particulier en France, ne sont plus des sociétés porteuses de valeurs et notamment de valeurs familiales. Il faut donc se réapproprier des valeurs religieuses fortes qui donnent à chacun sa place et qui protègent les femmes dans la mesure où l’homme a une position dominante.

Il y a d’autres signes qui agacent et qui déstabilisent le milieu enseignant. Certains garçons refusent maintenant de s’asseoir à côté de jeunes filles dans les établissements scolaires. Il faut, là encore, relativiser mais on nous le rapporte et je l’ai vu. Ces jeunes gens remettent en cause l’autorité de l’enseignante au prétexte que c’est une femme, y compris l’autorité de la chef d’établissement. J’ai vu - on me l’a rapporté, et cela s’est passé en ma présence - des garçons, voire des pères, qui refusaient de serrer la main de la chef d’établissement parce qu’elle est de l’autre sexe et que ce serait impudique.

M. le Président : Avez-vous vu des candidates musulmanes à des examens qui refusaient d’être interrogées par un homme ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, mais c’est toujours anecdotique car les jeunes filles qui l’exigent aujourd’hui sont très peu nombreuses, c’est-à-dire trois à quatre, mais cela existe.

M. Hervé MARITON : Quelle est la réponse de l’institution ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : En se fondant sur un texte, l’institution a rappelé que ce n’est pas à l’élève de choisir son examinateur. Cela paraît évident mais la réponse n’est pas facile à faire sur le moment.

Il y a également des jeunes filles qui arrivent le visage voilé aux examens. On est dans une espèce de surenchère due à la fois à l’adolescence et à d’autres choses mais cela provoque des réactions de rejet ou d’inquiétude.

A propos de la législation ou de la jurisprudence actuelle, le texte de l’avis du Conseil d’Etat me semble remarquable sur le rappel de ce que sont les libertés publiques ou la protection de celles-ci.

Je crois - mais je dépasse peut-être ma fonction de médiatrice - que nous avons eu tort de considérer le voile comme étant un signe religieux comme un autre. Et toute la difficulté que nous avons aujourd’hui dans les établissements scolaires provient de ce que le voile a été interprété comme un signe religieux, alors même qu’on se refusait à interpréter ensuite le pourquoi du voile pour les musulmanes.

M. le Président : Cela nous a enfermé dans une impasse.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, tout à fait. Le voile n’est pas un signe religieux, il n’y a pas de signes religieux dans l’islam. Concernant le voile, il y a exclusivement deux références dans le Coran. Il est dit s’adressant au Prophète : « Dis à tes femmes et aux femmes des croyants de rabattre leur voile sur leur poitrine ». Aujourd’hui encore, des prédicateurs et des oulemas se posent la question de savoir comment est le voile. C’est un peu comme le sexe des anges. Le Coran ne parle pas explicitement du hidjab, un terme arabe qui désigne l’idée de couvrir, de fermer, de mettre un rideau ni du djelbab, du tchador, du tchadri ou de la burka.

Les traditions musulmanes ressemblent aux traditions catholiques du début du siècle dernier, quand les femmes se couvraient les cheveux pour une question de pudeur.

Les Saoudiens qu’on regarde à la télévision ne s’habillent pas comme le reste des musulmans parce qu’ils ont décidé d’en rester à une tenue vestimentaire du VIIème siècle, voire avant. C’est un choix mais ce n’est pas prescrit dans le Coran. Il n’y a pas de prescription particulière dans le Coran.

M. le Président : Y a-t-il dans le Coran des prescriptions quant à la tenue vestimentaire de ceux qui croient ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Non, il n’y en a pas. Le monde musulman est vaste, 1 milliard de personnes dans des pays différents, et les gens s’habillent selon leurs traditions locales et celles du pays. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on a ces différentes tenues, y compris d’une région à une autre. En Algérie, c’est le haïk qui prévalait mais il est tombé en désuétude et seules les femmes d’un certain âge le porte. Le voile en Arabie Saoudite, en Iran ou aujourd’hui dans les pays d’Europe, est une référence exclusive aux courants fondamentalistes. C’est la version fondamentaliste du Coran.

M. le Président : Il n’y a rien dans le Coran qui dise qu’un musulman doit montrer clairement sa foi à l’extérieur ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Non, absolument rien. En revanche, il est prescrit dans la sounna d’essayer de ressembler à ce qui est appelé « le beau modèle », c’est-à-dire au Prophète, de suivre la voie du Prophète, notamment dans sa manière de se vêtir et de traiter ses épouses, d’essayer, mais ce n’est même pas une obligation, d’être un modèle, « le beau modèle ».

Mme Martine DAVID : Cela veut donc dire, compte tenu de la réponse que vous faites au Président, que les fondamentalistes réécrivent leur interprétation du Coran. Ils cherchent évidemment à s’imposer dans les ghettos avec cette interprétation, mais comment la justifient-ils ? Les musulmans ne sont pas plus ignorants que les autres, ils connaissent le Coran. Ou alors ne le connaissent-ils pas suffisamment pour ne pas en tirer les interprétations possibles ?

M. le Président : Ou le Coran est-il suffisamment imprécis pour permettre des interprétations différentes ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Ce serait plutôt l’interprétation de M. le Président parce que, comme tous les textes religieux, vous avez des « littéralistes »...

M. Arnaud MONTEBOURG : C’est comme cela dans les religions monothéistes.

Mme Martine DAVID : Oui, mais cela va très loin ici !

Mme Hanifa CHÉRIFI : Pas plus. Je pensais à cette communauté des Mormons aux Etats-Unis qui pratique la polygamie.

Mme Martine DAVID : On touche ici les phénomènes sectaires.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, mais le fondamentalisme à un rapport avec le sectarisme.

M. le Président : Le phénomène sectaire est souvent lié à une interprétation très particulière d’un texte religieux...

Mme Hanifa CHÉRIFI : C’est ici une interprétation à la lettre, par exemple, Ibn Thaymiya, qui est une référence pour les fondamentalistes, ou Al Afghani qu’on dit être un réformisme mais qui propose une lecture littérale de l’islam.

Comment les fondamentalistes justifient-ils l’objectif ? Ils le justifient en disant : « Vos parents ne savent pas lire le Coran ». Ils se fondent sur la lecture du Coran, dont ils donnent l’interprétation qu’ils veulent. Ce sont des choses que l’on retrouve dans d’autres religions.

Il y a deux tendances chez les fondamentalistes concernant cette question du voile. La première tendance selon le Prophète - dont les propos auraient été rapportés par quelqu’un qui était présent - les femmes ne doivent montrer de leur corps que le visage et les mains. C’est la version la plus répandue, c’est la version « ouverte ». Et vous avez, par ailleurs, ceux qui disent que la femme doit tout couvrir de son corps parce qu’elle est une honte à elle seule. Le corps de la femme perturbe tellement les rapports sociaux qu’à défaut de réclusion, celle-ci doit être entièrement couverte lorsqu’elle sort de sa maison. C’est le cas de l’Arabie Saoudite où les femmes sont entièrement couvertes et de l’Afghanistan avec le tchadri qui couvre entièrement les femmes.

M. le Président : Une interprétation dit aussi que la femme ne peut montrer son visage qu’à son mari et à ses enfants.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Tout à fait. Il y a dans les sourates du Coran auxquelles je faisais allusion une énumération de personnes devant lesquelles une femme peut se montrer sans son voile, que ce soit celui qui la couvre entièrement ou celui qui couvre uniquement son visage. C’est évidemment la parenté masculine toute proche. La femme n’a pas à se couvrir dans un milieu non mixte. Ce précepte n’est évidemment pas religieux. C’est pour cela que le voile n’a pas de dimension religieuse mais une fonction sociale.

M. le Président : Il a une fonction sociale, pas religieuse, et nous en avons fait une fonction religieuse.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, exactement.

M. le Président : Nous avons légitimé une mauvaise interprétation du port du voile.

Mme Hanifa CHÉRIFI : On n’a pas pris assez de temps à cette époque pour traiter cette question. C’est pour cela que je revenais sur l’idée qu’il y avait trois voiles.

M. le Président : Le port du voile n’a donc rien à voir avec la laïcité ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Le port du voile est une atteinte à la laïcité dans la mesure où il prône dans le champ social, dans l’identification de soi, une définition de l’être humain, en particulier des femmes, par la religion - puisqu’elles doivent se vêtir, se comporter par rapport à la religion - et non pas par la dimension civique.

M. Goasguen posait la question importante du rapport aux parents. J’ai vu des parents, des pères et des mères, en larmes dans des établissements scolaires qui disaient : « Je ne sais pas quoi faire de ma fille, mon fils ne pratique pas ce Coran-là ». Les parents immigrés de milieux populaires vivent l’islam comme la foi du charbonnier Une maman par exemple m’a dit : « Je ne comprends pas cet islam. Ils ont de tout petits livres mais on n’a jamais vu des livres du Coran de cette dimension ». C’est vraiment un courant sectaire qui produit énormément d’ouvrages à très bon marché. On ne sait pas non plus que les cassettes vidéo, les livres, les rapports de conférence, sont à des prix dérisoires dans les librairies islamistes telles que celles que je connais. Vous avez une clientèle qui est toujours renouvelée...

M. le Président :... avec des réseaux de distribution très bien faits.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, et de plus en plus. Vous avez maintenant des librairies islamistes, des boucheries halal... J’habite le quartier Belleville-Ménilmontant, et j’ai vu, autour de la mosquée, toute la rue Jean-Pierre Timbaud s’islamiser avec l’ouverture de librairies et de boucheries islamistes qui se sont ouvertes. C’est à Paris intra-muros mais il faut voir aussi ce qu’il en est dans les banlieues...

M. le Président : ... et en province.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Il est important de revenir sur cette question des parents parce qu’on a tendance à voir les parents immigrés comme des parents démissionnaires incapables de tenir leurs enfants et de leur transmettre quelque valeur que ce soit. Je les écoute parce que j’insiste toujours pour rencontrer les parents dans les établissements scolaires. Je ne rencontre jamais une élève toute seule. Je la rencontre seule au cours de l’entretien mais je demande toujours à voir les parents, de préférence les deux mais au moins un des deux, et sans intermédiaire, même si certains parents se laissent dépasser par des responsables d’associations, par des juristes, qui viennent parler à leur place en prétendant qu’ils auraient un meilleur contact avec les chefs d’établissement puisque les pères et les mères ne parlent pas bien français.

L’affaire de Flers est, à ce titre, exemplaire. Je suis intervenue auprès de parents d’origine turque qui parlaient correctement français, mais j’ai vu arriver un jeune homme responsable d’association qui m’a dit : « C’est avec moi que vous devez parler parce que le père ne comprend rien à la loi française, ne parle pas français, et je suis plus que l’interprète ». Il voulait que je le reçoive indépendamment des parents et on aurait même pu éviter de voir les parents. Il s’en est suivi, non pas une négociation parce que je ne voulais pas lui parler, mais un moment assez difficile parce que le père, qui était lui-même membre de l’association à laquelle appartenait ce jeune homme, se sentait en difficulté. Nous avons réussi à obtenir un échange avec les deux pères d’enfants de l’établissement de Flers, sans intervention extérieure.

Une des réponses apportées dans les établissements scolaires par la médiation, grâce à une meilleure connaissance du terrain, est de dire aux chefs d’établissement de ne pas recevoir tous ces intermédiaires qui encadrent les familles et que l’administration a les moyens de faire intervenir un interprète s’ils reçoivent des parents qui ne parlent pas français.

Les parents sont effectivement en difficulté. On ne voit pas la fracture qui se produit à l’intérieur des familles, on ne voit pas leur désarroi face à une situation où ils se voient dévalorisés, disqualifiés. Ce qui est grave, c’est la remise en cause de leur rôle de transmission culturelle et religieuse. Il est normal qu’ils soient disqualifiés dans leur rôle de transmission par rapport à la culture française et par rapport à l’école puisqu’ils viennent d’un autre pays et qu’ils n’ont pas forcément été à l’école. Mais ces courants islamistes nient leur rôle de transmission, y compris dans leur propre culture et dans leur propre référence à la religion. Ils aggravent donc le phénomène de déstructuration identitaire chez les jeunes et la situation des parents. Les parents ne se sentent pas nécessairement compris ou soutenus par l’école et ils ne peuvent pas non plus rejeter l’islam ; il faut comprendre leur situation difficile. Vont-ils désapprouver l’islam pour pouvoir se mettre en accord avec l’établissement scolaire ? Ils ont du mal.

J’ai vu des parents dire : « Ce sont, de toutes façons, les enfants de la France » en parlant de leurs propres enfants. « Ils n’ont qu’à gérer cela maintenant puisque, nous, on ne nous écoute pas ». Mais j’ai vu aussi des parents se mobiliser, essayer de m’interpeller ou d’interpeller un chef d’établissement pour demander de les aider à faire sortir leurs enfants de ce courant qui ressemble aux courants sectaires.

M. Goasguen demandait des réponses concrètes sur l’action de « déminage ». L’attitude concrète et de déminage consiste d’abord à ne porter aucun jugement de valeur sur l’attitude des jeunes filles et des parents mais de les écouter, d’essayer de faire comprendre à la jeune fille que l’école, les enseignants, voire les parents - quand je comprends que les parents s’opposent au voile - sont de leur côté et que ce ne sont pas les responsables d’associations islamiques et leur prédicateur qui pensent à leur avenir. Le docteur Milcent conseille aux jeunes filles dans son ouvrage « Le foulard islamique et la République française : mode d’emploi » - ouvrage qui est sur un site internet et qu’il a largement distribué -, un certain nombre de procédures et un argumentaire, aussi bien juridique que pour l’échange avec les enseignants. Il écrit notamment : « Cela ne fait rien si vous perdez une année scolaire ou deux du collège et du lycée, à l’âge de votre adolescence, car ce que vous apprendrez au cours de cette épreuve ne se trouve dans aucun manuel scolaire ». C’est un encouragement fait à des adolescents et adolescentes à être dans le conflit. Il intervient dans les conseils de discipline, non pas en faveur des jeunes filles - c’est ce que j’essaie de leur expliquer - pour les aider à vivre leur scolarité normalement mais pour défendre le port du voile. Les islamistes ne défendent pas les jeunes filles voilées, ils défendent le voile.

La médiation de l’Education nationale essaie de défendre les jeunes filles voilées dans leurs droits, dans le cadre du contexte actuel, en essayant d’éviter les conflits et de faire comprendre la complexité des questions sociales et des questions liées à l’adolescence.

On se focalise aujourd’hui sur l’idée du religieux. Le voile ressort du religieux, on va donc gérer le religieux, et on se sent démuni parce que c’est difficile. La médiation permet d’essayer de comprendre pourquoi la jeune fille a pris le voile et ce qui la motive dans son parcours personnel, son contexte social ou son rapport d’opposition à sa famille. Si les islamistes disent que l’islam de ses parents est mauvais, la jeune fille peut avoir envie de se référer à un islam en opposition à un parent pour dire au père ou aux frères : « Je suis musulmane et meilleure musulmane que toi, et tu n’as plus à me commander ».

M. le Président : Ces jeunes filles qui portent le voile sont-elles des jeunes filles qui pratiquent la religion musulmane et y en a-t-il qui sont musulmanes mais qui ne pratiquent pas la religion musulmane ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Elles ne pratiquent pas. Elles disent qu’elles connaissent le Coran. Elles le connaissent pour autant qu’elles pratiquent la langue d’origine -et on voit les limites de leur connaissance du Coran - mais elle se le font lire, elles l’étudient. Certaines se montrent très assidues aux cours sur le Coran, sur la religion, plus qu’à l’école.

On suppose qu’elles pratiquent la prière cinq fois par jour mais il n’y a pas d’obligation pour le musulman de faire sa prière aux cinq moments prescrits dans la religion. Il est dit, y compris dans le texte religieux, qu’il est possible de faire ses cinq prières à la fin de la journée. Il n’est pas obligatoire de s’arrêter à des moments précis de la journée, de l’aube au coucher du soleil, pour faire ses prières.

Il y a effectivement un retour à la pratique, parce qu’on leur enseigne dans ces associations ou dans les contacts qu’elles peuvent avoir avec certains prédicateurs qu’elles doivent, justement, aller toujours plus avant dans la religion. Mais le voile - et c’est ce que disent les prédicateurs - est le summum de la pratique musulmane pour les femmes. Le conditionnement social des femmes est effectivement essentiel pour eux. N’y a t-il pas un contexte de pression pour ces prédicateurs si une jeune fille adopte le voile à 13-14 ans ? Ils les amènent à croire que le port du voile est la meilleure manière pour une femme de mettre en cohérence le texte religieux et sa vie de tous les jours. Il y a vraiment un endoctrinement et l’école ne fait pas attention à cela. On gère pour l’instant simplement la question disciplinaire. On gère le problème sur le plan des droits, on regarde si la jeune fille a dépassé ses droits en tant qu’élève au regard de la jurisprudence, mais on ne traite pas les questions sociales, les questions d’influence. Si on le faisait, on n’aurait pas besoin de loi. Selon moi, on pourrait plus facilement faire reculer ces pratiques en traitant le contexte et en apportant des réponses pour anticiper ce problème.

J’ai vu des jeunes filles me dire : « Vous me demandez d’enlever le voile pour ma scolarité, pour mon devenir professionnel et pour une meilleure vie en France, mais si j’enlève le voile tout à l’heure, que je traverse la rue et que je me fais écraser en traversant la rue, je vais me retrouver devant Dieu sans le voile, et que va-t-il faire de moi ? »

Il y a donc l’idée du châtiment divin, transmise à des adolescentes de 10, 12 ou 13 ans par ces courants, qui oblige, là encore, les jeunes filles à faire abstraction de leur vie sociale et de leur vie de jeunes filles. C’est pour cela que c’est sectaire. Elles ont l’idée que le voile est un commandement de Dieu et que l’on ne peut pas ne pas respecter le commandement de Dieu. La loi commune, les valeurs de la société sont importantes, mais en deçà du commandement de Dieu. Ce qui est grave, c’est qu’elles privilégient la loi divine à la loi commune, donc le religieux au civique.

Toutes ne sont pas comme cela, mais on voit que celles qui tiennent ce type de discours sont très influencées et qu’elles n’ont même plus leur libre-arbitre pour pouvoir se sortir de cette situation. C’est justement par l’écoute que l’on peut les aider à sortir de cet enfermement, en leur montrant qu’aucune religion ne doit être exclusive dans la vie d’un individu mais toujours inscrite dans la diversité et dans l’ouverture. Il faut essayer, au niveau de l’Education nationale, et plus largement au niveau des politiques de la ville et des politiques publiques, de traiter spécifiquement la question identitaire de ces jeunes filles. Il faut apporter des réponses en termes culturels, de mémoire, d’actions éducatives et ne pas les rejeter parce que les islamistes les récupèrent au fur et à mesure qu’on les rejette. Ils ne jouent que sur la question identitaire et c’est comme cela qu’ils font avancer leur discours.

N’ose-t-on plus intervenir dans certains établissements ? Y a-t-il beaucoup plus de voiles qu’on ne le croit ou beaucoup plus de manifestations ? Dans certains établissements, les enseignants nous disent qu’ils n’osent pas intervenir, qu’ils n’osent pas enseigner la shoa, la laïcité, les textes de Voltaire... C’est vrai et c’est faux parce que les établissements scolaires n’osent plus enseigner quoi que ce soit dans certains quartiers et dans certains sites, même plus les mathématiques ! Le voile n’est qu’un symptôme de quelque chose d’autre, et on ne peut pas le gérer à part, bien que ce soit un peu comme cela que l’on fait aujourd’hui, comme si c’était juste un signe religieux.

Les journalistes ne s’intéressent, en effet, qu’au côté spectacle. Je prends l’exemple du lycée de La Martinière-Duchère où s’est posé un problème de voile, il n’y a pas longtemps. Cet établissement scolaire est le plus gros établissement scolaire de Lyon avec 2 500 élèves ; il marche bien et a bonne réputation dans la cité. Il s’y pose le problème d’un voile, alors la presse ne cesse d’en parler.

J’ai vu des chefs d’établissement harassés, non pas par la gestion du problème du voile dans leur établissement scolaire, mais par les à-côtés, par la pression causée par les médias et, évidemment, par l’administration parce qu’il est toujours gênant qu’un problème de voile soit relaté dans un journal. Les médias se nourrissent des problèmes de banlieue. De ce fait, ils influencent l’opinion et tout le monde en a peur. Les établissements scolaires qui n’ont jamais eu de problème de voile en ont même peur. Les établissements à qui il arrive un problème de voile pour la première fois, y compris dans une ZEP, ont souvent le réflexe d’interdire l’accès de l’établissement scolaire à la jeune fille qui le porte, ce qui va tout à fait à l’encontre de la jurisprudence car on ne peut pas interdire l’accès d’un établissement scolaire à un élève au motif qu’il arbore un signe religieux. Il faut attendre qu’il ait commis des manquements à ses obligations d’élève. Ces établissements vous disent qu’ils auront dix ou vingt problèmes de voile demain s’ils n’arrêtent pas aujourd’hui celui-là.

A la lumière de mon expérience de neuf ans, je peux vous dire que c’est faux. Un voile n’en amène pas d’autres. Des élèves peuvent, à certains moments, arriver en nombre avec un keffieh dans la cour de l’établissement scolaire, comme après le 11 septembre, et manifester, mais un voile n’en amène d’autres en aucune façon.

Il y a donc de la part du milieu enseignant une méconnaissance réelle de cette population d’immigrés à laquelle il a affaire. Il n’est pas capable d’anticiper son comportement ni de savoir ce qu’il va advenir demain de tel ou tel comportement.

La question de la sexualité est un élément central de la définition du statut des femmes comme étant différent de celui des hommes. Le voile renvoie au statut social des femmes et est revendiqué ou prescrit au nom de la pudeur. Pour les courants fondamentalistes, la pudeur est une notion de gestion sociale, ce n’est plus simplement une valeur individuelle et de bienséance. La société devrait être gérée en séparant les hommes et les femmes. Pour que cette séparation, au nom de la préservation de la pudeur des femmes, soit effective, il faut, si l’on ne peut pas la mettre en pratique comme dans un pays qui respecte la charia par exemple, trouver d’autres formes de séparation. Le voile est une forme de moralisation de la mixité dans la société.

Mme Martine DAVID : Mais s’il y a contrainte, elle ne s’applique qu’aux femmes.

Mme Hanifa CHÉRIFI : De toute façon, la contrainte ne s’applique qu’aux femmes puisque ce sont elles qui constituent le danger.

Mais il y a aussi la question de l’adolescence. On a, par exemple, un problème avec la sanction du refus d’aller à la piscine. On peut exclure par la voie du conseil de discipline, d’une manière tout à fait légale, une jeune fille qui porte le voile et qui refuse d’aller à la piscine. J’ai vu des chefs d’établissement avoir mauvaise conscience en s’appuyant sur ce motif parce qu’ils nous disent que 90 % des jeunes filles de leur établissement scolaire trouvent des prétextes et produisent des certificats médicaux pour ne pas aller à la piscine. On peut imaginer les raisons pour lesquelles des garçons et des filles, à l’adolescence, ne veulent pas aller à la piscine. Faut-il sanctionner cette jeune fille, alors que les enseignants, les élèves, tout le monde, voient que la piscine est un problème à 13, 14, 15 ans, pour les garçons comme pour les filles ?

La référence au voile c’est l’obligation pour les jeunes filles, dès l’âge de la puberté - cela peut commencer à 11 ans, 12 ans, et j’ai vu des jeunes filles poser le voile en 6ème -, de ne rien montrer de leur corps et de considérer qu’elles sont l’objet de convoitise de la part de leurs camarades de classe et de leurs professeurs, alors que ce sont des adolescentes et qu’elles n’ont pas à vivre avec cette image négative d’elles-mêmes.

La petite fille de 11 ou 12 ans à qui l’on fait porter le voile bascule dans la sphère des femmes et n’est plus dans la sphère des adolescentes.

On pourrait au minimum proposer que l’autorisation du port du voile soit fixée à l’âge du mariage autorisé pour les filles, ce qui supprimerait toute obligation du voile pour les fillettes.

M. le Président : Merci beaucoup, Madame, pour toutes ces informations et réflexions qui nous sont très utiles. Nous allons y réfléchir. Votre présentation a été passionnante.


Source : Assemblée nationale française