(extrait du procès-verbal de la séance du 14 octobre 2003)

Présidence de M. Jacques DESALLANGRE, membre du Bureau

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Monseigneur, je vous remercie d’avoir accepté cette rencontre, qui doit être précieuse pour nous.

Je vous pose une première question pour introduire le débat : quelle analyse faites-vous de l’émergence à la fin des années 80 de problèmes liés au port de signes religieux et, bien sûr, du voile ? Je précise que l’objet de notre mission est le port de signes religieux dans les établissements scolaires.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Merci de me recevoir.

De longues heures seraient sans doute nécessaires pour analyser les raisons qui ont conduit à un recours plus important aux signes religieux dans les établissements scolaires depuis les années 80.

Je me limiterai à quelques rapides remarques. La première est globale et concerne l’ensemble de la société française, particulièrement la place de la jeunesse dans la société française. Le moins que l’on puisse dire c’est que les sociologues constatent depuis les années 80 que nous évoluons dans une société qui a vu se déstructurer ses repères fondamentaux. On peut prendre le repère de la famille, de la société en général, de la religion, de la citoyenneté. Nous avons vu s’étioler une série de repères qui fondaient jusque-là un consensus social.

Le rôle traditionnel du maire, de l’instituteur et du curé a été battu en brèche par notre société contemporaine. Et donc les jeunes cherchent aujourd’hui à se situer, à se construire dans la société. C’est assez difficile pour eux. Devant la disparition des repères traditionnels sur laquelle nous ne porterons pas de jugement, nous avons assisté à l’émergence de nouveaux signes. Les marques de vêtements, par exemple, constituent autant de repères pour les enfants. Pour un certain nombre d’entre eux, les signes religieux peuvent apparaître comme un mode d’identification, de reconnaissance et l’attachement à un repère. Vous avez fait une distinction entre la question du voile et celle des signes religieux.

On peut dire que l’apparition du voile dans les écoles a posé des questions spécifiques. Je ne pense pas que les jeunes chrétiens, les jeunes catholiques en particulier, soient très friands de signes religieux, qui se manifestent de façon ostentatoire. Il y a là une forme de besoin qui correspond à un certain désarroi de notre jeunesse. J’ajouterai que le voile est apparu, pas uniquement, mais en grande partie dans les zones les plus pauvres de notre société. Je ne crois pas que l’on voie beaucoup de voiles islamiques dans le 16ème arrondissement de Paris. Il est plus présent dans la banlieue de Roubaix. Le phénomène est donc lié pour partie à la difficulté des jeunes des quartiers défavorisés à s’intégrer dans notre société, telle qu’elle s’est construite au fil des siècles et dans le système scolaire, tel qu’il est aujourd’hui.

Le port de signes religieux peut être une authentique manifestation d’appartenance religieuse, mais il reflète aussi un problème d’identification, de situation dans la société actuelle, surtout dans ce lieu un peu mythique de l’insertion sociale que constitue l’école. On pourrait peut-être aussi ajouter, mais il faut y regarder de près, que ces jeunes en déshérence, parfois en situation d’échec scolaire, en difficulté d’insertion, en manque de travail, sont une proie plus facile et plus fragile pour des groupes ou des personnes disposés à leur offrir leurs services en invoquant toutes sortes d’intention.

A travers cette question du signe religieux, du voile en particulier, se pose très fortement la question de l’insertion des jeunes, et peut-être de moins jeunes, dans la société d’aujourd’hui. Par capillarité, la question du voile ne se pose pas uniquement dans les milieux les plus défavorisés. Nous avons eu à connaître le cas de tel ou tel enseignant ou enseignante qui revendiquait le port du voile.

Voilà tracés à gros traits quelques éléments qui expliquent en partie cette émergence.

M. Jean-Pierre BRARD : Votre confrère, Monseigneur Jean-Pierre Ricard s’est exprimé dans « Le Monde » du 8 octobre. A la question : « Etes-vous favorable à une loi contre les signes religieux à l’école ? », il a répondu : « Non l’expérience a toujours montré que l’on ne règle pas les questions religieuses par la répression. ». Il ajoutait : « L’accompagnement des cultes par la République tout au long du XXème siècle a fait davantage que des lois répressives pour l’insertion de l’Eglise dans la société française. » Pourtant, il y a eu la loi de 1905. Je ne rappelle pas le contexte un peu chaotique, mais, aujourd’hui, je suis d’accord avec votre confrère sequano-dyonisien, Olivier de Béranger, quand il déclare que « la laïcité est une chance pour l’Eglise de France. »

Sauf à accepter des empiétements de plus en plus importants, ne pensez-vous pas nécessaire de légiférer ? Si nous légiférions contre votre avis, quelle serait alors votre position ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je souscris volontiers aux propos de Monseigneur Ricard. Légiférer à l’heure actuelle serait dangereux à plusieurs égards. Tout d’abord, il ne me semble pas judicieux de légiférer pour résoudre des problèmes qui restent particuliers. Je ne pense pas que l’on assiste à un envahissement des signes religieux aujourd’hui dans les écoles, même si, en certains endroits particuliers, cela peut poser des questions légitimes et graves. Il est dangereux de punir une classe entière, si tant est qu’une loi punisse, parce qu’un élève chahute. Je me demande si, à vouloir légiférer, on ne risque pas de faire pire que mieux. Peut-être la loi prend-elle acte d’une situation, mais, dans le même temps, elle crée un phénomène, c’est-à-dire qu’on lui donne place dans l’opinion, dans la société. On risque de l’amplifier. Les législateurs que vous êtes savent que s’il suffisait de légiférer pour résoudre tous les problèmes en France, nous serions sans doute le plus vertueux et le plus heureux de tous les peuples. Je ne suis pas sûr qu’une loi puisse résoudre le problème, d’autant qu’il existe des textes en vigueur, qui permettent d’appréhender la question.

Un deuxième point rendra difficile l’élaboration d’une loi : qu’est-ce qu’un signe religieux et qui nous le dira ? Ne serait-ce que dans l’église catholique que je connais un peu, nous avons de multiples signes religieux, lesquels peuvent revêtir une autre signification. Vous me répondrez que la croix est un signe identifiable. Bien sûr, mais le poisson, l’ictus, est aussi un signe religieux. La croix de Jérusalem, la croix de Saint-André sont des croix. Qui nous dira ce qu’est un signe religieux et à partir de quand peut-on affirmer qu’il en est ainsi ?

Il me semble dangereux de ne légiférer que sur les signes religieux. L’école doit-elle affirmer, d’une certaine manière, qu’elle accueille beaucoup de signes mais pas les signes religieux ? Permettez-moi deux exemples : interdira-t-on la pomme dans les restaurants scolaires au prétexte que M. Chirac a fondé sa campagne électorale sur la pomme ou interdira-t-on à une enseignante de mettre un bouquet de roses rouges dans une classe ?

Il me semble très difficile de légiférer sur le fait même du signe religieux, de définir à partir de quand un signe devient un signe religieux.

Si l’on veut éviter le communautarisme, il ne faut surtout pas prendre des mesures qui risquent de l’éveiller ou de le susciter. Il ne faudrait pas éveiller, susciter, des réflexes communautaristes, notamment chez les catholiques de France, par une législation qui donnerait le sentiment que l’on pose des barrières, que l’on encadre, finalement que l’on étouffe un peu la vie.

M. Jean-Pierre BRARD : Si nous légiférons, que dirait l’église catholique ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Evidemment, cela dépend du contenu du texte. Ce ne serait pas la première loi qui ne recevrait pas l’assentiment de l’Eglise pour des raisons diverses. Les évêques de France et les catholiques de France n’ont pas pris le maquis à chaque fois qu’une loi semblait les heurter dans leurs convictions.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : A contrario, pensez-vous que la tolérance vis-à-vis du port de signes religieux à l’école est de nature à exacerber les manifestations de communautarisme, et même à être reçue comme un signe d’encouragement ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je me retrouve dans le travail qui a été demandé au Conseil d’Etat par un précédent ministre de l’éducation nationale. Il me semble, pour répondre à cette question, qu’il faut apprécier la situation dans les établissements. A tel endroit, l’émergence de signes religieux est peut-être forte et peut apparaître comme un facteur, sinon d’agression, en tout cas de prosélytisme ou bien une forme d’opposition à un système, à une société, à une école. Mais, pour ce que je peux en savoir, on est loin d’en être là sur l’ensemble du territoire français.

Si des signes religieux, comme d’autres signes, sont assumés par l’institution scolaire et que les jeunes ont l’occasion d’expliquer les raisons pour lesquelles ils le portent, ce peut être une occasion de dialogue et d’échanges, d’enrichissements mutuels.

Je partage l’avis du Conseil d’Etat, bien que l’on puisse discuter des termes. L’avis préconise l’absence de signes ostentatoires. Evidemment, je ne vois pas l’opportunité pour un jeune ou un enseignant de porter une croix de 85 centimètres sur la poitrine, même s’il veut manifester son appartenance religieuse ! Mais je n’ai pas le sentiment que des jeunes entre eux - c’est important de se situer de leur point de vue - ressentent comme une agression le port d’un signe religieux par un camarade. Au contraire, ce peut être une occasion d’échanges, d’approfondissement, de partage. Si cette forme d’expression est bien cadrée, cela ne me semble pas poser problème. Jusqu’à présent, je n’ai pas entendu dire, en tous cas dans les lieux que je fréquente, que le port de signes religieux ait été perçu par les jeunes, entre eux, comme un signe d’agression ou de division.

M. Bruno BOURG-BROC : Depuis que nous travaillons, certains d’entre nous évoluent dans leur façon d’aborder le problème. Face à de nombreux témoignages, souvent contradictoires, beaucoup d’entre nous sont de plus en plus perplexes. Certains veulent qu’on légifère, d’autres ne le veulent pas. Ce n’étaient pas forcément les mêmes au début et ce ne seront pas forcément les mêmes à l’arrivée ! Sans doute en êtes-vous conscient.

Monseigneur, vous avez été mandaté par la conférence épiscopale pour nous parler ce matin. Peut-on considérer que vous vous exprimez au nom de l’église catholique de France ? Y a-t-il sur ce point du port de signes religieux une appréciation différente entre l’Eglise de France et l’Eglise tout court ?

A plusieurs reprises, nous avons été amenés à aborder la notion de « caractère propre » de l’enseignement catholique privé. Le caractère propre est inscrit dans la Constitution, mais n’a pas de définition légale, juridique. Quelle est votre approche du caractère propre, en ayant conscience que si nous devions légiférer, il semblerait inévitable que la loi s’applique aussi à l’enseignement privé sous contrat ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Les évêques de France n’ont pas tenu d’assemblée depuis novembre dernier. L’assemblée de tous les évêques se retrouvera en novembre prochain. Nous aurons peut-être l’occasion d’examiner comment l’ensemble des évêques réagit à l’éventualité d’une loi en la matière.

Ce que vous avez pu lire et entendre des principaux responsables de l’Eglise de France est assez unanime. J’ai consulté quelques confrères. Nous sommes assez unanimes pour dire qu’il n’est pas opportun de légiférer en la matière.

Quant à ce que pense l’Eglise de France en particulier, ses évêques s’accommodent du cadre de la laïcité. Ils l’ont déclaré publiquement dans la « Lettre des Evêques » aux catholiques de France parue en 1996. Il en ressort l’affirmation très nette que le cadre dans lequel nous vivons à l’heure actuelle nous convient.

Par ailleurs, les évêques sont assez unanimes : personne parmi nous, du moins dans son expression globale, ne souhaite remettre en cause la loi de 1905. C’est aussi un cadre qui nous convient. La laïcité à la française nous a donné un art de vivre. Des consensus permettent à l’église catholique de vivre et de remplir sa mission à l’intérieur du cadre législatif français et en collaboration étroite avec ceux qui ne partagent pas la foi catholique, ce qui est tout à fait légitime. Un équilibre s’est établi au fil de l’Histoire, qu’il ne faut pas rompre, ni remettre en cause par de nouvelles lois.

Pour répondre à votre première question, je vérifierai cela lors de notre assemblée des évêques de France à Lourdes en novembre prochain, mais je pense qu’une ligne très nette se dégage.

Le caractère propre a été reconnu, il est inscrit dans la loi Debré de 1959 qui fait de l’enseignement privé en général, de l’enseignement catholique en particulier - lequel représente en France 95 % de l’enseignement privé sous contrat - un associé au service public de l’éducation.

En quoi consiste le caractère propre ? C’est, selon moi, la possibilité de faire reposer la démarche pédagogique, éducative et d’enseignement sur des convictions religieuses dans le respect du contrat. J’ai été moi-même professeur sous contrat ; j’ai dirigé un établissement dans le respect total des règles de programme, d’enseignement, de formation des maîtres. Dans tout ce qui peut constituer la démarche d’enseignement et d’éducation, nous respectons les directives du ministère de l’éducation nationale comme des autres ministères concernés. Dans le même temps, nous unifions cette démarche par un certain sens de l’être humain qui nous est apporté par notre foi et nous posons la question du sens de l’éducation et celle du sens de l’être humain qui est formé et du citoyen que, nous aussi nous contribuons, nous l’espérons, à construire.

Voilà un socle spirituel qui donne la lumière, la direction de ce qui est fait et de ce qui contribue à la formation de petits ou de grands Français et Françaises.

Cette inspiration a la possibilité, dans le cadre du caractère propre, de s’exprimer, de se dire, de se manifester. Voilà comment je définirais le caractère propre d’une façon générale. Pour l’église catholique, c’est la référence à l’enseignement évangélique, à la doctrine sociale de l’église, à la conception de l’homme véhiculée par la foi catholique.

Mme Martine AURILLAC : Vous nous avez affirmé que vous n’étiez pas favorable au fait de légiférer, à cause des dangers que cela peut présenter, notamment de stigmatisation d’une religion par rapport à une autre et parce que, dans votre esprit, différents textes ou jurisprudences sont clairs et suffisants. En effet, l’arrêt du Conseil d’Etat quand on le lit attentivement est très circonstancié. En outre, la circulaire Bayrou, en 1994, est venue apporter des éléments.

A l’instar d’autres personnes auditionnées, diriez-vous que c’est peut-être simplement un manque de courage des familles et des enseignants, ce qui est assez grave en soi ?

Ne pensez-vous pas qu’à l’école, on devrait enseigner davantage, non pas la religion, mais l’histoire des religions et le fait religieux lui-même ?

M. Bruno BOURG-BROC : Et dans ce cas, qui doit enseigner l’histoire des religions à l’école ?

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Les enseignants jugent que leur tâche est difficile en matière d’interprétation de la jurisprudence. Ils sont obligés de faire, selon leur expression, « du droit local ».

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je ne sombrerai pas dans le travers qui consiste à dire que, finalement, l’école et les enseignants sont responsables de tous les maux de la terre et de notre société. La mission des enseignants aujourd’hui - je l’ai moi-même été à une période - est très difficile. En dehors de sa mission spécifique, l’école constitue toujours la caisse de résonance de tout ce qui se passe dans la société, parce que toutes les difficultés convergent en même temps que toutes les espérances. Il faudrait que nous portions l’accent sur les espérances qui peuvent aujourd’hui émerger grâce à l’école.

Je ne pense pas que les enseignants manquent de courage. Ils sont dans les rouages d’un système éducatif qui ne me semble plus tout à fait adapté à la jeunesse. Mais c’est là un autre problème. Les enseignants ne manquent pas de courage, mais ils sont souvent démunis face à une situation qui a considérablement évolué.

Si l’on pense à légiférer, ne nous leurrons pas, ce n’est pas tant sur la croix ou la kippa que sur la question du voile islamique, posant la question de l’émergence, dans notre société française, d’une culture qui ne nous est pas familière - c’est le moins que l’on puisse dire ! On voit bien comment la France a construit son histoire ; il a fallu des siècles. Or l’émergence de l’islam est toute récente. Un travail s’impose, qui nécessite une mobilisation d’énergie considérable. Il ne me semblerait pas même juste de se focaliser sur cette toute petite question du voile. Il y a quelque chose de bien plus important dans notre société. On parle souvent d’intégration. Comment la société française va-t-elle réagir et se faire à cette réalité nouvelle et très soudaine de compter entre quatre et cinq millions de Français musulmans ? C’est un fait dont nous n’avons pas encore mesuré toute l’importance.

Très honnêtement, pour moi, la question de légiférer sur le port de l’insigne religieux, le port du voile, serait une goutte d’eau dans un océan. On ne peut faire porter cette question à l’institution scolaire. C’est vraiment la France et toute la société qui sont concernées.

L’école doit aider la société à affronter le problème et non pas à l’ignorer car que peut faire une loi ? Elle peut mettre de côté un problème. A la limite, si la loi est bien respectée - nous savons ce qu’il en est du respect de la loi dans notre pays - que fera-t-on ? Sans mauvais jeu de mots, on voilera le problème, sans le toucher, sans le résoudre. Il me semble bien plus important de le faire émerger et de l’affronter comme tel.

On ne peut dire que les enseignants et les familles manquent de courage. Nous sommes là devant une question qu’il faut aborder ensemble. Il nous appartient de trouver les moyens d’un authentique dialogue, d’une authentique insertion avec du temps et du travail.

Nous ne pouvons ignorer que la démarche de l’islam n’est pas analogue à celle du christianisme qui nous est plus familier. Nous ne pouvons ignorer que le rapprochement entre la vie sociale et la vie religieuse prend une autre forme dans l’islam que dans le catholicisme ou dans le christianisme en général. On ne peut décréter simplement : « Vous êtes en France, c’est ainsi que cela se passe. » Point final ! Nous ne procédons ainsi dans aucun domaine. Si nous voulons résoudre par la force le problème de l’intégration, cela ne fera que des étincelles et des dégâts humains considérables. L’enseignement des religions est un premier pas. Il ne s’agit nullement d’endoctriner, ni de faire de nos écoles des lieux d’évangélisation en tant que tels, mais de prendre en compte une dimension de l’être humain. La petite limite de notre laïcité à la française c’est, en tout cas dans le domaine public, dans le champ du scolaire en particulier, d’avoir déclaré que l’on ne parlerait pas des choses qui fâchent. Nous les laissons de côté, nous les plaçons dans une autre sphère. Le christianisme ayant des capacités d’adaptation en ce domaine, cela n’a pas posé de problèmes considérables ; cela en posera sans doute davantage avec l’islam. Faire émerger dans la sphère publique la particularité religieuse des personnes sans imposer quoi que ce soit à qui que ce soit me semble plutôt une bonne chose : que l’on puisse parler, débattre, expliquer. On sait que la parole libère toujours. Créer des espaces de parole me semble toujours positif.

L’enseignement du fait religieux, me semble une bonne chose. L’être humain peut avoir une dimension religieuse et il existe des formes religieuses différentes. On peut l’expliquer historiquement. Cela permet aussi à des jeunes de tradition européenne de conserver un contact avec leur histoire. Nous savons comment nous avons été structurés, comment l’esprit français, si j’ose dire, a été construit, où il a puisé ses racines. Il est important de le redire. Il est presque banal de réaffirmer que des enseignants qui étudient des textes, des pièces de théâtre, des œuvres d’art, se trouvent en grande difficulté pour expliquer cela à des jeunes dépourvus de culture chrétienne. Nous devrons aussi expliquer aux jeunes musulmans cette littérature, ces pièces de théâtre, qui feront également partie de leur patrimoine. Il faut qu’ils comprennent Polyeucte ou qu’ils soient capables d’analyser un tableau.

La prise en compte du fait religieux est intéressante. Nous posons parfois un petit bémol et je le pose à titre personnel : il y a plusieurs façons d’expliquer le phénomène religieux. A la façon d’Auguste Comte : il y a des phases ; on explique le phénomène religieux, mais c’est quelque chose qui appartient au passé. Nous serions à une autre ère ou à l’interreligieux. Vous devinez que, confrontée à cette manière de proposer les choses, l’église catholique éprouve quelques réserves. Au contraire, les enseignants formés à cela devraient faire preuve d’une certaine droiture, d’honnêteté par rapport à l’enseignement lui-même et ne pas simplement le présenter comme un vestige du passé. C’est un point important.

Cet enseignement ne me semble pas devoir être assuré par un personnel ecclésiastique ou religieux en général, mais, là aussi, nous pourrions avoir un consensus sur la façon loyale et honnête de présenter aujourd’hui le phénomène religieux. Je me permets une digression : évêques de France, nous nourrissons parfois des inquiétudes à l’égard des responsables du patrimoine religieux. Nous percevons parfois une tendance qui s’inscrit dans le sens ce que j’évoquais à propos de l’enseignement du fait religieux, laquelle consiste à faire du patrimoine religieux un témoin de l’histoire - ce qui est une réalité - et de parfois le transformer en musée. Par exemple, en cas de rénovation, nos prêtres nous disent qu’ils ont très bien refait l’église, qu’elle est superbe, mais qu’il est très difficile d’y dire la messe, car, si l’on a bien éclairé les voûtes, on n’a pas prêté attention au fait qu’un autel est un lieu de célébration à éclairer ! Cela pour vous montrer dans quel état d’esprit il serait intéressant d’avancer.

M. Robert PANDRAUD : Je suis plutôt défavorable à l’enseignement de la religion. Vous avez fait allusion à quelques-unes de mes réserves. Je ne suis pas entêté car je ne crois pas que cela puisse se produire. J’attends encore le manuel qui fera l’unanimité de toutes les religions. Lorsque le manuel aura recueilli tous les accords, on pourra en rediscuter !

La religion chrétienne reste celle de la majorité des Français. Comment équilibrera-t-on cet enseignement entre les diverses religions ? On risquera d’augmenter l’agnosticisme, en disant que tout cela se vaut. Je suis donc très réservé.

Comment se fait-il que l’Eglise de France rate ses propagandes ? Tout le monde parle du ramadan : les radios, les télévisions... Pour le carême, entend-on quelque chose ? Extrêmement rarement ! On arrive à ce paradoxe que, si vous procédiez à un petit sondage, vous constateriez que les gens savent mieux ce qu’est le ramadan que le carême ! Il est pourtant un peu de votre rôle, monseigneur, d’essayer d’équilibrer la situation !

Bien sûr, nous sommes perplexes au sujet du voile. Je le suis aussi s’agissant de l’interdiction par voie législative du voile à l’école car, en définitive, l’on s’aperçoit, à la lumière de ce qui se passe à l’Inspection du travail du Rhône ou à la mairie de Paris, que le voile dans les administrations d’Etat locales ou hospitalières est un phénomène beaucoup plus dangereux. Si nous légiférions, il faudrait prôner l’interdiction du voile, non seulement à l’école, mais dans les administrations car, en l’occurrence, il s’agit d’adultes, dans les hôpitaux, de personnes affaiblies. Après tout, le problème ne serait pas aussi grave si seule l’école, qui est un milieu fermé, était en cause.

S’il devait y avoir interdiction légale du port du voile dans les écoles publiques, la mesure devrait s’appliquer dans toutes les écoles privées sous contrat. Je dis bien « toutes » afin de ne pas donner l’impression de privilégier telle religion par rapport à telle autre.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Sur la question de l’enseignement, la formule est ambiguë. Il ne s’agit pas de demander à l’institution scolaire, l’institution publique, de se substituer aux différentes églises, confessions ou religions en enseignant les religions.

La formation d’un petit catholique appartient d’abord et en priorité à l’église catholique. Il ne s’agira pas de demander à l’enseignement public de « fabriquer », pardonnez-moi cette expression un peu rapide, des petits catholiques ou des petits musulmans, mais d’expliquer, dans le cadre de l’enseignement, que le fait religieux existe. Il a pu revêtir et il revêt des formes différentes dans l’histoire et dans l’actualité. Quel est ce fait religieux ? De quoi parle-t-on ? De qui ? Quelle évolution ? Il ne s’agit pas de prendre la place de qui que ce soit ni de considérer que l’enseignement en général prendra désormais en charge la formation religieuse des enfants. Cela revient à la communauté, catholique, musulmane ou israélite. Les domaines de compétences, si je puis utiliser cette expression, me semblent devoir être respectés. Mais cela me semble un premier pas positif que l’Education prenne en compte le fait religieux qui marque et structure un être humain, qui suscite des réactions. Cela devrait permettre de désamorcer quelques bombes.

Le ramadan est très médiatisé. Cette question devrait être posée aux puissances médiatiques de notre pays. Pourquoi parle-t-on davantage du ramadan ? Cela devient un phénomène de société contrairement à l’entrée en carême. Cela dit, nous enregistrons quelques petits progrès ! On entend dire parfois que c’est le mercredi des cendres !

Vous connaissez le fonctionnement des médias. Ils obéissent à l’attrait de la nouveauté et des phénomènes émergeants. Si tous les Français égaient musulmans, on ne parlerait probablement pas du ramadan à la télévision !

Un second phénomène distingue l’islam de l’église catholique. L’église catholique, à tort ou à raison, a privilégié au cours des dernières décennies l’approfondissement plutôt que l’indication. Si vous avez une formation chrétienne ou catholique, vous connaissez sans doute des indications, celles des commandements de Dieu, celle des commandements de l’Eglise : « Tu communieras une fois par an, tu te confesseras une fois par an, tu ne mangeras pas de viande le vendredi. » C’était là des indications très précises avec évidemment toutes les déviations possibles. Une fois remplies ces quelques obligations, on peut penser que l’on a fait ce qu’il fallait faire. Ce n’est pas le sens dans lequel a travaillé l’église catholique au cours des dernières décennies. Elle s’est ingéniée à inscrire la foi chrétienne dans la totalité de la vie. Or, selon les textes musulmans, un bon musulman doit faire cinq choses très précises, dont le ramadan, plus facilement repérables et identifiables, que la doctrine catholique.

Il y a aussi le phénomène du « je t’aime, moi non plus ». Dans notre pays, la majorité des petits et grands Français sont baptisés dans l’église catholique, même si, bien sûr, beaucoup ne pratiquent plus. Parfois, on dit que le catholicisme est minoritaire dans notre pays. Ce n’est pas vrai du tout si l’on prend le baptême et les enterrements comme repères.

Nous avons connu un phénomène de libération que nous pourrions analyser philosophiquement et sociologiquement de façon très précise. Je reviens à mon exposé de départ. Notre société a connu un très profond bouleversement des valeurs. Même si nous sommes partisans du principe de laïcité, nous nous accorderons pour reconnaître qu’il s’agit d’un héritage chrétien. Or, le bouleversement, le « chahut » des valeurs - mai 68 est un point de repère commode - fut un bouleversement et un chahut du christianisme qui nous avait fait hériter de ses valeurs et qui nous a nourris.

J’ai moi-même été élève de l’école laïque. J’écrivais tous les matins une belle phrase sur mon cahier du jour, que le curé de la paroisse n’aurait nullement reniée. On sentait bien où étaient les racines. En bouleversant un certain mode d’équilibre, de pensée, de vivre, on a fatalement chahuté le christianisme dans notre pays. D’où cette relation très ambivalente : on se reconnaît chrétien, on sait que l’on est chrétien et l’on n’hésite pas à critiquer notre propre religion. Je ne voulais pas accabler les enseignants tout à l’heure, je ne vais pas accabler les journalistes maintenant. Si vous regardez de temps à autre la télévision, vous constaterez que pour voir un bon reportage sur l’église catholique, il faut vraiment se coucher très tard le soir ! C’est plus un phénomène de société qu’un phénomène religieux.

L’église catholique continue-t-elle d’annoncer l’évangile ? Oui, je le crois, mais dans une optique nouvelle. Les chrétiens ont assumé un héritage, mais une rupture dans la chaîne de transmission se produit et il faut, quasiment à frais nouveaux, annoncer l’évangile. C’est un changement d’optique considérable. Pendant des générations, nous avons entretenu la foi chrétienne. Aujourd’hui, il faut l’annoncer, la partager, ce qui est plus difficile et qui nécessite de notre part une forme de savoir-faire nouveau.

Dans l’hypothèse d’une loi, faudrait-il l’appliquer aux établissements d’enseignement privé sous contrat ? Personnellement, je ne le crois pas. Je ne pense pas que le texte même de la loi Debré nous y conduise. Il est des domaines qui entrent dans le champ du contrat, mais il y a aussi une autonomie et une liberté qui sont données à l’enseignement privé en général, catholique en particulier, notamment en ce qui concerne le caractère propre. Je ne crois pas que le texte lui-même implique cette conséquence.

M. Robert PANDRAUD : Je ne pense pas que vous puissiez utiliser cet argument, tout du moins devant des législateurs. La loi Debré n’est jamais qu’une loi ; une autre loi peut toujours la modifier. Elle n’a pas de valeur constitutionnelle. Je ne préjuge pas la réponse, mais la question se posera.

Il y a des écoles d’une religion donnée où les signes religieux sont ostentatoires et rendus obligatoires.

M. Jean-Yves HUGON : J’ai compris que, selon vous, il n’est pas nécessaire de légiférer, que l’on ne peut résoudre le problème de l’intégration par une loi. Mais tel n’est pas l’objet de notre mission. Nous ne voulons pas légiférer sur le problème de l’intégration. Notre objet porte sur la question des signes religieux à l’école et je recentrerai mon propos sur ce sujet.

J’aimerais entendre votre position, soit en tant qu’évêque, soit à titre personnel, sur le port de signes religieux ou la présence de signes religieux dans un établissement scolaire. J’entends bien : les établissements privés sous contrat ne seraient pas concernés. Mais dans un établissement public, pensez-vous que l’on peut tolérer les signes religieux ? Je prends un exemple qui n’est pas celui du voile : un élève se présente avec une croix visible. On lui refuse l’entrée dans l’établissement scolaire. Quelle est votre position ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je m’en tiendrai au texte de 1989 élaboré par le Conseil d’Etat : dès l’instant où un signe peut être perçu comme agressif, comme une volonté de prosélytisme, quand il est accompagné aussi d’un certain type discours et de comportements - il faut appréhender le signe dans son ensemble -je ne vois nul inconvénient à ce que l’on demande à un élève de s’adapter. En revanche, nous risquons, ne serait-ce que par le biais d’un texte loi, de nous offrir des lendemains difficiles pour apprécier ce qu’est un signe religieux. Quelques-uns sont « typés », d’autres le sont moins. A partir de quel moment, un signe devient-il un signe religieux, à partir de quel moment ne l’est-il pas ou ne l’est-il plus ?

Je ne me dérobe pas à la question, mais la réponse ne peut être donnée que localement dans le cadre d’un établissement et au regard d’une façon et d’un art de vivre entre les personnes. Si, dans un lycée public, 400 élèves arrivent avec une croix de cinquante centimètres, je comprends que cela puisse poser problème et que la question soit posée dans l’établissement, mais, de grâce, ne soulevons pas des questions quand elles ne sont pas posées. Si des jeunes vivant les uns avec les autres s’accommodent d’autres jeunes portant la kippa, d’un autre qui porte une petite croix et d’une jeune fille voilée, je ne vois pas ce que cela peut bouleverser.

M. Jean-Yves HUGON : Les personnes qui vivent la situation quotidiennement, c’est-à-dire les chefs d’établissement et les enseignants que nous avons auditionnés - nous demandent de légiférer.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Au nom de qui le demandent-ils ?

M. Jean-Pierre BLAZY : De la laïcité.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Un concept de laïcité est-il plus important que les personnes ?

M. Jean-Pierre BRARD : La laïcité n’est-elle pas ce qui permet aux personnes de vivre ensemble ?

M. Christian BATAILLE : Je fais observer en préalable que l’enseignement du fait religieux n’est pas absent de notre enseignement, nous ne partons pas de rien, cet enseignement est largement présent dans bien des disciplines : les lettres, la philosophie, l’histoire. Peut-être peut-on réfléchir à une manière d’aménager ou d’améliorer le contenu des programmes. Pour le reste, il s’agit de l’enseignement religieux, propre, particulier à une religion, qui est dispensée dans les établissements publics à la demande des élèves. Il existe des aumôneries dans quasiment tous nos établissements. Pour ce qui est de l’école élémentaire, la liberté religieuse est entière. S’il s’agit d’enseigner le fait religieux dans nos programmes, sans doute faudrait-il en débattre le contenu, voire le perfectionner, mais on ne peut considérer que cet enseignement du fait religieux n’existe pas à l’heure actuelle. La manière dont certains enseignants interprètent les programmes est peut-être à revoir.

Je reviens à l’intitulé de notre mission d’information, celui des signes religieux, l’adjectif « ostentatoire » ne figurant pas dans l’intitulé.

Le comportement condamné est le comportement prosélyte, propagandiste, que pourraient avoir des élèves, y compris par leur tenue. Quels sont les moyens d’empêcher ce type de comportement ? Nous sommes nombreux à pencher en faveur d’une loi. Cela dit, on peut imaginer d’autres moyens d’atteindre ce but. La fermeté et la clarté des débats d’un conseil de discipline dans un établissement en est un. Je serais pleinement rassuré si j’obtenais la garantie que les conseils de discipline fonctionneront de façon satisfaisante dans tous les établissements et de la même façon. Au fond, lorsque vous répondez à ces questions, c’est un peu en ce sens que vous vous inscrivez : il faut laisser à chacun la liberté d’interpréter les comportements, éventuellement de prendre des décisions, voire des sanctions.

Je crains une grande disparité et une grande inégalité de décisions. Le conseil de discipline du lycée d’Aubervilliers s’est réuni un soir de la semaine dernière jusqu’au milieu de la nuit. Les débats furent ardus. Le fait était exceptionnel, très médiatisé. Tous les conseils de discipline des établissements n’auront pas la faculté de se réunir des heures durant ou alors cela se terminera en présence de deux ou trois personnes. Par conséquent, une loi serait une garantie d’égalité de traitement par tous les établissements.

Au fond, je crains que ce qui est condamnable dans tel établissement de la région parisienne ne le soit plus dans tel autre, parce que les journaux n’en auraient pas parlé, parce que ce serait moins remarqué. D’où, j’y reviens, une certaine iniquité. C’est pourquoi je reste plutôt favorable à un texte de loi.

En l’absence de texte de loi, quelles solutions préconiseriez-vous pour assurer l’équité entre les établissements ? Quels garde-fous, quelles garanties imaginez-vous pour que les comportements des élèves soient jugés autant que faire ce peut de la même façon, partout en France ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je comprends bien que dans l’esprit du législateur la loi a davantage de force que les textes qui ont pu paraître jusqu’à présent, mais les difficultés ne s’estomperont pas parce que nous disposerons d’un texte de loi. La distinction entre loi et réglementation échappe aux établissements, aux jeunes, à leurs familles. Cette émergence d’une volonté pour certains de porter des signes religieux est un fait qui débordera largement tous les textes. La question ne sera pas plus aisée à résoudre, parce que vous disposerez d’une loi. Il faudra aussi un conseil de discipline, une intervention dans la mesure où la loi est enfreinte, ce qui, dans certains cas, est la réalité. On ne changera pas grand-chose au principe.

M. Robert PANDRAUD : Dans les établissements scolaires, le personnel enseignant a peur des parents ou des « grands frères » : ils ont peur pour leur personne, pour leur famille, pour leur logement, pour leur téléphone, pour leur voiture. Une loi offre davantage de garanties. Une autre peur sévit : le corps enseignant a une peur judiciaire. Jeune, je suis passé devant le conseil de discipline. L’idée ne me serait pas venue de m’entourer des conseils d’un avocat. Mes parents auraient plutôt soutenu le conseil de discipline que de me payer un avocat ! Il est scandaleux de trouver aujourd’hui des avocats partout. Le corps enseignant pense qu’il serait un jour possible d’être attaqué pour atteinte à la liberté individuelle. Une loi conforterait leur situation juridique.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : Vous avez évoqué un point extrêmement important qui est la définition du signe religieux. La question qui se pose aujourd’hui, que ce soit aux enseignants ou aux chefs d’établissement, est de savoir si le voile n’est qu’un signe religieux. Si nous devions légiférer, il faudrait inclure dans le texte de loi la définition du signe religieux. Or, le voile, me semble-t-il, n’est pas qu’un signe religieux.

Avant d’être parlementaire, j’ai été enseignante en histoire-géographie. Ne peut-on imaginer, dans le cadre d’un cours d’histoire, dans certaines classes, que soit dispensé l’enseignement de l’histoire des religions, c’est-à-dire les racines ? Pourquoi le problème se pose-t-il aujourd’hui si ce n’est, comme vous l’avez souligné à plusieurs reprises, que la civilisation occidentale s’est coupée de ses racines et la civilisation musulmane, qui a pour ciment l’islam, a besoin, lorsqu’elle se trouve dans un pays qui n’est pas le sien, où elle n’a pas ses racines, de retrouver un signe qui rassemble ? Dès lors, on aborde la question des programmes. Ne peut-on envisager d’enseigner, en cours d’histoire, les racines de nos civilisations : occidentale, musulmane, juive. Cela dépassionnerait peut-être tout simplement le débat sur les signes religieux. Un travail en commun serait à réaliser, entre les autorités religieuses de ces trois religions et l’Education nationale, sans entrer sur le terrain de la foi. C’est là, je crois, que se situe le débat.

A aucun moment, l’enseignement de l’histoire des religions n’est abordé.

M. Jean-Pierre BLAZY : C’est faux ! Je le sais pour avoir été comme vous professeur d’histoire.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : A aucun moment, on apprend les racines des différentes religions.

M. Bruno BOURC-BROC : Qui doit enseigner le fait religieux ? Je pose la question, car un représentant de l’islam a indiqué que seul un musulman pouvait enseigner l’islam.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : Il convient de distinguer entre la foi religieuse et les racines d’une civilisation, dont la religion fait partie.

M. Bruno BOURC-BROC : Par boutade, certains disent que l’école privée catholique est sans doute l’endroit où l’on trouve le plus de jeunes filles voilées. Que vous inspire cette réflexion ou ce début de vérité ?

Monseigneur, vous êtes le premier à avoir déclaré, mais vous êtes le premier à être auditionné en tant que représentant de l’église catholique, que s’il fallait légiférer, l’école privée catholique devrait être exclue de l’application de la législation, probablement en raison du caractère propre. C’est extrêmement important. Pourriez-vous apporter des éclaircissements ?

M. Jean-Pierre BLAZY : Mme Zimmerman a fait état de sa fonction d’enseignante en histoire-géographie. Je voudrais lui dire, puisque, moi aussi, j’ai enseigné l’histoire-géographie, que j’ai le sentiment d’avoir enseigné le fait religieux sous l’angle de l’histoire des religions - cela dans plusieurs classes, à la fois au collège et au lycée.

On peut, certes, se poser toutes les questions que l’on veut et se demander si le fait religieux est bien ou mal enseigné. En tout cas, je crois que beaucoup de professeurs d’histoire-géographie éprouvent à l’heure actuelle des difficultés, précisément en raison de comportements, de réactions dans certaines classes, dans certains quartiers, dans certaines villes, lorsque le professeur d’histoire parle de l’islam. C’est surtout sur ce sujet que des réactions assez vives ont été enregistrées à l’encontre des enseignants. Sans doute, des questions doivent-elles être reposées, mais l’on ne peut pas dire que l’histoire des religions sous l’angle scientifique ne soit pas abordée dans les programmes d’histoire.

Vous avez posé la question de savoir si entre la laïcité et les hommes, le plus important n’était pas les hommes. Disant cela, j’ai eu le sentiment que vous opposiez la laïcité aux hommes. Précisément, si notre école est laïque, si la République est laïque, c’est que justement on a voulu, avant tout à travers la laïcité, régler des problèmes qui se posaient depuis longtemps, notamment à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, de non-respect de la tolérance. La laïcité c’est précisément, avant tout, la tolérance. C’est la liberté de conscience, la liberté de conscience religieuse, donc la tolérance entre les différentes religions.

J’ai lu avec attention l’interview de Monseigneur Jean-Pierre Ricard dans Le Monde daté du 8 octobre. Il répond, comme vous, qu’il ne faut pas légiférer. Un point dans sa réponse a retenu mon attention. Il déclare : « Les mesures anticléricales de la fin du XIXème siècle comme l’expulsion des congrégations ont contribué à radicaliser les positions et ont rendu plus difficile l’adhésion des catholiques à la République. L’accompagnement des cultes par la République tout au long du XXème siècle a fait davantage que des lois répressives. » Si les républicains d’alors ont dû légiférer et voter différentes lois, dont celles de 1905, n’est-ce pas d’abord parce que l’église catholique était hostile à la République et au principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat - et non pas l’inverse ? N’est-ce pas à partir du vote de cette loi que l’on a apaisé les esprits et que l’on a pu, au contraire, respecter les croyances, notamment la religion catholique, et surtout permettre la tolérance et la paix ? Aujourd’hui, au début du XXIème siècle, une nouvelle loi m’apparaît nécessaire, mais non suffisante. On ne peut retourner l’argument selon lequel une loi apporterait plus d’inconvénients que d’avantages. Une loi ne serait pas suffisante, mais n’est-elle pas nécessaire ? Nous sommes de plus en plus nombreux à le penser.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : A ce titre, je voudrais citer M. Paul Thibaud, président des amitiés judéo-chrétiennes de France, qui déclare : « Les politiques sont moins affaiblis par une censure des juges que par leur propre silence qui laisse à ceux-ci le dernier mot. »

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je reviens à la question : qui doit enseigner ?

Je n’ai pas suffisamment étudié les programmes actuels pour savoir si ce qui est enseigné est suffisant ou s’il faut revoir la question. Il est important que l’enseignement du fait religieux soit présent. Il est clair que cet enseignement revient à des enseignants et non à des religieux. Je ne revendiquerai jamais l’idée que l’enseignement religieux soit dispensé par des représentants patentés du culte catholique, ce qui n’empêche pas que l’on puisse réfléchir ensemble à un éventuel contenu et que l’on en débatte.

M. Bruno BOURG-BROC : Avec un professeur spécialisé en la matière ou un professeur d’histoire comme il en va à l’heure actuelle ?

M. Christian BATAILLE : Ou de lettres, ou de philosophie.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Cela signifierait que dans le processus de formation, on intégrerait cette donnée. Ainsi, si l’on demande aux professeurs d’enseigner l’histoire des religions, il leur faudra recevoir une formation adéquate.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN :Il faut examiner le contenu avec l’église catholique.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Simplement en discuter, je ne dis pas l’imposer.

M. Christian BATAILLE : Le professeur de philosophie qui aborde Spinoza ou Nietzsche participe de cet enseignement.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : Ce n’est pas direct.

M. Christian BATAILLE : Oui, ce n’est pas historique.

M. Jean-Pierre BLAZY : Vos propos sont très ambigus Mme Zimmerman. Que signifie : « Ce n’est pas direct. » ? J’aimerais que vous nous disiez comment y parvenir, selon quelles modalités, par qui serait enseignée l’histoire des religions ? Comment sera formé le professeur d’histoire ou de philosophie et par qui ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Il convient en effet d’approfondir cette question.

M. Christian BATAILLE : Il ne serait pas mauvais non plus que l’on enseigne la laïcité dans les instituts de formation des maîtres comme autrefois dans les écoles normales.

Plusieurs députés : Tout à fait.

M. Jean-Pierre BLAZY : La laïcité ne s’inscrit pas contre les religions. J’ai parfois l’impression que l’on fait ce procès implicite à la laïcité. Jules Ferry et Emile Combes n’étaient pas des antireligieux. Ils étaient anticléricaux à l’instar de Gambetta qui parlait du « carcan du clergé ». Celui-ci était anticlérical - « Voilà l’ennemi ! » disait-il -, mais il n’était pas antireligieux. Il faut que l’on soit bien clair.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je disais que la laïcité est au service de l’homme et pas l’homme au service de la laïcité. Je reprendrai volontiers votre expression de tolérance. Mais pour être tolérant, encore faut-il connaître. On ne peut être tolérant à l’égard de choses dont on ignore tout ou dont on a une connaissance déformée. La tolérance exige la rencontre et la découverte de l’autre.

Le législateur peut modifier les textes, mais en l’état actuel de la loi Debré, la mesure ne serait pas applicable à l’école privée, car cela n’entre pas dans le champ du contrat. Mais si vous estimez qu’il faut faire évoluer la loi Debré, c’est un autre problème.

Pour l’heure, le champ du contrat est bien défini. Un établissement a contractualisé pour tel, tel et tel domaines.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : Peut-on se permettre de légiférer et d’indiquer que l’enseignement privé n’est pas concerné par la loi ? Cela ne fera-t-il pas renaître d’autres combats ? Ainsi que l’a très bien souligné Bruno Bourg-Broc, c’est la première fois qu’une personne propose d’exclure l’enseignement privé. Mais est-ce possible ? Je ne le pense pas.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Une série de réalités particulières à l’enseignement public ne s’appliquent pas à l’enseignement privé sous contrat.

J’ignore s’il y a beaucoup de jeunes filles voilées dans l’enseignement privé. Lorsque j’étais moi-même chef d’établissement, la question du voile ne se posait pas, mais des élèves musulmans étaient présents, puisque j’étais chef d’établissement à Roubaix, où la présence musulmane est assez importante, y compris au sein des établissements d’enseignement catholique.

Je pense que l’accueil de ces jeunes n’a jamais posé problème. D’une certaine manière, nous avons vécu une forme de laïcité : ces jeunes ont trouvé place dans nos établissements. Il n’était nullement question de les endoctriner ; aucun d’eux n’a été baptisé après sa scolarité ! Il n’empêche qu’ils ont trouvé dans l’établissement l’accueil qu’ils en espéraient, la formation qu’ils souhaitaient, le contexte qu’ils attendaient. Selon moi, c’est une bonne expérience de laïcité, précisément marquée par la tolérance. Je n’ai jamais perçu la laïcité comme antireligieuse, mais ce qui me semble important, c’est de ne pas occulter la réalité. Il n’y a rien de pire que le non-dit et le non exprimé.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Laïcité n’est pas neutralité.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : C’est cela même.

Je me retrouve très bien dans la définition de la laïcité reprise par le Conseil d’Etat. Ce n’est nullement une forme d’exclusion. Il est essentiel que l’on puisse dialoguer. Sans doute ai-je pris un exemple poussé à l’extrême. Je ne sais s’il faut que les jeunes juifs portent la kippa, que les jeunes catholiques portent une grande croix et que toutes les filles soient voilées. Tel n’est pas le problème. Je posais la question de la laïcité au service de l’homme en demandant : « Comment des jeunes vivent-ils cela et comment le vivront-ils demain à l’intérieur d’une même société, d’une même Nation ? » tant il est vrai que nous serions tentés de projeter nos schémas et nos analyses.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Monseigneur, merci de votre précieuse participation.


Source : Assemblée nationale française