(extrait du procès-verbal de la séance du 8 juillet 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Mes chers collègues, je précise que M. Maurice Quenet, recteur de l’académie de Paris, que représente Mme Sylvie Smaniotto, fait aujourd’hui partie de la commission instituée par le Président de la République sur la question de la laïcité.

Messieurs les recteurs, Mme Smaniotto, nous avons constitué une mission d’information sur la question des signes religieux à l’école, et nous essayons, par un certain nombre d’auditions, de trouver une vérité. Notre recherche consiste à savoir si, pour un tel sujet, il convient de se contenter d’un statu quo, ou si nous devons être à l’origine d’une modification législative ou d’une loi particulière.

Nous avons, madame et messieurs, un certain nombre de questions à vous poser.

Pensez-vous que le droit actuel est satisfaisant en la matière ? Etes-vous capables, aujourd’hui, avec les instruments juridiques qui sont les nôtres, de faire respecter la laïcité à l’école ? Etes-vous favorables ou non à une modification législative ? Si oui, dans quelle direction souhaiteriez-vous que nous légiférions, afin de renforcer le principe de la laïcité à l’école ? Enfin, comment éviter en défendant la laïcité de heurter les différentes religions, car il ne s’agit pas de légiférer contre une religion ?

M. André LESPAGNOL : M. le Président, mesdames et messieurs les députés, l’académie de Créteil est une académie importante, le territoire regroupe près de 4 millions d’habitants, 750 000 élèves dans les établissements publics, plus 80 000 étudiants. Il s’agit d’une académie qui se caractérise par la diversité de sa population, avec des phénomènes migratoires importants, ce qui fait que nous avons dans nos écoles des élèves venant de familles d’origine très diverse - parfois 40 à 50 nationalités - et appartenant à des communautés religieuses différentes - musulmane, israélite, asiatique, chrétienne, etc.

C’est la raison pour laquelle nous sommes très sensibles au phénomène religieux ; le problème du communautarisme se pose de manière importante, à travers un phénomène de ghettoïsation dans les quartiers ainsi que dans les établissements scolaires.

Quant au fait même de la présence de signes religieux dans les établissements, je dirais que le problème qui se pose est le port de signes religieux, notamment de la part d’élèves musulmanes. Dans l’académie de Créteil se trouvent par ailleurs des établissements privés sous contrat chrétiens et israélites, où le port de signes religieux est autorisé. L’académie procède à des inspections dans ces établissements, qui mériteraient peut-être d’être plus systématiques.

Le problème qui nous interpelle est donc celui du voile mais je tiens cependant à dire que les affaires de voiles se posent à une échelle qui doit être pondérée. Nous comptons 511 établissements du second degré, dont 168 lycées, qui accueillent, en 2002-2003, 320 000 élèves, sur un total de 748 000 élèves dans l’enseignement scolaire public, si l’on intègre l’enseignement primaire où la question ne se pose pas pour l’instant.

Depuis trois ans que je suis recteur de l’académie, chaque année une dizaine d’affaires « de voile », concernant 30 à 40 jeunes filles, remontent au niveau du rectorat.

M. le Président : Ce qui veut dire qu’il y en a d’autres qui ne remontent pas jusqu’à vous ?

M. André LESPAGNOL : Effectivement, nous pouvons nous poser la question du signalement. Il se peut qu’un certain nombre d’affaires soient gérées au niveau des établissements. Mais celles qui remontent au rectorat se comptent sur les doigts des deux mains.

M. le Président : Avez-vous une estimation du nombre d’affaires qui sont gérées localement ?

M. André LESPAGNOL : Non, pas précisément. Nous sommes dans une logique d’autonomie des établissements ; le chef d’établissement traite en amont le problème, donne des instructions et gère avec les familles pour que l’on puisse éviter que la question du voile se pose dans les établissements scolaires.

Il existe là une zone grise, mais je ne crois pas qu’il s’agisse, de la part des chefs d’établissement, d’une volonté de masquer les affaires ; ils tentent de les gérer. Parmi les dix affaires qui remontent chaque année au rectorat, deux ou trois ont vraiment de l’importance, c’est-à-dire qu’il existe une réelle résistance attestant d’une volonté de transgression de la loi républicaine.

Cette année, les affaires les plus sérieuses ont été gérées par notre équipe d’intervention : le proviseur en charge de la vie scolaire dans l’académie a une compétence très pointue sur cette question, il peut intervenir avec l’inspecteur pédagogique régional qui est également compétent. Dans la grande majorité des affaires, nous avons réussi à régler la question dans le cadre du respect de la législation et de la jurisprudence du Conseil d’Etat.

La seule affaire un peu compliquée que j’ai eue à gérer est celle de l’année dernière, à Tremblay-en-France. Le conflit est né de la volonté d’affirmation de son identité musulmane par une jeune fille, soutenue par sa famille - et certainement par un réseau - et de la contre-volonté de l’équipe enseignante de défendre une conception de la laïcité pure et dure, allant au-delà de l’interprétation de la jurisprudence du Conseil d’Etat.

C’est dans ce type d’affaire que le proviseur vie-scolaire et l’inspecteur pédagogique régional interviennent pour expliquer aux élèves, aux familles, mais également aux enseignants - qui n’ont pas tous des compétences juridiques -, quel est l’état de la loi et de la jurisprudence. C’est ce qui s’est passé à Tremblay-en-France, où le conflit était violent, à partir de la décision du conseil de discipline d’exclure l’élève. La commission d’appel du rectorat a été obligée de constater que la preuve de la transgression de la jurisprudence du Conseil d’Etat sur le prosélytisme n’était pas établie.

Pour ces quelques affaires plus délicates, notre position est la tolérance minimum d’un « fichu », et non pas d’un voile, avec des conditions précises. Nous refusons le port du voile au sens strict du terme, dans la mesure où il affiche une volonté de prosélytisme.

M. le Président : Ainsi, vous nous dites que les cas sont peu nombreux et que la jurisprudence du Conseil d’Etat, ainsi que le savoir-faire d’un certain nombre de responsables de l’Education nationale, permettent de régler ces problèmes sans trop de difficultés. L’état du droit vous convient, donc ?

M. André LESPAGNOL : Je n’irai pas jusque-là. La jurisprudence existe et est applicable, mais elle pose des difficultés d’interprétation à un certain nombre de chefs d’établissement et à une partie importante du corps enseignant, particulièrement marquée par des opinions laïques. Il existe également un problème de compréhension de cette jurisprudence et de rapport au droit en général. Cela étant dit, pour l’instant, nous arrivons à gérer ces questions, en l’état de la législation, à travers l’intervention de collaborateurs compétents et par l’effort que nous livrons pour dédramatiser ces affaires.

Notre logique est qu’un maximum d’élèves issus de l’immigration puisse intégrer le système scolaire public - et en général, il ne s’agit pas de mauvais élèves. C’est d’ailleurs un des points sensibles du dossier.

En tant que recteur chancelier, je suis responsable du système scolaire, mais également des établissements supérieurs. Je souhaiterais donc vous signaler que le flou, me semble-t-il, est plus important dans les universités. Je fais régulièrement le tour des universités de mon académie, et j’ai pu constater que la présence d’étudiantes voilées est très fréquente. La question est donc de savoir si la législation qui a été adoptée pour les établissements scolaires s’applique aux universités ? Des présidents d’université, notamment de Seine-Saint-Denis, m’ont rapporté que des étudiants revendiquaient des lieux de prière au sein de ces établissements. J’ai également noté qu’aux élections universitaires diverses, des candidats se présentent sur des bases ethnico-confessionnelles.

M. le Président : Restons centrés sur l’école, M. Lespagnol. L’université est laïque également, mais il s’agit d’une autre législation, d’une autre approche. Mais il est vrai que le port de signes religieux au sein des universités doit donner des idées aux petits frères ou aux petites sœurs qui sont à l’école.

M. Paul DESNEUF : M. le Président, l’académie de Lille correspond exactement à la région Nord-Pas-de-Calais, qui est caractérisée par une très forte immigration d’origine maghrébine. Par conséquent, nous rencontrons effectivement des problèmes importants de signes religieux, ostentatoires ou non.

Vous nous avez posé deux questions fortes, M. le Président : d’une part, la situation actuelle est-elle satisfaisante, et, d’autre part, sommes-nous capables de faire respecter la laïcité ?

J’aurai une vision moins optimiste que celle de mon collègue, M. Lespagnol. Il me semble que nous assistons, à l’heure actuelle, à une volonté assez forte de la part de certains milieux musulmans d’affirmer leur identité, avec une absence totale de complexe dans le langage des jeunes filles - que ce langage soit intégré par elles ou qu’il leur soit dicté, est un objet de discussion. J’ai entendu parler de « petits voiles discrets ». Le problème n’est pas d’ordre vestimentaire. Il s’agit d’un signe religieux fort et d’un signe de statut pour la femme ou la jeune fille.

Dans certaines zones, je pense notamment à des communes de l’agglomération lilloise, qui sont des zones très problématiques, il se pose un certain nombre de difficultés que les chefs d’établissements et les professeurs tentent de gérer. Ainsi, dans une de ces communes, il y a un établissement qui compte 70 % d’élèves d’origine maghrébine, bien que ce ne soit pas l’établissement où il y a le plus de voiles. Mais il convient de savoir ce que cela recouvre.

Cela recouvre, dans un certain nombre de situations, un abandon du principe de laïcité. Dans de nombreux cas, les chefs d’établissement ont la tentation « d’acheter la paix sociale », et font donc des concessions. Je suis en train d’enquêter dans des établissements, et ces concessions peuvent aller, me dit-on, jusqu’à la non-participation à certains enseignements. Les professeurs sont troublés, les chefs d’établissement gèrent sur le terrain.

Ce qui caractérise la période actuelle - par rapport à ce qui existait voilà encore cinq ans -, c’est qu’il y a peu de situations de crise, mais des avancées importantes sur le plan des signes religieux. Nous ne sommes pas dans le drame, mais dans un comportement plus profond et qui s’enracine.

M. le Président : De manière insidieuse, ce comportement gagne du terrain ?

M. Paul DESNEUF : Exactement. On s’appuie sur la jurisprudence du Conseil d’Etat, et je me permets de dire aux magistrats, M. le Président, avec tout le respect que je leur dois, que celle-ci ne nous aide pas. En renvoyant la responsabilité aux personnes du terrain, elle empêche l’institution de donner un signe fort en matière de laïcité ; or cela est un handicap - je réponds là à la question importante que vous nous avez posée : faut-il légiférer ? A tout le moins, il conviendrait de réaffirmer des principes, peut-être serait-ce même insuffisant. Il existe, véritablement, une situation qui me semble en évolution actuellement, avec des marges de manœuvres pour les extrémistes.

Récemment - mais je ne peux ni le confirmer ni l’infirmer -, il m’a été signalé, pendant une journée, le port de burka, dans un établissement - je vais enquêter sur ce sujet.

M. le Président : Combien comptez-vous d’élèves et d’établissements dans votre académie ?

M. Paul DESNEUF : 500 000 élèves répartis dans 520 établissements.

M. le Président : Et le problème du port du voile - ou de signes religieux - a quelle importance ?

M. Paul DESNEUF : Sur l’ensemble de l’académie, a minima, je dirais que 200 cas remontent au rectorat ; mais sans incident. Le problème se pose de manière forte dans un lycée de la banlieue lilloise, où 50 jeunes filles portent le voile.

M. le Président : Mais si 50 cas ne posent pas de problème, cela se fait tout de même au détriment de la laïcité.

M. Paul DESNEUF : Bien entendu ! Mais c’est le problème que pose la jurisprudence du Conseil d’Etat : qu’est-ce qu’un signe ostentatoire ? Doit-il y avoir des démarches positives de prosélytisme en plus du port du voile pour considérer que c’est ostentatoire, ou le simple port est-il en soi ostentatoire ? Pour ma part, c’est ce que j’aurais tendance à penser. Mais la jurisprudence du Conseil d’Etat ne nous aide pas en la matière.

M. Alain MORVAN : M. le Président, l’académie de Lyon compte 552 établissements scolaires - publics et privés sous contrat -, 580 000 élèves et 135 000 étudiants.

M. le Président : Combien de cas de port de signes religieux à l’école ont été signalés au rectorat ?

M. Alain MORVAN : Mon collègue Lespagnol disait que dans son académie les cas se comptaient sur les deux mains, je dirais que dans la mienne ils se comptent sur les doigts d’une main - pas tout à fait - avec trois cas depuis le début de l’année.

Il convient d’avoir une extrême précision méthodologique. Il me semble que dans cette affaire, nous employons des termes globalisants - le voile, le foulard - alors que lorsqu’on regarde les choses de près, et notamment lorsqu’on se fonde sur les réflexions de spécialistes tels que Mme Chérifi, la médiatrice de l’Education nationale, on se rend compte que si les voiles sont extrêmement rares - et dans ce cas le chef d’établissement doit nous saisir -, en revanche, quantité d’établissements - y compris les plus paisibles - vivent sur des situations de compromis - je ne dis pas de « compromissions ».

Ainsi, la situation la plus fréquente que nous rencontrons, c’est celle d’une élève qui arrive devant le lycée - parfois le collège - revêtue d’un voile au sens propre du terme, qui l’enlève et qui roule autour de sa tête un petit bandeau - un journal du soir a parlé de « bandana » ce qui rend bien compte de l’aspect symbolique de la démarche.

Parmi les affaires dont il a été le plus question dans l’académie de Lyon - il y en a eu trois -, une seule a duré au-delà de quelques jours, celle du lycée La Martinière Duchère. La situation était la suivante : tous les matins, une élève, qui arrivait voilée, enlevait son voile, mettait son bandana, se heurtait à un groupe d’une vingtaine d’enseignants très engagés - du côté de l’ultra gauche, voire au-delà - qui n’étaient pas fâchés de mettre l’institution en difficulté sur ce sujet.

Ce qui m’a préoccupé dans cette façon de faire, et qui m’a finalement fait découvrir a contrario certaines vertus dans la jurisprudence du Conseil d’Etat, c’est de voir qu’elle permettait de construire un socle de compromis - et non pas de « compromissions » - en laissant un grand nombre d’élèves porter un signe religieux ; et il s’agit bien d’un signe religieux, car si on leur pose la question - encore faut-il la leur poser - ils affirment qu’ils le portent par conviction religieuse.

Cette situation est assez répandue. J’ai mené une enquête dans les lycées de Lyon - et je ne vous parle pas de ceux de la périphérie - dont certains comptent un nombre non négligeable de cas de cette espèce.

Je souhaitais donc vous signaler la nécessité qu’il y avait à distinguer le voile de ce qui n’est pas le voile, et l’opportunité, pour les équipes, de travailler non pas dans la précipitation, mais dans le temps. Le problème est le mieux géré lorsqu’on a affaire à des équipes qui prennent le temps de la concertation.

Dans l’affaire qui m’a opposé à une poignée de professeurs - et qui est virtuellement terminée - la convocation du conseil de discipline a été lancée le soir même du passage - fructueux au demeurant - de la médiatrice. Le ministère m’avait bien appelé pour dire qu’il n’était pas logique de demander une médiation et de faire passer l’élève, tout de suite après, en conseil de discipline aux fins d’exclusion. J’ai donc demandé au proviseur, non pas de renoncer à la convocation du conseil de discipline, mais que l’on y sursoie. D’où la polémique qui a duré quelques mois et qui m’a permis de réaffirmer une conception de la laïcité qui m’apparaissait mise à mal.

Le courrier que j’ai reçu a fait apparaître que si certains de mes interlocuteurs étaient sincèrement attachés à la laïcité - pure et dure - d’autres en revanche obéissaient davantage à des pulsions ethnocentristes, sinon racistes - encore que l’on ne fût pas toujours très loin du racisme. Par ailleurs, est remontée à la surface une résurgence d’un vieil anticléricalisme, avec une quinzaine de professeurs qui menaient un combat dirigé non pas contre le voile en tant que tel, mais contre le principe spirituel. Cela m’a amené à déclarer, avec l’appui d’un certain nombre d’autorités - dont les communautés juive, maghrébine et chrétienne, voire de certains milieux maçonniques - que la laïcité ne devait pas être l’acte consistant à passer à l’herbicide tout ce qui ressemblait de près ou de loin à la spiritualité.

J’ai constaté aussi que les établissements où les crises apparaissaient comportaient tous un élément de contexte fort ; en l’occurrence, dans un établissement du centre-ville, une vieille crise latente entre une phalange de professeurs et un chef d’établissement un peu rude. De telle sorte que l’on pouvait penser que cette crise aurait pu surgir à propos de n’importe quel sujet. A l’analyse, les arguments ne tenaient pas et, en fait, à aucun moment la laïcité n’avait été mise en danger.

Je terminerai mon propos en vous disant que j’ai vu, à ce moment-là, un certain nombre de jeunes, qui n’avaient aucun rapport avec la jeune fille en question, exprimer une sorte de solidarité de génération. Cela m’a conforté dans l’idée que la coercition ne réussit pas en matière de conviction. Je me suis permis, en prévision de cette audition, de relire Tacite, hier soir, et j’ai trouvé une très belle formule que l’on pourrait traduire par « les idées que l’on réprime prennent d’autant plus d’impact et de force ». Il convient donc d’être très prudent.

Sans être parfaite, la jurisprudence du Conseil d’Etat offre un espace de concertation aux équipes et nous permet de gérer de manière relativement cohérente l’ensemble des dossiers. Si les textes étaient plus contraignants, il me semble que les chefs d’établissement auraient moins recours à l’autorité académique, au ministère, et contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ce serait peut-être davantage du chacun pour soi.

Je suis tombé dans la laïcité lorsque j’étais petit, M. le Président, ce n’est donc pas par intégrisme que je m’exprime devant vous - j’ai bien conscience de m’exprimer devant la représentation nationale -, mais je crains qu’avec une modification législative nous ouvrions la boîte de Pandore et que quantité d’autres religions se sentent menacées, tant il est vrai que les signes d’appartenance religieuse sont très fréquents, parfois même insoupçonnés par ceux qui les portent.

M. Gérald CHAIX : M. le Président, vous souhaitiez des chiffres précis, j’en ai quelques-uns à vous livrer. L’académie de Strasbourg compte 81 553 élèves en collège et 55 787 en lycée, et le sondage que je viens de vous remettre a été réalisé il y a plus d’un mois dans la moitié des établissements : il fait état de 193 voiles dans les lycées consultés, soit 1 % des élèves, et de 230 voiles dans les collèges consultés. Ce sondage n’a aucune valeur scientifique dans la mesure où il s’est focalisé sur les établissements les plus sensibles ; les chiffres qu’il donne sont donc surévalués par rapport à la totalité des établissements.

M. Jean GLAVANY : M. le Président, soyons précis dans les chiffres. On nous parle de 500 voiles, puis de 10, ici 193... Il convient de déterminer quel voile pose problème. Si 500 jeunes filles se présentent voilées à l’entrée de l’établissement mais que 499 cas sont réglés par le proviseur ou le principal, cela veut tout dire et rien dire ! Si ces 500 jeunes filles rentrent dans l’établissement avec leur voile et le retirent avant d’entrer en classe, c’est encore un cas différent. Le chiffre en lui-même n’a pas de sens.

M. Gérald CHAIX : Je parle de jeunes filles qui portent le voile toute la journée.

M. le Président : Cela ne veut pas dire qu’il y a problème ou pas, mais qu’il y a agression à l’égard du principe de la laïcité ; et le règlement de cette agression se fait de façon différente. Mais les chiffres de M. Chaix sont clairs : sur 26 000 élèves de lycées, 193 ont porté un voile.

M. Jean-Pierre BRARD : Ce qui fait 2 %, car seules les filles portent un voile - là on parle de 26 000 garçons et filles.

M. Gérald CHAIX : Un quart de ces affaires est remonté au rectorat en 2002/2003, toutes les autres sont réglées sur place, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas réglées : on les tolère. Cela est perçu non pas comme une agression de la laïcité mais comme l’expression d’une conviction religieuse qui n’est pas contraire à l’esprit de la laïcité.

Je souhaiterais revenir sur les conditions un peu particulières de l’académie de Strasbourg. D’abord, notre académie possède un régime institutionnel particulier qu’elle partage avec la Moselle, et c’est dans ce cadre spécial que l’expérience de la laïcité est vécue depuis 1918, le retour de l’Alsace à la France.

Ensuite, il existe une forte présence publique des composantes religieuses des quatre cultes reconnus - catholique, protestant, avec ses deux variantes, et juif - et le paradoxe est que nous avons une forte minorité musulmane qui n’est pas reconnue comme culte. J’ajouterai que dans cette présence musulmane, il s’agit fortement d’une présence turque, même si elle n’est pas majoritaire, mais dans la représentation du conseil musulman national, cette branche détient la majorité.

Enfin, l’académie de Strasbourg a été dans l’œil du cyclone du combat autour du voile dans les années 90. Treize jugements ont été rendus par le tribunal administratif de Strasbourg en 1993 ; ils ont tous désavoué le recteur et les exclusions prononcées par les conseils de discipline. Cela explique l’attitude de prudence, aujourd’hui, des chefs d’établissement qui ont tous en mémoire cette jurisprudence, confirmée en appel par la cour de Nancy.

Ces trois éléments rappelés, je dirais que la situation de l’académie de Strasbourg est assez comparable aux académies voisines, mais il conviendrait de ne pas se limiter au seul port du voile. Il existe un phénomène d’affirmation identitaire dont le port du voile pour les jeunes filles n’est qu’un des éléments. On constate une augmentation de l’absence des élèves au moment des fêtes musulmanes, des revendications par rapport aux interdits alimentaires et, au moment du ramadan, de la rupture du jeûne pendant les cours. Il m’a même été signalé, dans certains établissements, une véritable territorialisation de la cour de récréation.

Sachez également qu’il est arrivé dans un lycée, en cours de philosophie ou en sciences et vie de la terre, que les stylos se lèvent lorsque le professeur aborde un élément qui est jugé sensible et objet de contestation par un certain nombre d’élèves.

M. le Président : Savez-vous si, dans les établissements de votre académie, beaucoup de garçons portent la kippa ?

M. Gérald CHAIX : Il y en a, oui. Beaucoup, je ne sais pas, je ne suis pas en mesure de vous donner un chiffre précis.

Le cas de Strasbourg est là encore exemplaire, car il s’agit d’une ville d’Europe centrale où la présence de la communauté juive est extrêmement forte, avec des composantes traditionnelles très fortes aussi. Le port de la kippa n’est pas généralisé dans la mesure où la communauté juive dispose de ses propres établissements où le port de la kippa est autorisé - un établissement hors contrat et un autre sous contrat. Dans les établissements publics, le port de la kippa reste extrêmement minoritaire, et je n’ai pas eu de remontée à ce sujet.

L’unique affaire que j’ai eue à régler - j’avais été saisi par le grand rabbin - concernait un élève qui ne souhaitait pas passer des examens de contrôle continu le samedi matin - demande qui avait été refusée par le chef d’établissement.

Telle est la situation de l’académie de Strasbourg, qui dépasse, me semble-t-il, très largement le problème du voile. Et qui dépasse aussi le seul problème de l’identité religieuse, qui est manifeste, mais qui est aussi une affirmation d’identité ethnique et de rapports aux structures familiales, et notamment à la place du père dans la société familiale turque. La question du port du voile par les jeunes filles peut entraîner un risque d’affrontement entre l’autorité de l’Etat - du chef d’établissement - et l’autorité du père.

Je reviendrai maintenant sur les trois questions que vous nous avez posées, M. le Président. La situation actuelle du droit est-elle satisfaisante pour faire respecter la laïcité ? Il convient avant tout de déterminer ce que l’on entend par « faire respecter la laïcité ». Si on l’entend au sens de la jurisprudence du Conseil d’Etat depuis 1989, je répondrai que oui, la situation actuelle est satisfaisante en ce sens qu’il n’y a pas de conflit dans les établissements. Les chefs d’établissement parviennent à gérer, depuis une dizaine d’années, la situation, dans le cadre de la jurisprudence du Conseil d’Etat, à savoir celle qui admet le port de signes d’identité religieuse, dès lors qu’ils ne sont pas des actes de prosélytisme.

Deuxièmement, « êtes-vous favorable à une nouvelle législation, et si oui, dans quel sens ? ». Je serais tenté de répondre en m’appuyant sur le sondage - sans aucune valeur statistique - qui a été réalisé il y a une semaine avec des chefs d’établissement - 7 principaux de collèges et 2 proviseurs de lycées. L’immense majorité était favorable à une législation - 7 sur 9 -, les deux autres estimant qu’elle ruinerait leurs efforts d’intégration entrepris depuis une dizaine d’années. Pour ma part, il me semble qu’il convient d’être extrêmement prudent et je m’alignerai volontiers sur les propos de mon collègue M. Morvan. Notre volonté est de réussir l’intégration de ces enfants, or si l’on devait appliquer une loi stricte sur ce sujet, je crains qu’un certain nombre de jeunes filles quittent nos établissements. Or je préfère qu’elles soient dans l’établissement de la République de 8 h 30 à 17 h 30, plutôt que dans une école coranique que je ne contrôlerais pas.

M. Sylvie SMANIOTTO : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, je ne suis au rectorat que depuis deux mois, mais dans le cadre de précédentes fonctions, j’ai eu à connaître ce type de problème.

L’académie de Paris regroupe 113 lycées et 107 collèges. Il s’agit d’une académie qui souhaite se situer au niveau du droit. Il convient de comprendre qu’actuellement nous sommes en phase de manifestation de plus de plus judiciarisée ; tout se judiciarise. Les parents, les associations, se rendent maintenant au conseil de discipline avec des avocats, les jeunes filles qui portent le voile et qui estiment être en droit de le porter font très souvent référence à l’avis du Conseil d’Etat, elles vont en commission d’appel sur ce fondement et estiment que leur droit est fondé et que le chef d’établissement, voire le ministre, ne respectent par la loi.

En face de ce type de comportements, les chefs d’établissement n’ont pas toujours suffisamment de moyens pour répondre. Vous avez entendu, il y a quelque temps, Mme Marie-Ange Henry qui connaît parfaitement bien le problème et qui est membre du Syndicat national des personnels de direction de l’éducation nationale (SNPDEN). Les chefs d’établissement de l’académie de Paris sont très demandeurs de moyens juridiques, afin de ne plus avoir recours uniquement à ce qu’ils appellent le « droit local ».

Actuellement, cet avis du Conseil d’Etat les limite dans leur action, et ne leur laisse, d’après eux, que leurs règlements intérieurs comme marge de manoeuvre.

Certains règlements intérieurs se contentent de préciser simplement « Seules les absences pour fêtes religieuses dont la liste est publiée annuellement au Bulletin officiel de l’éducation nationale sont acceptées » ou « Tout élève a droit au respect de son intégrité physique et de sa liberté de conscience ».

D’autres vont beaucoup plus loin - alors qu’a priori, d’après l’avis du Conseil d’Etat, ils n’en ont pas le droit - et font référence à l’exercice de la liberté d’expression et de croyance religieuse qui « ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse ou politique ». Tout en indiquant par ailleurs que « le port d’un couvre-chef est interdit dans l’établissement ».

Certains des établissements qui ont indiqué clairement cela dans leur règlement intérieur ont été par la suite traduits devant les tribunaux, au motif qu’ils n’avaient pas le droit d’inscrire ce type de règle dans leur règlement. La question est là, aujourd’hui. Le chef d’établissement, sur le terrain, doit se fonder sur l’avis du Conseil d’Etat, il doit, seul, juger si le port du voile est un acte de prosélytisme ou non, si l’on est dans le cadre de la laïcité lorsqu’on accepte qu’une jeune fille vienne voilée en cours, refuse de faire du sport ou refuse d’être examinée par un médecin homme.

Par ailleurs, un certain nombre de professeurs sont en désaccord avec leur chef d’établissement estimant qu’il s’agit d’un signe de liberté et que la jeune fille a le droit, au sein de l’école, même si l’on est dans le cadre de la laïcité, de porter un voile.

Voilà ce qu’un chef d’établissement vit actuellement au quotidien : la recherche d’un équilibre entre l’avis du Conseil d’Etat, son règlement intérieur et parfois l’opposition des enseignants.

Mais il convient d’avoir à l’esprit que ce ne sont pas simplement les signes religieux extérieurs qui sont en cause, mais ce que cela a pour conséquences, à savoir les tensions qui en découlent : en cour de récréation, des altercations sur le thème : « qui tu es, toi », des insultes raciales, des violences, des conseils de discipline.

Nous avons des remontées de signalements par l’intermédiaire du logiciel Sygna, mais les chefs d’établissement n’utilisent pas toujours volontiers ce dispositif. De ce fait, nous ne disposons pas réellement de chiffres précis, ni sur le port du voile ni sur les incidents ; les chefs d’établissement préfèrent régler les problèmes au cas par cas et faire du sur-mesure. Cela étant dit, lorsque nous les écoutons, nous nous apercevons qu’ils sont très demandeurs d’outils juridiques. Je pense donc qu’il appartient au Parlement de leur donner une réponse, car ils se trouvent fort démunis. A nous sans doute de poser la règle, à eux d’agir avec discernement.

M. le Président : Quelle est la fonction du chargé des problèmes de communautarisme à l’école ?

Mme Sylvie SMANIOTTO : Je suis avant tout directeur de cabinet du recteur. Toutefois, en ma qualité de magistrat, ayant eu à traiter, auprès de M. Borloo, ministre de la ville, et en juridiction, des problèmes de prévention de la délinquance, et plus particulièrement de ce type de problème, le recteur m’a demandé de travailler sur cette question avec lui - il fait partie de la commission Stasi.

Convient-il de légiférer ou non ? Pour le moment, nous n’avons pas la réponse. Faut-il aider les chefs d’établissement ? Oui !

M. le Président : Comment les aider si on ne légifère pas ?

Mme Sylvie SMANIOTTO : C’est une question à laquelle votre mission et la commission Stasi vont devoir nous apporter les éléments de réponse.

M. le Président : Madame et messieurs, je vous remercie. Nous allons passer maintenant aux questions.

M. Hervé MARITON : D’après M. le recteur Lespagnol, la difficulté apparaît plus particulièrement lorsque l’enfant ou les enseignants adoptent des attitudes dures. Pouvez-vous nous préciser, M. le recteur, les raisons d’une telle attitude de la part des enseignants ?

Vous avez, à plusieurs reprises, souligné les difficultés d’application de la jurisprudence et, à la suite des auditions que notre mission a réalisées, je souhaiterais savoir si elles pouvaient s’analyser au regard de l’autorité, de l’ascendant, en un mot, de la « qualité » des chefs d’établissement. En effet, il apparaît lorsqu’on vous écoute que le cadre posé par le Conseil d’Etat peut avoir une certaine portée opérationnelle, alors que les représentants syndicaux des chefs d’établissement ou les chefs d’établissement que nous avons auditionnés ont une approche très différente.

Par ailleurs, à propos des remontées de certains cas au rectorat, vous avez fait allusion aux signes politiques. Les mêmes causes sont-elles susceptibles de produire les mêmes effets ? En d’autres termes, notre débat, peut-il s’étendre dans des conditions comparables au port de signes politiques et ceux qui dénoncent, aujourd’hui, le port de signes religieux auraient-ils ou non une analyse identique s’il s’agissait du port de signes politiques ? Je précise que cette question s’adresse également à Mme Smaniotto qui citait un règlement intérieur faisant état de cette question des signes d’appartenance politique.

Vous me permettrez, avec l’autorisation du Président, ce petit commentaire : certains chefs d’établissement, très demandeurs d’une clarification du droit concernant le port de signes religieux, se sont trouvés manifestement gênés lorsque je les ai interrogés, ici, sur les signes politiques arguant qu’ils ne pouvaient à la fois prêcher l’engagement comme on le leur demande et interdire les manifestations d’appartenance politique.

M. André LESPAGNOL : Je crois effectivement que l’application de la jurisprudence du Conseil d’Etat dépend beaucoup de la capacité des chefs d’établissement à gérer des situations fines. La crise que nous avons traversée, l’an dernier, dans un établissement de la Seine-Saint-Denis, tenait à l’insuffisante capacité du chef d’établissement à gérer la situation en dépit de l’aide qui lui était apportée. C’est donc un facteur important !

Nombre de chefs d’établissement gèrent ces situations sans qu’elles remontent au niveau de l’inspection académique ou du rectorat, avec un certain doigté. C’est la raison pour laquelle, je m’interrogeais par rapport au terme « voile ». En effet, dans les compromis que nous essayons d’imposer, nous recommandons pour les jeunes filles un type de couvre-chefs qui ne soit pas un voile, mais qui s’apparenterait plutôt aux « bandanas » dont faisait état M. le recteur de Lyon.

Il est également vrai que les situations se cristallisent et tournent au conflit lorsque, dans un établissement, un noyau important d’enseignants campe sur une position laïque très ferme, mais quelque peu ignorante du droit, et qui contestent sur le fond l’interprétation faite par le Conseil d’Etat ...

M. le Président : Ils le font par ignorance ?

M. André LESPAGNOL : Par conviction et par ignorance. Si les chefs d’établissement ont reçu une formation en droit, la plupart des enseignants n’ont pas de culture juridique. L’expérience des recteurs leur assure une certaine compétence en droit, mais les enseignants ont du mal à entrer dans la logique du Conseil d’Etat. Ils restent sur une position de principe, que l’on peut trouver estimable et que je ne condamne pas, et ils ont du mal à mettre en rapport leurs convictions laïques et les règles juridiques édictées par une instance comme le Conseil d’Etat. C’est une attitude qui, dans certains contextes, peut aboutir au conflit.

Ne soyons pas naïfs, non plus : le conflit dur peut souvent venir aussi du fait que certains élèves portant le voile sont soutenus par une famille, par un réseau, par un milieu, par des avocats, etc. De tels cas peuvent générer des affrontements entre des équipes enseignantes très armées pour défendre des positions de principe et des personnes subissant la pression de certains courants islamistes. Ce sont alors deux camps qui s’affrontent dans une bataille de principe qui devient plus difficile à gérer, mais les situations de ce type restent, de mon point de vue, assez limitées.

M. Alain MORVAN : Je souhaiterais répondre à M. Mariton qui m’interrogeait sur la question de savoir si le débat pouvait s’étendre au port de signes politiques.

Je pense que c’est une question fondamentale, ne serait-ce que parce que, a contrario, elle permet d’établir les difficultés qu’il y a à fixer des règles générales dans cette affaire.

Bien sûr, au sens strict, les signes politiques à l’école sont tout à fait intolérables, mais le sens politique a la capacité de se disséminer et de se fixer sur l’extra-politique.

Vous me permettrez de donner un exemple très concret. Il y a trois ou quatre mois, au moment de la crise irakienne et où j’avais à gérer le cas difficile que j’évoquais précédemment, je n’avais qu’une crainte : que des élèves, pour une raison ou pour une autre, mettent en cause le port par certains jeunes du drapeau américain qui revêtait, à l’époque, une signification politique considérable. Je pensais qu’une telle situation serait inextricable. Quel est le jeune qui, soit sur une casquette, soit sur une basket, un tee-shirt ou un jean, n’arbore pas ce signe qui, si on l’analyse, est véritablement une manifestation, sinon d’engagement, du moins d’acquiescement politique ?

Heureusement, M. le Président, la question ne s’est pas posée. Cette présence du drapeau américain a, en quelque sorte, fait l’objet d’une certaine tolérance implicite dont finalement nous nous sommes bien portés, les uns et les autres !

M. Eric RAOULT : Ma question s’adresse à M. le recteur Chaix et porte sur le nombre de cas de port de voile constatés dans son académie. J’aimerais savoir s’il a tenu compte d’un facteur qui s’est vérifié, notamment en région parisienne, à savoir que, pour la communauté turque, le port du voile, notamment pour les jeunes filles, n’a pas tout à fait la même signification que pour la population maghrébine. Il est une référence à la ruralité d’Anatolie et, en ce sens, il extériorise plus l’appartenance à une origine, la revendication de racines géographique, que des préoccupations religieuses.

Nous avons eu à connaître de tels cas dans ma circonscription, notamment dans les communes de Clichy et Montfermeil, et je peux dire que les problèmes peuvent se résoudre beaucoup plus rapidement lorsque les parents, tenus informés, reconnaissent eux-mêmes qu’il ne s’agit pas d’une revendication religieuse, mais d’un souci de s’habiller comme la grand-mère d’Anatolie qui n’était pas forcément musulmane...

D’après mes informations, on ne peut donc pas considérer de façon identique les cas qui relèvent d’une question religieuse et ceux qui relèvent d’une identification au pays d’origine.

M. Gérald CHAIX : Je répondrai en précisant mes propos antérieurs qui n’ont sans doute pas été assez clairs et qui portaient sur la distinction qu’il convient d’établir entre l’affirmation d’une identité religieuse, d’un côté, et de structures familiales, de l’autre.

Bien évidemment, je vous donne tout à fait raison : dans le cas de la communauté turque, le port du voile est sans doute beaucoup plus lié aux structures familiales qu’à une identité religieuse. En Alsace, ce phénomène se redouble du fait que, si les populations se sont largement installées en ville, notamment dans les trois métropoles alsaciennes que sont Strasbourg, Mulhouse et Colmar, la communauté turque a également une forte implantation rurale. On retrouve donc dans cette région ce mode de fonctionnement que vous décriviez à juste raison.

M. Pierre-André PERISSOL : Ma question s’inspire des propos qui viennent d’être tenus, mais également des auditions des personnels d’encadrement. Nous avons en effet reçu les représentants du SNPDEN qui nous a dit que les proviseurs souhaitaient qu’une loi clarifie le dispositif. Toutefois, lorsque nous leur avons fait remarquer qu’à côté du port du voile, d’autres comportements, comme l’absentéisme, le refus d’assister à tel ou tel cours certains jours, pouvaient clairement conduire à une procédure d’exclusion, ils nous ont déclaré qu’une telle procédure était rarement engagée. Ils ont avancé plusieurs raisons dont la première était la présentation de certificats médicaux de complaisance, la deuxième le bien-fondé de l’exclusion d’un élève qui ne se présentait pas en cours pour des motifs religieux etc... Ils ont également ajouté qu’ils ne recouraient pas à l’exclusion parce que les procédures étaient trop lourdes.

En conséquence je me permets de vous poser deux questions.

Premièrement, s’il est bien de légiférer car cela permettra d’opposer une interdiction claire au port du voile, comment ferez-vous appliquer un dispositif qui n’est pas actuellement mis en œuvre pour les absences irrégulières, aux dires mêmes des chefs d’établissement ?

Deuxièmement que répondez-vous aux chefs d’établissement selon lesquels le flou entretenu par la hiérarchie de l’Education nationale sur les sanctions en cas de non-respect de telle ou telle disposition rend beaucoup trop complexe leur mise en œuvre ?

M. Daniel BANCEL : Il me semble que cette question fait référence à l’équilibre actuel au niveau de l’Education nationale. Aujourd’hui, le système, dans le cadre du caractère national de l’action éducatrice, repose sur les capacités des établissements à construire des projets, à profiter de leur environnement et à mettre à disposition des élèves, au-delà des règles qui fixent ce caractère national, des ressources pour leur réussite.

Les chefs d’établissement sont donc effectivement en droit d’attendre un minimum de règles précises qui leur permettent de résoudre les problèmes, sans qu’elles aient, pour autant, un caractère exhaustif de nature à régler toutes les difficultés.

Ce qui me frappe dans les événements évoqués précédemment, c’est qu’ils sont de deux types. Soit il s’agit d’une communauté scolaire qui, confrontée à des difficultés, cherche des repères, donne un sens à une initiative prise par des enseignants ou par des élèves, respecte les principes de laïcité et, à travers le dialogue, finit par trouver une formule tout à fait satisfaisante. Soit il s’agit de difficultés qui sont manifestement orchestrées de l’extérieur.

Les situations les plus difficiles naissent de la confrontation à des mouvements intégristes. J’ai eu, par exemple, à connaître du cas de Nantua qui est le seul à être remonté sans difficulté jusqu’au Conseil d’Etat. Il était lié à la présence autour de l’établissement d’une communauté musulmane qui avait clairement d’autres visées que celle de l’équilibre au sein de la communauté éducative.

J’ai connu d’autres événements plus récents dont un sur lequel je passerai rapidement : dans un établissement, un groupe d’enseignants appartenant à une organisation syndicale bien précise voulait donner à un événement local une audience beaucoup plus large, sans être très attentif à la recherche du sens que pouvait se fixer la communauté éducative.

Par conséquent, je pense qu’il ne faut ni se priver d’une plus grande précision dans les règles ni se fixer une ambition qui, à mon avis, serait démesurée si elle prétendait apporter une réponse générale, quels que soient la situation locale et le contexte. En effet, le système éducatif repose bien aujourd’hui sur la capacité des établissements à être une véritable communauté éducative et à donner un sens à ce qui est leur activité

M. le Président : Faut-il légiférer ? La jurisprudence du Conseil d’Etat est-elle suffisante pour régler les problèmes ?

M. Daniel BANCEL : Si je me fie à mon expérience, je n’ai pas - mais peut-être est-ce un hasard - rencontré d’obstacles avec la législation actuelle.

M. le Président : Donc, elle vous convient ?

M. Daniel BANCEL : Non ! Elle comporte un point faible, lorsque c’est au sein de la communauté éducative que se présentent des difficultés. En revanche, quand la communauté est soudée, elle parvient à fournir des réponses.

M. le Président : Mais, ces réponses, elles les donnent au détriment de la laïcité ou pas ?

M. Daniel BANCEL : Pour ma part, je ne connais pas de réponses qui soient des réponses de compromission.

M. Hervé MARITON : Ces réponses sont valables pour des situations ponctuelles, mais peut-être pas lorsque l’on est à Villeneuve-d’Ascq ou dans des cas de volonté ostentatoire d’établir un rapport de forces ?

M. Daniel BANCEL : Le seul cas de ce type que j’ai connu est celui de Nantua ! Il est né de la confusion faite par mes interlocuteurs sur la durée de l’exclusion en cause. Alors que j’avais demandé au chef d’établissement de prononcer une exclusion temporaire de quatre jours pour calmer le jeu, mes interlocuteurs se sont trompés sur le sens de ma demande et ont engagé une procédure correspondant à une exclusion définitive, ce qui a généré des manifestations à caractère ostentatoire avec distribution de tracts et intervention de personnalités, le tout de façon un peu artificielle...

M. Christian BATAILLE : Mon propos va faire le lien avec celui de M. le recteur Bancel. Quand j’ai reçu ma convocation pour cette réunion, j’ai un peu sursauté en me disant : « A quoi bon auditionner cinq recteurs puisque, a priori, ils vont tous nous raconter à peu près la même chose ? »

M. le Président : Eh bien, ce n’est pas le cas et ce qui est intéressant c’est de les avoir réunis !

M. Christian BATAILLE : Et je m’aperçois que vous avez eu effectivement raison de varier les auditions car, cet après-midi, je suis frappé de constater la diversité des propos qu’ils ont tenus. Chacun a réagi de façon assez personnelle et selon ses idées face à une situation. On voit bien que, derrière l’homme de responsabilité, se cache aussi l’homme dans sa simplicité, une conscience individuelle et que chacun, selon ce qu’il a de plus profond en lui, a tendance à réagir différemment.

Pour ce qui me concerne, je ne peux pas croire qu’il y ait dans l’académie de Créteil dix cas de port de voile et plusieurs centaines dans l’académie de Lille. Les sociologies des deux académies sont sans doute différentes, mais il paraît peu croyable qu’elles le soient à ce point.

Chaque recteur a son rapport à la spiritualité et applique les règles au quotidien à sa manière et j’allais dire que je suis encore plus inquiet quand j’entends, de la part de Mme Smaniotto, que les choses diffèrent encore en fonction des établissements. Cela revient à dire qu’il y a des juxtapositions de droits locaux - vous m’excuserez de le dire en ces termes qui me rappellent l’Ancien régime - de droits d’académie et, au sein des académies, des droits d’établissement.

Cela ne va pas sans poser question, car on s’aperçoit que derrière la règle apparente se cache une foule d’exceptions à travers lesquelles je m’efforce de rechercher la règle générale.

Nous avons donc, finalement, la position du Conseil d’Etat qui permet les adaptations que vous avez trouvées, les uns et les autres, et la possibilité, évoquée par plusieurs d’entre nous, de fixer, à travers une loi, un comportement uniforme.

Je voudrais bien savoir où va votre préférence : pensez-vous qu’il faut s’en tenir à l’adaptation un peu flottante d’une décision du Conseil d’Etat ou souhaitez-vous obtenir plus de rigueur et disposer d’un texte qui fixe une règle, non pas universelle, mais valable sur tout le territoire national et qui en finisse avec les droits locaux que vous avez créés malgré vous dans la pratique ?

M Paul DESNEUF : Je voudrais revenir un instant, M. le Président, si vous le permettez, sur la question de M. Périssol, qui pose le problème du compromis et de la compromission. Ce que je constate dans l’académie de Lille, c’est que nous ne sommes pas loin, dans un certain nombre de circonstances, de la compromission, mais que nous avons effectivement une responsabilité, en tant qu’institution, en tant qu’Etat, dans cette situation.

Le chef d’établissement se sent parfois abandonné quand il est aux prises à des situations extrêmement difficiles. Il est, lui aussi, représentant de l’Etat et il se situe dans une chaîne hiérarchique. Or, la hiérarchie ne lui a pas livré un message clair. Elle lui dit : « vous gérez sur le terrain ! ». Il est évident que cette mission ressort de sa responsabilité, nous en sommes d’accord, mais il est des domaines où la gestion des cas devient extraordinairement délicate, où des recherches d’équilibres, qui ne sont pas toujours heureux, s’opèrent au sein des établissements. C’est précisément là que l’on passe du compromis à la compromission ! Si les chefs d’établissement sont inactifs face à l’absentéisme, c’est bien parce que le fait d’avoir accepté un certain nombre de concessions à un moment donné les conduit parfois à franchir la « ligne jaune ».

Sur le second point de votre intervention, très sincèrement, on ne peut pas dire que, dans les établissements, les procédures disciplinaires soient nécessairement lourdes. Il faut savoir qu’avant la procédure disciplinaire au sens strict, nous avons mis en place des procédures d’accompagnement que tout le monde connaît. Il est extrêmement révélateur que les chefs d’établissement parlent de la lourdeur des procédures disciplinaires : cela montre qu’ils ne veulent surtout pas y avoir recours par rapport à ce type de phénomènes ce qui renvoie à la réponse que j’ai apportée, monsieur le ministre, à votre première question.

M. le Président : Mme Smaniotto, que répondez-vous à l’interpellation de M. Bataille sur le droit local ?

Mme. Sylvie SMANIOTTO : Je n’ai fait que décrire la situation que j’ai pu constater en arrivant avec un regard neuf à l’Education nationale. J’ai été très surprise de voir que les règles appliquées variaient selon les établissements. C’est une évidence quand on lit les règlements intérieurs !

Tout dépend de ce que l’on entend par « laïcité ». Selon moi, il faut revenir sur le concept même de laïcité avant de savoir s’il convient, ou non, de légiférer et si la laïcité est respectée en cas de manifestation d’appartenance religieuse. C’est précisément la question qui nous est régulièrement posée par les chefs d’établissement.

Si, effectivement, le principe de laïcité suppose qu’il n’y ait pas de signes d’appartenance religieuse, l’avis du Conseil d’Etat, sur le terrain, n’est alors pas suffisant pour les chefs d’établissement.

Faut-il légiférer ou pas ? C’est la grande question à laquelle il est très difficile d’apporter réponse et sur laquelle il appartient aux commissions qui sont actuellement mises en place de réfléchir.

Faut-il, ou non, toucher à la loi de 1905 ? Pour ma part, je ne le pense pas.

Après avoir été sur le terrain pendant deux mois et avoir entendu enseignants et chefs d’établissement, je pense que la jurisprudence du Conseil d’Etat ne leur suffit pas, qu’ils attendent autre chose et qu’ils font, selon leur propre expression « du droit local », variable d’un établissement à l’autre, ce qui n’est pas satisfaisant.

M. Jean GLAVANY : Je souhaiterais, M. le Président, revenir sur cette affaire de chiffres parce que, nous n’allons pas pouvoir travailler six mois sans lever cette ambiguïté qui permet aux uns de parler, si je puis dire de carottes, et aux autres de choux-fleurs...

Si Christian Bataille avait du mal à croire qu’il y avait tant de cas de port de voile à Créteil et si peu à Lille, j’ai, moi, quelque peine à comprendre que la médiatrice de l’Education nationale avance un chiffre sur le plan national qui est déjà inférieur à celui d’une seule académie. L’unique explication possible, c’est que nous ne parlons pas de la même chose. Ne serait-ce que méthodologiquement, il faudrait qu’une fois pour toutes nous nous mettions d’accord sur l’objet du débat. S’agit-il des ports de voile constatés au sein des établissements, des cas qui sont réglés, de ceux qui ne le sont pas, de ceux qui font conflit, de ceux qui demandent arbitrage, de ceux dont le port se poursuit dans les classes ou autres... ? Aussi longtemps que nous n’éclaircirons pas ce point entre nous, il nous sera difficile d’apprécier et d’évaluer le problème à sa juste mesure.

Cela étant dit, je souhaiterais demander aux recteurs comment ils imaginent de concilier la solution unique imposée par la loi avec la revendication sans cesse croissante d’autonomie des établissements. C’est une question qui me semble importante.

J’aimerais également savoir comment ils entendent concilier cette solution unique avec la diversité des situations, car, si je me réfère aux propos tenus précédemment par Eric Raoult, il y a aussi des jeunes filles qui portent un foulard sur la tête parce que leur grand-mère polonaise en portait un. Ce sont des cas qui existent et la diversité dont faisait état M. le recteur Bancel est une réalité objective !

On ne peut pas, aujourd’hui, essayer de nous faire croire que le port du voile représente systématiquement une provocation religieuse alors que toutes les enquêtes montrent que s’il existe bien de telles provocations, y compris manipulées de l’extérieur des établissements par certaines communautés intégristes, il y a aussi une multitude de motivations qui n’ont rien à voir avec la religion. Quelle solution unique peut répondre à une telle diversité locale ? Je vois là une contradiction !

Enfin, sans vouloir répéter un numéro que j’ai déjà fait, je note que certains d’entre vous réclament une loi. C’est une revendication très à la mode qui flatte notre incommensurable ego de parlementaires, car les lois, c’est ce que nous savons, ici, le mieux faire : on en fait chaque jour, on en fait trop - n’est-ce pas, M. le Président ? - et trop de lois tue la loi. Seulement, comme vous êtes des recteurs, c’est-à-dire des fonctionnaires de haut niveau, dotés d’une formation juridique, certes variable comme cela a été souligné, mais assez solide, j’ai envie de vous demander : vous réclamez une loi, mais quelle loi ?

Puisque vous demandez une loi aux parlementaires de la République, dites-leur ce que vous voulez y inscrire, car vous savez sans doute que la liberté d’expression, et singulièrement la liberté d’expression religieuse, est extrêmement protégée par notre Constitution et plus encore par la convention européenne des droits de l’homme. Si, pour répondre à une revendication nous votons une loi, aussi complexe que l’avis du Conseil d’Etat pour être acceptée par le Conseil constitutionnel, nous serons bien avancés. Aidez-nous à rédiger une loi, si vous la désirez !

M. André LESPAGNOL : Je ne suis pas persuadé qu’il faille une loi. En revanche, je pense qu’il faut - et tel sera peut-être l’objet de la commission que le Président de la République a mise sur pied - réaffirmer les principes de la laïcité dans la République. Il faut que ce message descende dans le système éducatif et que l’on fasse preuve de vigilance - et je réponds là à l’observation formulée par M. Bataille - pour normaliser les règlements intérieurs des établissements, pour qu’il y ait moins de flottement et de variété dans les règlements intérieurs des lycées par rapport à l’interprétation du Conseil d’Etat.

La balle est dans notre camp, si je puis dire, puisque c’est au sein de l’éducation nationale que le travail doit être accompli en ce sens ! Une fois réaffirmés un certain nombre de principes sur la laïcité par les instances compétentes et la commission créée par le Président de la République, il me semble que le fait de lancer des messages très forts en direction de tous les acteurs du système serait, en revanche, de nature à faire avancer les choses.

Je ne suis pas certain que le malaise ressenti à la fois par les chefs d’établissement et par une partie des enseignants sur la question appelle une réponse législative. Cette réponse passera plus par la normalisation d’une forme de droit interne à l’Education nationale, et par la vigilance que nous pourrons exercer quant à l’application de ce qui est clairement défini par rapport, par exemple, à la jurisprudence du Conseil d’Etat.

Pour le reste, nous travaillons dans les établissements à armer les chefs d’établissement afin qu’ils soient en mesure de gérer ces situations. Cette démarche renvoie à la question de la formation des chefs d’établissement, voire des enseignants : est-ce que, durant leur formation, on donne à tous les personnels de l’Education nationale, et en premier lieu aux cadres et aux chefs d’établissement, les outils suffisants pour gérer ces problèmes de laïcité ?

Pour répondre à M. Glavany, je précise que j’ai cité des chiffres qui correspondent aux crises qui remontent jusqu’à moi et que je ne peux que constater que, sur trois ans, leur nombre est très restreint. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas quelques fichus sur les têtes en nombre beaucoup plus important, ici ou là, dans mon académie, mais je ne peux que confirmer que les situations sont gérées et qu’il n’y a pas de débordements, même s’il y a effectivement lieu de résister à certaines pressions.

Vous me permettrez de revenir sur un dernier point qui a été évoqué par l’un de mes collègues : nous devons être très attentifs aux situations dans lesquelles des réseaux intégristes instrumentalisent des élèves mais aussi des surveillants, des éducateurs, des assistants d’éducation, voire certains personnels enseignants.

Cela peut devenir dangereux quand il y a des conjonctions entre certaines familles d’élèves et une fraction du personnel enseignant. Dans ce cas, il n’est pas besoin de légiférer : les textes existent et sont très clairs, il s’agit simplement de les appliquer comme nous le faisons d’ailleurs dès que nous avons des signalements. Ce sont des situations qu’il faut observer parce que, plus que la question religieuse, c’est celle des communautarismes, qui a été évoquée par certains de mes collègues, qui, moi, m’inquiète dans certains secteurs : c’est un peu la cas du « Grand Lille », voire de l’Alsace ou de la banlieue lyonnaise.

Sur ce sujet, oui, nous avons lieu d’être vigilants ! Ce problème, toutefois, n’est pas, avant tout religieux ; il peut passer par des signes religieux, mais il est plus profond que cela !

M. le Président : L’intervention de Mme Smaniotto pose quand même un problème. Elle nous a lu deux règlements intérieurs d’établissement dont l’un était manifestement en contradiction avec, et la loi et la jurisprudence du Conseil d’Etat. Il y a bien là quelque chose qui nous interpelle, car il pourrait aussi se trouver des règlements allant dans un autre sens et qui seraient encore plus laxistes... A partir du moment où l’on tolère que des établissements aient des interprétations contradictoires du principe fixé par le Conseil d’Etat - je ne parle pas d’une loi - cela signifie que l’on part dans tous les sens !

Mme Sylvie SMANIOTTO : Il faut en tirer les conséquences : pourquoi les chefs d’établissement ont-ils ressenti le besoin d’aller jusqu’à élaborer un règlement intérieur interdisant le port d’un couvre-chef ? C’est justement pour éviter les incidents liés aux communautarismes. Et ceci met vraiment l’accent sur le fait qu’ils sont démunis : à nous de trouver la réponse à leur problème !

M. le Président : On leur laisse la possibilité d’une interprétation qui peut, à bien des égards, présenter un danger.

M. Alain MORVAN : Face à ce problème de l’existence possible de droits locaux, il convient de rappeler qu’il existe déjà une instance de régulation de ces règlements intérieurs. C’est, par exemple, la commission d’appel des conseils de discipline, présidée par le recteur et qui permet d’annuler un certain nombre de décisions qui ont pu être prises en contradiction, par exemple, avec la jurisprudence du Conseil d’Etat.

A mon sens, la solution du problème passe par une sorte d’autonomie tempérée. Les chefs d’établissement, avons-nous entendu, se plaignent d’être abandonnés. C’est une vieille plainte, M. le Président ! C’est un phénomène assez mécanique qui, en fait, s’apparente beaucoup à une illusion.

Personnellement, je suis, au contraire, frappé par le fait que les chefs d’établissement qui assurent la remontée d’un cas de cette nature, sont immédiatement suivis, encouragés et épaulés. J’occupe la fonction de recteur depuis dix ans, je suis passé par trois académies successives et je puis affirmer qu’il n’est pas d’exemple d’une remontée d’information touchant à un problème de communautarisme qui ne se soit immédiatement soldée, de la part du recteur, par l’envoi de l’un de ses plus proches collaborateurs pour faire le point et pour, éventuellement, tenir la main du chef d’établissement. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de prendre une décision impopulaire comme, par exemple, celle de différer un conseil de discipline qui viserait à exclure un élève dans des conditions un peu hâtives. Je vous prie de croire que, dans ces cas-là, le recteur qui « mouille sa chemise » prend un grand risque d’impopularité, mais que néanmoins il le prend : nous le prenons tous !

Je souhaiterais revenir brièvement sur un problème qui a été évoqué précédemment et qui est très intéressant, bien que d’apparence secondaire : je veux parler de l’absentéisme. S’il ne fait pas l’objet de sanctions de la part des chefs d’établissement, je ne me l’explique pas parce qu’il n’est, en vérité, pas de décision plus simple à confirmer par une commission d’appel de conseil de discipline que ce type de sanction. Je n’ai encore pas d’exemple, dans mes dix années d’exercice, d’une exclusion temporaire ou définitive prise par un conseil de discipline en établissement qui n’ait été, sur ce motif de l’absentéisme, confirmée par le recteur.

On peut toutefois se demander pourquoi le port du voile, à la différence de l’absentéisme, suscite autant d’émotions. N’est-ce pas tout simplement parce que le voile qui est de l’ordre de l’habillement est la représentation la plus forte, psychologiquement la plus traumatisante de l’altérité ? Je pense que l’altérité vestimentaire est probablement la plus dérangeante pour nous tous, et qu’elle constitue pour le commun des mortels, et partant pour les fonctionnaires, la situation la plus difficile à gérer. C’est en ces termes, me semble-t-il, que l’on peut comprendre ces phénomènes !

M. Jean-Pierre BRARD : Ce débat, fort, intéressant, n’est pas de nature à nous rassurer ! Il est bon de réaffirmer les principes de la laïcité, comme le proposait M. le recteur Lespagnol, mais encore faut-il qu’un tribunal administratif ne passe pas par derrière...

A ce propos, j’ai été très intéressé par l’intervention de M. le recteur de Strasbourg, qui citait un exemple où la juridiction administrative avait annulé toutes les décisions, car c’est dans cette partie du territoire que les témoins de Jéhovah ont porté les premiers l’offensive pour se faire reconnaître par les tribunaux administratifs comme religion, en violation de nos lois ! Comparaison n’est pas raison, mais les deux sujets ne sont pas totalement éloignés...

Trouvez-vous légitime que l’on puisse identifier la conviction religieuse d’un élève d’après sa tenue vestimentaire ? Est-ce compatible avec la laïcité ?

Eu égard au faible nombre des cas qui remontent au rectorat, ne pourrait-on pas parler d’accoutumance ? Et, par rapport au souci d’éviter des drames, ne pourrait-on pas parler d’une « conquête rampante de l’espace public au détriment de la laïcité » ?

Par ailleurs, j’aimerais que l’on m’explique la différence entre le port d’un voile et celui d’un bandeau, à partir du moment où la volonté est d’affirmer la différence pour exprimer l’appartenance religieuse, la question ne renvoie pas au marché du textile ! Je pense que le vrai problème tient donc précisément à la présence de signes symboliques religieux, indépendamment de leur taille et de leur aspect.

La dialectique compromis-compromission est une dialectique qui m’intéresse beaucoup historiquement et qui a largement été pratiquée par Lénine. Ce dernier ne m’ayant pas vraiment convaincu sur le fait de savoir où passait la ligne de partage entre le compromis et la compromission, je souhaiterais que vous m’expliquiez où s’arrête le compromis acceptable et où commence la compromission.

Enfin, vous avez manifesté le souci de réussir l’intégration et, s’agissant de ces jeunes filles voilées, vous avez précisé que vous préfériez les voir dans un établissement scolaire public de 8 heures à 17 heures 30 plutôt que dans une école coranique. Trouvez-vous légitime, d’avoir, de 8 heures à 17 heures 30, dans un établissement scolaire public, des signes extérieurs qui font pression sur les autres élèves ?

M. Gérald CHAIX : M. le député, je vous répondrai, pour citer des auteurs que vous évoquez, que « en faisant un pas en avant, on risque de faire deux pas en arrière ! ». Je veux dire par là que je ne suis pas sûr qu’il faille faire le « grand bond » pour tomber, ensuite, face contre terre.

Concernant la législation, M. Glavany, je ne crois pas que nous ayons, unanimement, réclamé une nouvelle loi ! Je considère qu’il y a effectivement danger à légiférer sur ce domaine spécifique, mais que, en revanche, s’il y avait une loi organique sur l’école, c’est dans son cadre qu’il faudrait rappeler ce que nous entendons par « laïcité », c’est-à-dire, précisément le refus que, dans un espace public, se manifestent de façon communautaire des appartenances, qu’elles soient confessionnelles, politiques ou idéologiques.

Au sein de l’école, il n’y a que des individus qui ont leurs convictions, qu’elles soient politiques ou confessionnelles, qui peuvent, le cas échéant, s’exprimer par le vêtement ou par des pratiques alimentaires. Enfant j’ai mangé du poisson tous les vendredi au lycée, ce qui se faisait encore jusqu’à une date récente : c’était une forme d’affirmation confessionnelle majoritaire et c’est pourquoi elle ne posait pas problème... Les lycées et les écoles sont fermés le dimanche : c’est une forme d’affirmation implicitement confessionnelle ! Il faut faire preuve de prudence en la matière...

M. le Président : On peut en dire autant des vacances de Noël et des vacances de Pâques !

M. Gérald CHAIX : Mais, M. le Président, vous avez totalement raison : pour la première fois, cette année, les arbres de Noël ont été contestés, en Alsace, par un certain nombre de familles. Je ne juge pas, je constate simplement un fait et « les faits sont têtus » !

A l’intention de M. Périssol qui m’a demandé si nous faisions respecter la règle, je préciserai qu’il y a deux règles à faire respecter : premièrement, une circulaire de M. Jospin, de 1989 et une circulaire de M. Bayrou, de 1994 ; deuxièmement, une jurisprudence du Conseil d’Etat. Elles sont respectées et les unes, et les autres !

M. Pierre-André PERISSOL : Et elles sont compatibles ?

M. Gérald CHAIX : Elles sont compatibles. Puisque j’ai les textes sous les yeux, je peux vous citer la circulaire de M. Bayrou, étant précisé que celle de M. Jospin est globalement identique : « Le port par les élèves, de signes discrets manifestant leur attachement personnel à des convictions religieuses est admis dans l’établissement. » Tel est le texte de la circulaire Bayrou de 1994, celui de la circulaire Jospin est le suivant : « Aucune atteinte ne doit être portée aux activités d’enseignement et au contenu des programmes (...) Le caractère démonstratif des vêtements ou des signes portés peut notamment s’apprécier en fonction de l’attitude et des propos des élèves et des parents. »

Ces circulaires sont appliquées et la jurisprudence est appliquée. Je dirai avec d’autant plus de force que nous avons, en Alsace, un droit local, qu’il n’y a qu’un seul droit en matière de laïcité, mais que, dès lors qu’il est appliqué de façon jurisprudentielle, il l’est effectivement en fonction de la situation dans chaque établissement, sans pour autant devenir un droit local !

M. Paul DESNEUF : Je voudrais revenir sur la distinction qui a été faite entre les petits et les grands voiles. Le problème essentiel, c’est que ce qui se cache derrière ce vêtement, c’est le statut de la femme : c’est précisément pourquoi nous ne pouvons pas l’accepter dans l’école laïque. L’importance de ce signe tient beaucoup moins au fait qu’il fasse référence à une religion particulière qu’au fait qu’il soit la marque d’un statut social que nous récusons dans la République française. Pour ce qui me concerne, que le voile soit grand ou qu’il soit petit ne change rien parce que l’affirmation qu’il représente demeure exactement la même.

M. Hervé MARTON : Que faites-vous alors de la kippa qui pose le même problème ?

M. Paul DESNEUF : Pour moi, elle n’a, bien entendu, jamais été acceptable dans les établissements publics !

M. Hervé MARITON : Vous ciblez le statut et l’infériorisation de la femme, or la kippa, par définition, ne répond pas à cet objectif. Quel est donc votre argument suprême ?

M. Paul DESNEUF : Le refus de l’intégration : celui de la femme qui porte le voile ou de l’homme qui porte la kippa.

M. Hervé MARITON : Ce que vous récusez dans le port du voile, c’est pourtant bien le statut de la femme ?

M. Paul DESNEUF : C’est la charge sociale que ce signe induit dans l’islam.

M. Hervé MARITON : Mais tout symbole religieux n’induit-il pas une charge sociale ?

M. Paul DESNEUF : Mais celui-là en est tout particulièrement porteur et mon intervention, M. le député, portait sur ce point !

Quand nous acceptons, nous, représentants de l’Etat, le port du voile, même s’il n’y a pas de conflit, même si les choses se passent de façon soft, il y a, à mon sens, un problème ! Faudra-t-il, dans certains établissements, prévoir des heures d’éducation physique différentes pour les garçons et pour les filles, comme on le fait pour les heures de piscine ?

M. Jacques MYARD : Très bien !

M. Paul DESNEUF : Par ailleurs, n’oublions pas que les jeunes filles qui viennent avec leur voile dans nos établissements publics seront, demain, pour certaines d’entre elles, des fonctionnaires, voire de hauts fonctionnaires. Est-ce que cela signifie qu’à l’avenir les professeurs pourront porter le voile ? Est-ce que cela signifie que les magistrats ou les recteurs pourront porter le voile ? Je suis désolé, mais ce sont toutes ces questions qui doivent se lire en filigrane...

M. Jean GLAVANY : On mélange tout !

M. Paul DESNEUF : Si l’on dit que cela n’a pas d’importance à l’intérieur de l’école de la République, cela n’en aura pas, non plus, pour ceux qui y enseigneront...

Enfin, M. le Président, je serais, par nature, partisan de ne pas légiférer, car ce que l’on appelle « le rappel de la loi » me semble souvent suffisant. Toutefois, je crains, aujourd’hui, s’il n’y a pas de modification, que la jurisprudence du Conseil d’Etat, soit toujours invoquée et que cela constitue un frein à l’exécution du rappel de la loi.

M. Jacques MYARD : En propos liminaire et sans vouloir polémiquer, je rappellerai qu’au fil de l’histoire, on a toujours vu au sein de la République, des députés qui ne veulent pas légiférer, des ministres qui ne veulent pas gouverner ou des recteurs qui ne veulent pas appliquer la loi. Si tel est le cas, il appartiendra alors au ministre de changer les recteurs, comme Napoléon changeait les préfets quand ils refusaient de s’occuper des incendiaires du Var...

Je voudrais, pour ma part, revenir sur les propos que tenait M. Morvan, au début de cette réunion. J’ai cru comprendre qu’il craignait qu’une affirmation assez forte d’un certain nombre de principes, voire une loi, ne provoque une crise.

Ma question est donc simple : ne jugez-vous pas préférable d’avoir une « mini-crise » aujourd’hui que de très sérieux affrontements, demain ? En d’autres termes, est-ce que le port du voile dont on peut admettre qu’il marque dans certain cas un rapport identitaire à la grand-mère, mais dont on sait parfaitement qu’il porte une charge plus lourde, ne va pas bien au-delà de la mode vestimentaire ? Ne traduit-il pas l’affirmation d’un dogmatisme religieux dans le domaine des services publics, qui risque de conduire à des affrontements innombrables ? Ne sommes nous pas face à une montée du communautarisme à laquelle il convient de mettre un frein de façon à rétablir l’égalité face aux services publics et au sein de la sphère publique ? A-t-on affaire à la question du port du voile ou à une dérive communautaire ?

M. le Président : Il me semble que M. Desneuf a déjà répondu très clairement à cette question : le voile n’est pas simplement l’affirmation d’une appartenance religieuse : il marque le refus des règles de la République et de l’intégration !

M. Jean GLAVANY : Pas forcément !

M. le Président : Pas forcément, sauf que le cas cité par Eric Raoult peut également être interprété comme un refus de s’intégrer...

M. Alain MORVAN : Je souhaiterais apporter un petit élément de réponse à M. le député Myard, en l’assurant que tous les recteurs ont conscience que, du jour au lendemain, le ministre peut les démettre de leurs fonctions et indépendamment de la question du voile !

Je souhaitais surtout dire que cette question de la subordination de la femme est, à mes yeux, loin d’être prouvée

Dans les cas qu’il m’a été donné d’étudier de près - et je me suis efforcé d’aborder un certain nombre d’entre eux précisément comme des études de cas - il m’est apparu que, durant la crise d’adolescence - vous me pardonnerez de réduire les choses à un niveau d’apparence un peu vulgaire - le désir de se poser en s’opposant à l’autorité paternelle ou scolaire est peut-être aussi déterminant que la réponse à des pressions extérieures.

J’ai, ici, le dossier du cas qui s’est posé au lycée La Martinière-Duchère, à Lyon, en février, et qui a fait couler beaucoup d’encre. Il est clair que, dans cette affaire, les parents de la jeune fille concernée étaient hostiles au port du voile. Ils s’inscrivaient dans une logique de transaction avec l’établissement, qui avait d’ailleurs porté ses fruits. L’élève était, en effet, passée du voile proprement dit au bandeau et lorsqu’elle disait qu’elle portait le voile pour des raisons religieuses, il est évident qu’elle agissait, aussi, de son propre chef pour s’affirmer comme une élève de seconde qu’elle était.

S’agissant de l’évolution marquée vers le communautarisme, je ne l’ai pas, personnellement, ressentie. Je répète que je suis recteur depuis dix ans. J’ai fait un certain nombre d’expériences à Clermont-Ferrand qui est sans doute l’endroit où j’ai confirmé le plus de décisions d’exclusion prononcées par des conseils de discipline dont je m’empresse d’ajouter que toutes, ou presque, ont été cassées par le tribunal administratif, voire le Conseil d’Etat.

J’ai aussi été, jusqu’à l’an dernier, en charge d’une académie qui n’est pas tout à fait neutre, monsieur le député, puisqu’il s’agit de l’académie d’Amiens qui comprend le département de l’Oise, la ville de Creil, le collège Gabriel Havez, où est née, en 1989, l’affaire du voile, et je peux vous garantir que, d’un bout à l’autre de mon mandat qui a duré presque sept ans, je n’ai pas vu monter en puissance cette crise du communautarisme !

En revanche, je tiens à dire que les seules vraies difficultés et les seules vraies atteintes - spectaculaires, celles-là - que j’ai connues à la laïcité se situaient plutôt du côté des résidences du CROUS ou des bâtiments universitaires.

Je crois que nous ne pouvons pas être totalement être insensibles à ce dossier, même si nous parlons aujourd’hui de l’école. En effet, dans l’espèce de confusion des genres qui, j’en conviens, subsiste sur cette affaire, considérer qu’il est licite pour des jeunes filles, à partir de dix-sept ans et demi, âge qui correspond généralement au passage du baccalauréat et à l’entrée en DEUG, de porter le voile, alors que c’est, sinon complètement proscrit, du moins déconseillé jusqu’au baccalauréat inclus, induit une rupture violente et radicale. Outre qu’elle est très difficilement lisible, cette dernière complique singulièrement la tâche de ceux qui expliquent aux jeunes filles pourquoi il est préférable de ne pas porter le voile.

Si, un jour, le législateur se penche sur ce dossier, il serait important qu’il passe au-dessus de ce que l’on appelle « les franchises universitaires » pour travailler sur cet espace complètement ouvert qu’est l’université où tout est tolérable. Il est vrai que je vois passer, sous mes fenêtres du rectorat de Lyon, des jeunes filles se rendant à Lyon II, dont certaines portent de vrais voiles, or, là, nous ne pouvons rien faire ! Ce paradoxe brouille fortement les cartes et devrait, à un moment ou à un autre, être clarifié.

M. Jean-Yves HUGON : J’ai entendu M. le recteur Lespagnol dire qu’il ne fallait pas forcément légiférer, mais qu’il était nécessaire de normaliser les règlements intérieurs des établissements.

Je lui pose donc une première question à laquelle pourra sans doute également répondre Mme Smaniotto : puisque l’on sait très bien qu’en cas de situation de crise, les jeunes filles sont souvent manipulées par des groupes intégristes qui bénéficient d’une assistance juridique très pointue, quelle est la limite juridique du règlement intérieur d’un établissement scolaire ?

Ma seconde question s’adresse à l’ensemble des recteurs ici présents : avez-vous, messieurs, été informés, dans vos académies respectives, du port d’un signe religieux par un membre de l’équipe éducative ou par un membre du personnel de surveillance ?

M. André LESPAGNOL : Pour ce qui est de votre première question, j’y répondrai en confirmant qu’il y a besoin - et c’est notre tâche - de veiller à ce qu’intervienne une normalisation des règlements intérieurs pour qu’ils se conforment, sur ce terrain-là, à l’état actuel du droit.

C’est une tâche que nous prenons en main, mais qui pose le problème du contrôle de légalité par rapport à l’ensemble des règlements intérieurs. Il faut bien voir que mon académie compte 520 établissements, que les règlements intérieurs ont été remis en chantier depuis les circulaires ministérielles de juillet 2000, et que le processus n’est pas achevé. Si les règlements intérieurs sont conformes à l’état du droit actuel, en cas de conflit porté devant le tribunal administratif, les chefs d’établissement qui les auront appliqués seront inattaquables.

C’est là une première tâche qui n’est pas hors de portée mais qui représente simplement un effort important.

S’agissant de votre seconde question, j’avais précédemment évoqué, M. le Président, le positionnement, face à la laïcité, d’un certain nombre de personnels.

Il se trouve que, lorsque j’étais recteur à Reims, j’ai eu à traiter le cas d’une maîtresse d’internat qui, elle aussi, portait un bandana. Bien évidemment, d’emblée, une procédure disciplinaire avait été engagée, qui a abouti à son licenciement puisque les textes sur la fonction publique précisent que, dès que vous occupez un emploi de la fonction publique, même en qualité de non-titulaire, vous êtes soumis à l’obligation d’un respect stricte et ferme des règles en vigueur et, là, il ne s’agit pas de la jurisprudence du Conseil d’Etat.

Je crois, d’ailleurs que ce cas qu’il m’a été donné de traiter, en 1998 ou 1999, a fait plus ou moins école ! Il nous faut donc faire preuve de vigilance sur le sujet.

M. le Président : Peut-on dire que, justement, il n’y a plus de problèmes en ce domaine parce que les règles juridiques sont extrêmement précises ?

M. André LESPAGNOL : Tout à fait ! Simplement, la question qui est posée à un niveau supérieur est de savoir si ces règles valent pour les élèves comme pour les personnels de la fonction publique : il ne m’appartient pas de trancher !

M. le Président : Dans le cas des personnels, il n’y pas d’exception, ni d’interprétation possible ?

M. André LESPAGNOL : Non ! Les règles sont claires et nous les appliquons dès que nous avons des cas signalés de « flottement » : pour ce qui me concerne, je l’ai fait à deux ou trois reprises ! Est-ce que nous connaissons tout ? Non, mais dès que nous avons des cas patents - et je pense que tous mes collègues peuvent le confirmer - nous appliquons les règles sans état d’âme et sans problème juridique !

M. Jacques MYARD : Et ça marche ?

M. André LESPAGNOL : Oui, mais, M. le député, peut-on traiter un élève comme un personnel de la fonction publique ? C’est au législateur qu’il appartient de se prononcer sur ce point !

M. Jean-Yves HUGON : J’aimerais obtenir une réponse plus précise à ma première question que je formulerai en d’autres termes : le règlement intérieur d’un établissement a-t-il force de loi ? Si dans le règlement intérieur d’un établissement, vous proscrivez le port de signes religieux à l’école alors qu’aucune loi ne l’interdit, le règlement intérieur a-t-il force de loi ?

Mme Sylvie SMANIOTTO : Non, il n’a pas force de loi !

M. Jean-Yves HUGON : Alors à quoi sert-il ?

Mme. Sylvie SMANIOTTO : Il précise des règles qui doivent normalement être conformes à la loi, à l’avis du Conseil d’Etat, à la jurisprudence, mais nous nous rendons compte que libre cours est actuellement donné à l’interprétation de l’avis du Conseil d’Etat.

M. Jean-Yves HUGON : Même si vous harmonisez les règlements intérieurs, un vide juridique subsistera ?

Mme. Sylvie SMANIOTTO : Qu’est-ce qu’un signe discret ? Toute la question est là ! Le voile est-il un signe discret ou pas ?

Personnellement je souscris tout à fait aux propos de M. le recteur Desneuf : il faut aller plus loin et lorsque vous vous rendez dans les quartiers pour entendre toutes ces jeunes filles expliquer comment les choses se passent, pourquoi certaines se voient imposer le port du voile, vous mesurez que le problème est très grave, et que les courants fondamentalistes font actuellement du prosélytisme. Elles mettent le voile, car si tel n’est pas le cas elles ne sont pas considérées comme de bonnes croyantes ! Vous connaissez la marche « Ni putes, ni soumises » : je crois que l’on ne peut pas passer outre ce phénomène !

M. Hervé MARITON : Ni on ne veut, ni on ne peut, répondre à la seule question du voile islamique qui est bien pourtant celle qui se pose principalement...

Mme. Sylvie SMANIOTTO : Tout à fait !

M. Hervé MARITON : Pour dire les choses vulgairement, mais c’est une partie du problème, nous nous sommes « embarqués » dans une approche générale qui nous conduit à statuer sur bon nombre d’autres questions plus délicates.

M. le Président : Nous ne pouvons pas statuer uniquement contre le voile, car cela apparaîtrait comme une attaque frontale !

Mme. Sylvie SMANIOTTO : Il faut trouver une formule plus globale car la question du voile se pose ailleurs qu’à l’école.

M. Hervé MARITON : Il n’empêche que le port du voile est la seule question qui se pose !

Mme. Sylvie SMANIOTTO : Cela étant, vous pourriez avoir au sein d’un établissement dix, vingt, cent voiles que le chef d’établissement n’aurait pas les moyens de les faire retirer : il faut aussi savoir ce que l’on veut pour les années qui viennent et ce que l’on entend par laïcité !

M. Paul DESNEUF : Je suis totalement d’accord ! Le problème des statistiques, c’est qu’elles font état des incidents qui remontent, mais qu’elles ignorent les cas qui sont gérés sur le terrain. Or, je suis intimement persuadé que le chiffre que j’ai avancé se situe encore en dessous de la vérité ! Le problème est que certaines de ces jeunes filles subissent des pressions : il y a devant certains lycées de vieilles « mammas » qui surveillent comment elles arrivent au lycée et si elles retirent, ou non, le voile. Une véritable pression s’exerce, car si elles l’ôtent en pénétrant dans le lycée, le soir on s’expliquera dans le quartier ! D’autres jeunes filles, bien entendu, agissent par conviction, mais ce n’est pas plus acceptable puisqu’elles veulent afficher leur religion dans un établissement public.

Je suis, pour ma part, fondamentalement convaincu que le problème posé est celui du statut de la femme et que, dans un pays comme le nôtre, nous ne pouvons pas, au sein de l’école laïque, acquiescer à l’affichage d’un statut de la femme qui est, pour nous, profondément rétrograde et dévalorisant !

M. Jacques MYARD : Au-delà du voile, puisque le cas a été signalé récemment dans un centre d’examen, avez-vous eu à connaître de prières récitées durant les cours et, si la situation se présente, allez-vous, M. le recteur Morvan, l’accepter ?

M. Alain MORVAN : Ce que je voulais vous faire comprendre, c’est que, dans ce type de circonstances, il faut beaucoup plus de courage pour accepter que pour faire exécuter. L’une des circonstances où, au cours de mes dix années d’exercice, je me suis trouvé le plus attaqué, le plus vilipendé, c’est, précisément, lorsque j’ai décidé de surseoir à ce conseil de discipline : j’ai été traité de vichyste, de munichois parce que j’essayais de faire prévaloir les règles de compréhension, de dialogue et de respect de soi que, le 10 mars 2003, à vingt heures, le Président de la République avait rappelées, précisément dans le contexte du voile !

M. le Président : Madame, Messieurs les recteurs, je vous remercie.


Source : Assemblée nationale française